Remarques préliminaires
Résumé des principales opinions. Sens moral. Le sentiment religieux atteste la corruption, puisqu’il accuse, et prouve qu’elle n’est point entière, puisqu’il agit encore. La reconnaissance de ce fait ne porte point atteinte au dogme biblique.
Données bibliques
Romains 2.14 (l’homme appelé à croire et à se convertir) rapproché de Romains ch. 7 et 8 et Romains 1.19-30 (aggravation du péché et de sa peine par le rejet de l’Evangile).
Conséquences
La liberté et la responsabilité seraient anéanties ; la religion tout entière compromise. — L’état de l’homme serait sans ressource. Deux classes d’êtres moraux (êtres Saints, êtres Pécheurs), divisées chacune en deux catégories… Pour les démons seuls la corruption est totale et irrémédiable.
Conclusion
La doctrine de la corruption totale est en opposition avec l’Ecriture, avec la conscience et l’expérience, avec la raison et le bon sens. — Se tenir aux deux faits de la culpabilité et de la corruption qui appellent les deux grandes grâces évangéliques (pardon et régénération).
Voici une autre question qu’on peut regretter aussi de rencontrer devant soi, mais qui est trop importante en dogmatique pour qu’il soit permis de la négliger : La Corruption est-elle totale ?
Rappelons d’abord les principales opinionsa : Jusqu’au ve siècle on ne rencontre, je crois, nulle part l’idée ni l’expression de corruption totale appliquée au dogme chrétien. Dans l’Eglise d’Orient, les docteurs de cette première période exagéraient la liberté naturelle et les forces morales de l’homme, bien loin de les nier. Ils sont unanimes à unir l’action divine et l’action humaine dans l’œuvre de la régénération ; ils maintiennent à la fois la liberté et la grâce, presque sans conscience de l’antinomie des deux termes ; et si l’antinomie s’offre à eux, ils la lèvent généralement par une solution semi-pélagienne, tant le fait de la liberté et de la responsabilité morale dominait dans leur espritb… Les Pères mêmes de l’Eglise occidentale, et ceux de l’Ecole latino-africaine qui, à cette époque, poussèrent le plus loin les conséquences de la chute (Tertullien, Cyprien, Ambroise, Hilaire, etc.) reconnaissent pleinement le libre arbitre dans l’ordre religieux comme dans l’ordre civil. Ils ne croyaient donc pas à une détérioration radicale et complète…
a – Elles ont déjà été indiquées, pour la plupart, dans l’historique du Péché ; nous ne reproduirons donc ici que de courts fragments. Ils suffiront à compléter ce qui précède, à éclairer ce qui suit Et à montrer qu’en rejetant le dogme désolant de la Corruption totale, le professeur Jalaguier resta simplement fidèle à la plus pure tradition des Pères et des Réformateurs. (Edit.)
b – Origène (Περι αρχων) définit la liberté : « la faculté qu’a la raison de discerner le bien et le mal, et la volonté de choisir l’un ou l’autre ». Cette double idée, qui rend assez exactement la notion commune de la philosophie, les scolastiques la trouvaient dans l’expression même de franc arbitre, le terme d’arbitre désignant le discernement de la raison et celui de franc le libre choix de la volonté.
Augustin, le premier, affirma la corruption totale de l’homme et son absolue incapacité pour le bienc ; il substitua à l’expression consacrée de libre arbitre celle de serf arbitre (servum arbitrium) : tandis que Pélage soutenait la parfaite intégrité de la nature humaine, et que le semi-pélagianisme enseignait que l’homme malgré sa déchéance, reste maître de lui-même, qu’il peut accepter ou rejeter la grâce, et qu’avant de l’avoir reçue il est capable d’arriver, par sa propre force, à un certain degré de vertu et de foi, que couronne le don du Ciel, selon le mot des anciens, répété par saint Jérôme, que « C’est à nous de commencer, à Dieu d’achever. »…
c – Augustin avait d’abord professé la doctrine commune. On le voit surtout dans sa lutte contre le manichéisme où, repoussant toute nécessité naturelle de pécher, il rapporte le mal à l’abus de la liberté et rattache les effets de la grâce aux dispositions de l’homme. Plus tard même il hésite fréquemment à propos du libre arbitre, dont il sent l’intime rapport avec la vraie notion de péché et de responsabilité ; il l’exclut théoriquement par son prédéterminisme, qu’il s’efforce encore de le retenir pratiquement. Il parle toujours de liberté, lorsque pour lui l’irrégénéré ne peut pas ne pas faire le mal et le régénéré ne pas faire le bien. La conscience et la Bible ramènent chez Augustin ce que le raisonnement et le système avaient repoussé. Cela s’est vu du reste chez des prédéterministes plus rigoureux encore qu’Augustin.
Les scolastiques, alors même qu’ils faisaient profession de suivre Augustin, admettaient un semi-pélagianisme formel par Leur principe du meritum congrui ou de congruo (mérite de convenance.) (Ils nommaient ainsi les bonnes œuvres procédant du libre arbitre et ayant une valeur suffisante pour que Dieu les récompense du don de la grâce (V. Thomas d’Aquin)… Ils appelaient meritum condigni ou de condigno les bonnes œuvres faites en état de grâce et qui méritent la vie éternelle.)
Enfin le Concile de Trente, déterminant le dogme catholique, prononça que le libre arbitre subsiste toujours, que les forces morales de l’homme ont été affaiblies, mais non éteintes, et que la concupiscence, dont Augustin avait fait la racine empoisonnée de la corruption et de l’incapacité morale, c’est-à-dire le péché principe, n’est point criminelle en elle-même…
Les Eglises réformées, pour mieux garantir leur dogme central de la justification par la seule foi ou par pure grâce, adoptèrent l’Augustinisme sous sa forme la plus rigide. Elles consacrèrent dans leurs Symboles la corruption totale de la nature humaine, et en firent un de leurs dogmes fondamentaux de premier ordre. Elles considérèrent le péché originel, non seulement comme un défaut absolu de lumière dans l’esprit, de droiture dans le cœur, de force dans la volonté, mais comme un fond universel d’erreur et de malice, qui rend esclave du mal, incapable de tout bien, étranger à tout mouvement et à tout désir de piété. La liberté fut niée, au moins quant aux choses spirituelles. Luther retint le terme de serf arbitre qu’Augustin avait employé, et en fit le titre de l’un de ses livres. Il soutint que l’homme se trouve dans une impuissance morale absolue (spiritualis αδυναμια). Calvin, empruntant une autre expression d’Augustin, dit que l’homme irrégénéré fait le mal nécessairement, quoique volontairement. La Confession de foi de La Rochelled porte que la nature de l’homme est « du tout corrompue », qu’il n’a « nulle liberté à bien », que nous ne pouvons avoir un seul bon mouvement ni affection, ni pensée, qu’autant que Dieu nous y dispose par sa grâce. C’est la doctrine générale des Symboles protestants…
d – Art. IX-XII.
Par une conséquence rigoureuse, les vertus des païens sont tenues pour des péchés splendides, suivant un mot d’Augustin fréquemment répétée.
e – Cette opinion est établie jusque dans les 39 Articles de l’Eglise anglicane, l’un des formulaires les plus modérés du xvie siècle (art. 13).
Mais on ne tarda pas à s’écarter de ce dogme, considéré d’abord comme si capital. Sans parler des Sociniens, qui n’admettent aucune détérioration morale de notre nature, mais qui furent condamnés et repoussés par toutes les grandes églises protestantes, il se produisit dans ces églises elles-mêmes des théories nombreuses où l’on tentait de modifier et d’adoucir la doctrine reçue, pour la réconcilier en quelque manière avec les données de la conscience naturelle, de même qu’avec des parties bien saillantes de l’enseignement scripturaire. Les Synergistes l’essayèrent en Allemagne (Melanchton, dans la première édition de ses Loci-théol. avait suivi l’idée de Luther ; il s’en écarta ensuite et admit trois causes simultanées de la régénération : la Parole de Dieu, le Saint-Esprit et la volonté de l’homme. — L’Intérim avait aussi établi que l’homme n’est pas absolument passif dans son renouvellement. De là le nom d’Intérimistes donné aux partisans de cette opinion ; dénomination dès lors identique à celle de Synergistes. Le dogme luthérien resta définitivement modifié dans ce sens ; il retint la corruption totale et posa à côté la faculté de résister et de céder à la grâce, double principe qui semble renfermer une impossibilité et introduire une sorte de contradiction dans la doctrine symbolique de cette Eglise) ; en Hollande, les Remontrants ; en France, les théologiens de Saumur (Caméron, Amirault, Claude Pajon, Leblanc etc., dits universalistes). Il est remarquable que tandis que ces opinions et ces tendances latitudinaires se propageaient de plus en plus au sein du protestantisme, un mouvement en sens inverse s’opérait dans l’Eglise catholique : en face du Molinisme, presque Pélagien, des Jésuites, les Dominicains et surtout les Jansénistes revenaient à l’Augustinisme.
Du reste, parmi les protestants, le dogme primitif, abandonné de jour en jour par un plus grand nombre de théologiens, était aussi mitigé peu à peu par ceux-là mêmes qui prétendaient le retenir fidèlement. — (Etude intéressante, qui fait assister au travail des âmes pour échapper à une doctrine excessive qu’elles croient vraie). — L’embarras était manifeste. On avait beau faire passer le scalpel logique sur les faits internes et externes ; le système reçu ne pouvait se les assimiler pleinement. Il fallait bien reconnaître dans l’humanité le sentiment religieux et moral ainsi que les actes qui en émanent ; les témoignages de l’histoire à cet égard étaient trop nombreux, trop positifs, pour qu’il fût possible de les tenir comme non avenus. Calvin parle ainsi des anciens philosophes : « Dieu leur a donné quelque petite saveur de sa divinité à ce qu’ils ne prétendissent ignorance pour excuser leur impiétéf … » Ailleurs il va jusqu’à dire : « Ces exemples nous admonestent que nous ne devons pas réputer la nature humaine du tout vicieuse, vu que par l’inclination d’icelle aucuns, non seulement ont fait plusieurs actes excellents, mais se sont portés honnêtement dans tout le cours de leur vieg. » En divers endroits Calvin se borne à soutenir que ni l’entendement, ni le cœur, ni la volonté, n’ont conservé leur intégrité et leur droiture primitive, ce que tout le monde confesse, dans cette généralité-là, partout où la doctrine de la chute est admise. Et cependant Calvin répète sans cesse avec la Confession de La Rochelle, avec tous les formulaires du xviiie siècle et toutes les dogmatiques protestantes de cette époque, que l’homme est totalement corrompu et dépourvu de toute liberté spirituelle, de toute disposition religieuse, de toute force morale, de telle sorte qu’il ne peut en aucune manière concourir à sa régénération.
f – Inst. 2.2.18.
g – Inst. 2.3.3
On pensait tout expliquer par la distinction de la justice rationnelle ou de l’homme, et de la justice spirituelle ou de Dieu ; — mais la conscience se refuse à faire une séparation si profonde entre ces deux ordres de justice, et la raison ne comprend pas comment l’être capable de l’un serait absolument incapable de l’autre, outre que le sentiment et l’histoire unissent intimement la religion à la moralité. — Ou bien on soutenait que ces semences de vertu, qui s’observent dans l’homme naturel, viennent du dessein de l’Evangile, de ces légères teintures de grâce, de ces premières opérations de l’Esprit qui préparent et disposent les cœurs à la foi ; — mais c’était supposer presque la vie spirituelle là où l’on ne voulait pas admettre les moindres mouvements de vie religieuse et morale, c’est-à-dire accorder le plus pour nier le moins. — Ou bien encore on affirmait que « ces principes, ces sentiments, ces actes, restes de l’état primitif, n’ont d’autre effet que de rendre inexcusableh » ; — mais c’était déclarer en quelque sorte, contre tous les instincts du cœur, que ceux en qui il se trouvait le plus de ces dispositions et de ces œuvres, les êtres les plus vertueux, étaient aussi les plus coupables ; dans tous les cas on oubliait que ces principes internes de vérité et de piété ne sauraient être un sujet de condamnation qu’autant qu’on n’en fait pas l’usage qu’on en aurait pu faire, ce qui implique un certain degré de capacité et de force…
h – Conf. Wallonne.
Nous ferons encore deux ou trois remarques préliminaires.
1° Il importe de nous placer en face des données de la Bible, de la conscience et de l’histoire, en oubliant, s’il est possible, les noms de parti dont la redoutable influence nuit au calme de la raison et fausse le jugement.
2° Il ne s’agit pas de rechercher ici si la corruption de notre nature est réelle, intense, profonde (cela a déjà été établi), mais si elle est absolue ou totale. Ce dernier point est le seul que nous ayons à discuter maintenant. Il est d’autant plus essentiel de ne pas perdre cette remarque de vue, qu’on paraît presque toujours méconnaître l’une des faces des faits et des enseignements évangéliques, quand on s’attache à relever l’autre ; c’est à tel point que les partisans de l’opinion intermédiaire pourraient être soupçonnés tour à tour ou d’Augustinisme ou de Pélagianisme, selon qu’ils établissent la corruption de l’homme contre l’une de ces tendances extrêmes ou qu’ils défendent la liberté et la responsabilité morale contre l’autre.
3° Il est bon de se souvenir encore que cette question, si grave en théologie, puisqu’elle porte sur la base même de la dogmatique, l’est beaucoup moins en religion. Elle n’y est pas indifférente sans doute ; la direction de l’âme et de la vie ne saurait échapper complètement à l’influence d’une doctrine qui teint de ses couleurs tout le système chrétien. Mais elle n’a pas en réalité, les conséquences qu’elle semble entraîner en théorie. Ce qui importe dans la sphère religieuse, c’est le fait même de la corruption, ce n’est pas la détermination de sa nature ou de son étendue, non plus que de son origine. Et puis, redisons-le, la question se trouve circonscrite pour nous dans des limites où son importance pratique s’amoindrit encore, quoique son importance dogmatique reste fort grande. Il ne s’agit pas de notre état naturel de dégradation, qui est pleinement établi ; il s’agit uniquement de savoir s’il est tel que le fait une théologie que nous croyons extrême.
4° Il faut fixer le sens du mot sur lequel roule cette controverse. — Le terme d’adunamie spirituelle, de corruption totale ayant passé du domaine théologique dans le langage religieux, on l’emploie souvent sans y attacher des idées bien précises. Plusieurs de ceux qui s’en servent ne l’entendent pas à la rigueur ; ils veulent dire simplement que l’homme est de sa nature enfant de colère, parce qu’il est enfant de désobéissance, que sorti de la voie de la sainteté, du sentier de la justice et de la vie, il ne peut y rentrer de lui-même, qu’il est hors d’état de se justifier et de se régénérer par ses propres forces, que son salut commence, se continue, se consomme en Jésus-Christ, quoiqu’ils reconnaissent qu’il a des devoirs à remplir à tous les degrés de cette œuvre, de telle sorte qu’elle dépend en un sens de lui, tout en s’opérant par l’intervention gratuite de la miséricorde divine. Quand ces personnes nomment la corruption totale, c’est essentiellement pour marquer qu’elle aurait entraîné une ruine entière, si la grâce n’eût surabondé là où avait abondé le péché, et pour repousser les systèmes qui portent plus ou moins atteinte à ce fait de révélation qu’elles jugent, à bon droit, capital ; c’est, en d’autres termes, pour bien établir que notre déchéance est si profonde qu’elle ne nous laisse ni aucun droit à la vie éternelle, ni aucun droit de l’obtenir par notre repentance ou notre justice propre, et qu’il faut la recevoir comme le don de Dieu en Jésus-Christ. (Romains 6.21).
Nous n’aurions rien a dire, pour notre part, contre l’expression de corruption totale, ainsi expliquée et limitée, sinon qu’elle expose à des méprises par son défaut de précision ; sa signification réelle dépassant sa signification conventionnelle.
Mais d’autres, en employant cette épithète, veulent dire que l’homme est tellement livré au mal qu’il ne saurait avoir de lui-même nul bon mouvement, qu’il ne peut ni éprouver aucun désir sincère de revenir à Dieu, ni coopérer sous aucun rapport avec la grâce ; qu’il faut, à la lettre, que Dieu le crée et le ressuscite spirituellement, comme il le créa au commencement du monde, comme il le ressuscitera à la fin des temps, qu’il n’a pas plus de participation active à l’un de ces actes qu’aux autres, et que la régénération, du moins à son principe, s’accomplit en lui sans lui, ou même malgré lui.
Il importe de ne pas confondre ces deux acceptions du mot. Dans la première opinion, le terme de corruption totale n’est pas absolu. Il signifie seulement, répétons-le, que nous nous trouvons par nature dans un état de péché et de misère où nous péririons certainement sans le pardon et le secours divins, qui nous sont accordés en Jésus-Christ ; mais on reconnaît dans l’homme, au milieu de ses ténèbres et de ses égarements, des débris de son état primitif, des restes de liberté et de force morale, des principes, des sentiments auxquels Dieu fait appel par sa Parole, sa Providence et sa grâce, et qui doivent lui répondre pour que la délivrance spirituelle ait lieu. On ne prétend pas déterminer le degré respectif de l’action de Dieu et de l’action de l’homme, mais on croit à l’une et à l’autre dans toute la série des faits dont se compose le renouvellement moral. Tandis que, dans l’autre opinion, on nie qu’il reste rien de bon dans l’homme ; on soutient qu’il a tout perdu en Adam, qu’il ne conserve pas même la faculté de désirer ou d’accepter le don céleste, et qu’il ne peut ni chercher Dieu, ni coopérer avec lui qu’autant qu’il lui en a donné la volonté et la force en lui rendant la vie spirituelle.
La différence essentielle est dans la position qu’on fait des deux parts à l’homme. D’un côté on veut qu’il puisse et doive correspondre à l’action divine ; de l’autre on soutient qu’il ne le peut pas, du moins dans l’acte de la régénération. D’un côté on s’abstient de déterminer le rapport de l’action divine et de l’action humaine, ce que tentèrent en sens inverse l’Augustinisme et le Pélagianisme ; de l’autre côté on le détermine dans le sens augustinien.
C’est entre ces deux opinions que nous avons à juger et à nous décider.
Il n’est pas rare d’entendre accuser l’opinion intermédiaire de semi-pélagianisme ; et, à certaines époques, ce stigmate qu’on lui met au front en éloigne bien des gens ou les empêche de la confesser. Mais c’est un reproche manifestement injuste. Cette opinion laisse bien loin derrière elle le semi-pélagianisme ; ne fût-ce qu’en ce qu’elle admet la nécessité de la grâce au principe du renouvellement moral comme dans toute la série de ses progrès, tandis que les semi-pélagiens voulaient que le premier mouvement qui porte vers Dieu et qui obtient le don d’En-haut, vînt de la seule activité de l’homme. Voici d’ailleurs les principaux articles du semi-pélagianisme :
- Dieu veut le salut de tous les hommes ;
- Jésus-Christ est mort pour tous ;
- la grâce est offerte à tous ;
- la chute ayant affaibli les dispositions et les forces morales sans les éteindre, l’homme est capable de foi, de saints désirs, de bonnes œuvres, avant d’avoir reçu la grâce ;
- c’est par là qu’il l’obtient ; et il peut ensuite y résister ou y céder, suivant la maxime des anciens : « C’est à nous de commencer, à Dieu d’achever. »
Revenons maintenant à notre question, et souvenons-nous qu’en demandant si la corruption est totale, nous prenons cette expression dans sa signification littérale et rigoureuse.
Se déclarer pour l’affirmative, c’est, ce nous semble, contredire l’expérience, la conscience, la Bible, et fournir des armes contre une vérité capitale, qu’on rend fausse à force de l’exagérer.
Remarquons d’abord l’existence universelle de l’instinct ou sens moral. Nulle part la notion primitive du bien et du mal, du juste et de l’injuste, le respect de l’un et la condamnation de l’autre, ne se sont complètement effacés. En tout temps et en tout lieu la conscience a protesté au dedans de l’homme, selon le degré de ses lumières, contre le vice et en faveur de la vertu, lors même que l’homme s’éloignait de la vertu et s’abandonnait au vice. La présence de cet instinct, remplissant la double fonction de moniteur et d’accusateur et formellement reconnue par l’Ecriture (Romains 2.14-15), atteste notre dégradation morale, tout en prouvant qu’elle n’est pas entière totale dans le sens défini) ; il l’atteste, puisqu’il accuse ; il prouve qu’elle n’est pas entière, puisqu’il est la voix du devoir et son action au dedans de nous. On est souvent étonné de voir apparaître, dans la dégradation la plus profonde, des mouvements vertueux, des sentiments de générosité et de délicatesse, qui annoncent encore l’œuvre de la conscience à ces derniers stages de l’immoralité. Si le principe du mal ne périt pas complètement ici-bas chez le juste, le principe du bien ne périt pas non plus chez le méchant ; l’homme n’arrive sur cette terre ni à l’état d’ange ni à l’état de démon.
Nous trouvons, à toutes les époques et chez tous les peuples, des caractères et des actes honorables, des principes de véracité, de piété filiale, de justice, de tempérance, de dévouement, etc., fortement recommandés et en certains cas fidèlement suivis ; des vertus privées, domestiques, sociales qui attirent à bon droit nos respects ; des préceptes et des exemples que nous ne pouvons nous empêcher d’admirer ; c’est-à-dire que nous trouvons réalisé historiquement ce que l’existence du sens moral donnait lieu d’attendre. Voyez, pour la théorie, le De Officiis de Cicéron, les lettres de Sénèque, les écrits de Marc-Aurèle, ceux de Platon, de Confucius, de Zoroastre, etc. Voyez, pour la pratique, la vie de Socrate, d’Epictète, etc.. Chacun sait que les annales du monde païen renferment beaucoup de traits d’une haute vertu. Au sein de la dépravation qu’elles attestent, au milieu des désordres et des crimes qu’elles dévoilent, on ne peut y méconnaître des manifestations quelquefois très intenses, très élevées et très pures du sentiment morali.
i – De même que chez les hommes de la Terreur, en France.
La distinction de la liberté rationnelle, ou civile, et de la liberté spirituelle, ou religieuse, au moyen de laquelle on a essayé de se débarrasser des faits de cet ordre dans l’hypothèse de la corruption totale, est trop évidemment une ressource inventée au bénéfice d’un système, pour qu’il soit besoin de s’y arrêter. L’homme de l’école n’est plus l’homme réel ; et les faits persistent, nous l’avons vu, en dépit des explications théologiques.
D’ailleurs on n’y gagne rien. A côté du sentiment moral, et en union avec lui, se manifeste le sentiment religieux. Il tient beaucoup de place dans un grand nombre de systèmes (Pythagore, Platon, Zoroastre, etc.), il exerce beaucoup d’empire sur certains hommes (Socrate, Marc-Aurèle, etc.), il se montre souvent à un haut degré d’intensité chez les peuples. A travers les erreurs, les superstitions, les immoralités, on voit, on sent dans le paganisme lui-même l’idée de la Divinité et de la Providence, ne fût-ce que dans cette terreur des puissances invisibles qui agite quelquefois les nations entières (cérémonies expiatoires ; — macérations des prêtres de Cybèle ; — tortures des Fakirs de l’Inde ; — religion du serment partout pratiquée…) C’est qu’en effet la notion générale de Dieu, de sa justice et de sa miséricorde tient aux entrailles de l’humanité ; c’est que le vrai, le saint, le divin n’ont pas entièrement péri dans l’homme. Là-dessus se base la théologie naturelle, sur laquelle la théologie révélée s’appuie à son tour, car s’il n’existait pas naturellement dans l’âme un fond de religion, comment croirait-on à des communications célestes ? Ce fond naturel et universel, la Bible le suppose partout ; elle l’atteste même positivement en divers endroits. Elle affirme que la Divinité se manifeste aux hommes par ses œuvres et dans leurs cœurs (Romains 1.19). Saint Paul, en reprochant en quelque sorte aux Athéniens leur excès de dévotion, leur dit qu’il vient leur annoncer le Dieu qu’ils honorent sans le connaître, et qui a tout disposé pour qu’on le cherche et qu’on le trouve (Actes 17.22-23, 27). Saint Luc nous montre chez les Maltais un sentiment bien prononcé de la Providence divine (Actes 28.4). Il y avait donc là des aspirations vers le Dieu inconnu, il y avait des mouvements d’adoration et de foi, il y avait des actes de piété, quoique mêlés à de graves erreurs et à de tristes superstitions. Dans ses plus grands égarements, l’homme n’a donc pas perdu sa nature religieuse et morale. C’est pour cela que les gentils ont aussi à rendre compte devant le tribunal de Dieu (Rom. ch. 2).
Ces sentiments d’adoration, de gratitude ou de crainte, auxquels l’impie lui-même n’échappe pas entièrement, quelque peu éclairés ou peu durables qu’ils soient, ces actes de culte et de dévouement qui en sont le produit, quoique mêlés de tant de pratiques grossières, de fausses croyances, d’imaginations puériles, sont pourtant des symptômes, des éléments réels de religion. L’instinct religieux, comme l’instinct moral, qui auraient pu disparaître l’un et l’autre, ont persisté chez l’homme. Les données de l’histoire et de l’observation concordent, sous ce rapport, avec les résultats de l’analyse psychologique.
L’admission de ce fait ne porte aucune atteinte au dogme général de la corruption, non plus qu’à ses conséquences théoriques et pratiques. Il importe de le noter, car bien des gens se refusent à reconnaître le fait, de peur d’ébranler le dogme, niant l’évidence pour maintenir le vrai qu’elle leur semble compromettre ; voie périlleuse où ils se jettent par une crainte mal fondée. C’est là un procédé plus commun qu’on ne pense ; on le rencontre plus ou moins dans presque toutes les questions. Parce qu’à côté d’une vérité il y en a une autre, qu’il est quelquefois difficile de concilier avec elle ou dont on peut se servir pour la combattre, on en vient à nier la seconde, au lieu de lui faire sa part, espérant par là mieux garantir la première. Les doctrines complexes, les seules vraies au fond, puisque nous nous trouvons partout en face de principes et de faits qu’il nous est impossible de ramener pleinement à l’unité, sont pourtant peu attrayantes et peu suivies ; l’intérêt de la lutte, le goût de la systématisation jettent sans cesse dans les doctrines absolues et unitaires — (liberté et grâce, en dogmatique ; — liberté et autorité, dans l’Eglise ; — liberté et ordre, dans l’Etat). — Et pourtant les doctrine absolues ne sont généralement que des moitiés de vérités, et par cela même des erreurs. Il n’est, certes, pas nécessaire de faire l’homme pire qu’il n’est, pour le forcer à chercher son refuge sous la croix de Christ. Ces sentiments, ces actes religieux et moraux, là même où ils brillent du plus vif éclat, restent mêlés d’erreurs, de superstitions, de souillures nombreuses ; ils sont toujours infiniment défectueux quand on les juge en eux-mêmes, toujours fort au-dessous des réclamations de la conscience et de la loi. Chez les êtres les plus vertueux, la vie extérieure et la vie intérieure, pour peu qu’on les sonde, fournissent toujours surabondamment de quoi prouver, l’une la culpabilité, l’autre le penchant au mal, par conséquent la nécessité de la rédemption S’ils sont des justes devant les hommes, ils n’en sont pas moins des pécheurs devant Dieu. Nul ne le reconnaît mieux qu’eux-mêmes. Bien plus, — et ceci est grave —, ce sont précisément ces principes de religion et de moralité inhérents à l’âme humaine qui fournissent à l’Evangile son point d’attache, sa base d’action ; parce que ce sont eux qui éveillent et la conviction de péché et le besoin de pardon et de régénération auquel répond l’Evangile. Là où ces sentiments ont été paralysés par une longue habitude du vice, la vérité chrétienne n’a pas de prise. Pour les consciences cautérisées, l’œuvre de Christ est une chimère. C’est en ce sens qu’il est vrai de dire que les disciples de la vertu sont les candidats de la grâce, et que le déisme ou le théisme conséquent conduit au christianisme.
Le sentiment religieux et moral est au christianisme pratique ce que la théologie naturelle est à la théologie révélée. C’est le rapport de la loi à l’Evangile (Romains 10.4 ; Galates 3.24). Otez à l’homme la religion de la conscience et du cœur, ces germes de foi et de justice inhérents à son être, et vous enlevez par cela même à la religion de la Bible toute sa prise et toute sa force ; privée de ses points d’attache avec l’âme humaine, elle reste comme non avenue ; en sorte que la doctrine absolue que nous discutons, en croyant se débarrasser d’un obstacle, renverse son fondement.
Données Bibliques. — L’Evangile suppose partout chez, l’homme, non seulement l’idée générale du bien et du mal, mais des notions étendues et précises de la plupart des vertus et des vices. — L’Ecriture Sainte fait pour la notion du juste et de l’injuste ce qu’elle fait pour la notion de la Divinité, de la Providence, des rétributions futures, etc. ; elle les suppose, et s’occupe de les rectifier ou de les compléter, plus que de les prouver. — Quand nos auteurs sacrés parlent des vertus et des vices, ils le font sans définir les termes qu’ils emploient, et qu’ils considèrent par conséquent comme parfaitement intelligibles à tout le monde. « Au reste, mes frères, écrit saint Paul aux Philippiens, que toutes les choses, etc. » (Philippiens 4.8). Ces choses bonnes, pures, justes, honnêtes, que l’Apôtre recommande, étaient donc, d’après lui, connues, honorées et par cela même plus ou moins observées dans le monde païen. Tout dans l’Ecriture implique qu’il existe au fond de l’humanité, malgré sa dégradation, des germes de bien plus ou moins développés, une foi plus ou moins vive à la loi morale, comme à la Divinité, à la Providence, au monde invisible ; en d’autres termes ce sentiment religieux et moral que la conscience, l’observation et l’histoire constatent de leur côté. Le Nouveau Testament parle de gens qui, par leurs dispositions, sont près du royaume des Cieux, sans y être encore entrés (Marc 12.24). Il veut qu’on reçoive la parole dans un cœur honnête et bon (Luc 8.15), reconnaissant par là des semences naturelles de piété et de vertu que chacun peut et doit cultiver. Il déclare que c’est la direction intérieure qu’on a prise qui fait qu’on adopte ou qu’on rejette la parole divine (Jean 3.19-21) et que le moyen de découvrir la vérité est une intention sincère de suivre la volonté de Dieu (Jean 7.17), déclarations qui impliquent que l’homme est jusqu’à un certain point maître de lui-même, ainsi que des inclinations de son esprit et de son cœur. L’homme est constamment appelé à croire, à s’amender, à se convertir, et s’il ne le fait pas, la faute en est à lui (Jean 5.40) : il possède donc certaines forces qu’il peut employer ou négliger ; il est donc actif dans la formation de la vie spirituelle aussi bien que dans ses développements. L’impie Achab s’humilie et désarme le Seigneur (1 Rois 21.27-29) ; l’incestueux Hérode respecte Jean-Baptiste et fait beaucoup de choses selon sa parole (Marc 6.20) ; Caïn lui-même, lorsque la passion le domine et l’emporte, peut encore faire le bien (Genèse 4.7). Or, ces trois hommes, en qui la conscience religieuse et morale n’a point cessé d’agir, sont, selon l’Ecriture, des types du mal, par conséquent des êtres descendus fort au-dessous du niveau commun.
La lutte de l’esprit contre la chair, en face de la loi, ou de la conscience et de la raison contre les inclinations terrestres, décrite Romains 7.15-22, prouve sans réplique que le principe moral n’est pas anéanti dans l’âme humaine ; du moins si l’on entend ce passage de l’homme encore étranger à l’Evangile et non du chrétien déjà justifié et régénéré. Or. qu’il s’agisse là d’un état antérieur à la vie nouvelle, fruit de l’union avec Christ, c’est évident, selon moi, dès qu’on s’élève au-dessus de toute préoccupation systématique. L’examen du texte, pris isolément, peut laisser des doutes ; si les expressions : « Je reconnais que la loi est bonne » (v. 16) ; « j’ai la volonté de faire le bien » (v. 18, 21) ; « je prends plaisir à la loi de Dieu quant à l’homme intérieur » (v. 22) etc. sont invoquées pour soutenir que saint Paul parle de l’homme régénéré ; ces autres expressions : « Je suis charnel, vendu au péché » (v. 14) ; « le bien n’habite point en moi… je ne trouve point le pouvoir de le faire » (v. 18) ; « la loi des membres me tient esclave sous la loi du péché » (v. 23) etc., peuvent l’être avec autant de raison pour prouver qu’il a en vue l’homme irrégénéré. Ne nous étonnons pas de cette indécision où laisse la phraséologie de l’Apôtre. La lutte a lieu également dans l’état de nature et dans l’état de grâce ; elle a lieu sous l’Evangile et sous la loi, et quoique très différente par ses caractères et par ses résultats, elle est pourtant la même à plusieurs égards et peut inspirer un langage à peu près semblable. Aussi la trouvons-nous décrite chez les philosophes en des termes qui rappellent souvent ceux de l’Apôtre (Epictète, Kant, etc.). Mais les doutes disparaissent dès qu’on lie le passage à ce qui précède et à ce qui suit, en s’attachant au but de saint Paul, à la marche de ses idées, au développement de sa doctrine et de son argumentation, c’est-à-dire lorsqu’on est fidèle au grand principe qui veut qu’on regarde à la pensée générale plus qu’à des expressions isolées. L’objet de saint Paul dans la partie dogmatique de l’Epître est d’établir, contre les Juifs, que l’Evangile ou le système de grâce justifie et sanctifie, ce que la loi ne pouvait faire. Le premier point est discuté et démontré dans les cinq premiers chapitres, et le second dans les trois chapitres suivants. Répondant à l’objection née des versets 20 et 21 du chap. 5, formulée dans le premier v. du chap. 6 et répétée encore dans le v. 15 de ce dernier chapitre, il affirme (v. 14) que le péché ne dominera plus sur l’homme, précisément parce qu’il est sous la grâce et non sous la loi ; en d’autres termes, que la doctrine de la justification chrétienne, qu’on accusait de compromettre la sanctification, en est au contraire le principe, le soutien, le facteur réel. Il le prouve d’abord d’une manière générale (ch. 6) par la communion de vie que la foi forme entre l’âme et le Seigneur. Il reproduit Romains 7.5-6 son assertion que la loi laisse dans le péché, mais que la grâce (le christianisme) en délivre, parce que cette assertion fait le fond de sa réponse et qu’elle résume sa doctrine sur le système légal d’un côté, et sur le système évangélique de l’autre. Il doit donc la légitimer.
Or, si c’est le chrétien vivant par la foi qui est dépeint au chap. 7, on ne voit pas comment ce chapitre se lierait au sujet et à l’argument ; si les régénérés demeurent dans l’état qui est là représenté sous des couleurs si vives et si fortes, il s’ensuivrait que la grâce est aussi impuissante à sanctifier que peut l’être la loi, car le résultat de la lutte décrite est que le péché maintient son empire, et que l’homme, malgré ses désirs et ses efforts, continue à marcher selon la chair. Mais cette conclusion serait tout à fait en désaccord avec l’assertion de l’Apôtre (Romains 6.14 ; 7.6), avec le but qu’il se propose, qui est de montrer la supériorité de l’Evangile sous le rapport de la sanctification, comme sous celui de la justification, de même qu’avec l’enseignement général de saint Paul (Galates 5.16-25).
De plus encore, à ce point de vue, il est difficile de concilier le chap. 7 avec le 8, où l’auteur sacré nous montre ceux qui sont en Christ marchant, non plus selon la chair, mais selon l’esprit, affranchis de la loi du péché et de la mort, vivant de la vie de Dieu. Quel serait cet état nouveau, si l’état décrit au chapitre précédent était celui du chrétien régénéré, du chrétien parfait, celui de saint Paul lui-même au moment où il écrivait son Epître ?
Que l’on considère, au contraire, les deux, chapitres comme s’appliquant, l’un à l’homme sous la loi, l’autre à l’homme sous la grâce, dès lors tout est simple et clair dans la marche des idées et des raisonnements de l’Apôtre, tout y est décisif, sa proposition est établie ; ce que la loi ne faisait pas, ne pouvait pas faire, s’accomplit par l’Evangile ; Christ est notre sanctification en même temps que notre justification (1 Corinthiens 1.30) ; l’objection (Romains 6.1) tombe complètement ; l’assertion qui la renverse (Romains 6.14) est démontrée : « Ce qui était impossible à la loi (Romains 8.3-4), parce qu’elle était faible dans la chair, Dieu l’a fait en envoyant son Fils… et il a condamné le péché dans la chair, afin que la justice, etc… »
Un simple rapprochement des chap. 7 et 8 suffit pour y révéler l’antithèse générale que nous venons de signaler ; elle existe dans les expressions comme dans les pensées et les choses ; elle se montre surtout dans les résultats ; là, l’homme poussait un cri de détresse et d’angoisse : « Misérable que je suis ! qui… ? » ; ici, le Saint-Esprit rend témoignage au dedans de lui qu’il est enfant de Dieu, et il s’écrie : Abba, Père ! Ce contraste entre les deux chapitres est tellement sensible qu’il se manifeste dès le premier verset, à la lecture la plus superficielle : « Maintenant donc il n’y a plus de condamnation pour ceux qui sont en Christ et qui marchent, etc… (Romains 8.1) ». C’est le passage évident à un nouvel ordre d’idées et de choses, et cette disposition nouvelle qui règne dans tout le chapitre, éclate à la fin dans une sorte d’hymne de confiance et de gratitude : « Nous savons que toutes choses concourent au bien, etc. (v. 28-39). » On a de la peine à comprendre que ce contraste ait jamais été méconnu ou contesté ; mais il est inexplicable si l’on veut voir dans le chap. 7 l’état de régénération ; car quel serait alors l’état décrit au chapitre 8 ?
Enfin il est un trait peu remarqué et qui serait décisif quand toutes les autres raisons manqueraient. La thèse de l’Apôtre est nettement posée. Il veut montrer la force relative de l’Evangile et de la loi, sous le rapport de la sanctification. Nous avons vu qu’il ramène Romains 7.5-6 ce qu’il avait déjà affirmé Romains 6.14, et qu’il va maintenant développer et prouver. I avait dit : Le péché n’aura plus de domination, etc. ; il dit : Quand nous étions dans la chair, etc… Mais, maintenant nous sommes délivrés de la loi… afin que nous servions Dieu dans un esprit nouveau. — Dans ces deux passages sa doctrine est celle-ci : loin que l’Evangile ou le système de grâce soit moins puissant que la loi pour sanctifier l’homme, comme les Juifs nous le reprochent, c’est au contraire sous l’Evangile, c’est avec la justification par la foi que l’empire du péché est décidément détruit et que le règne de Dieu s’établit réellement dans les cœurs ; sous la loi, les passions portent toujours leurs fruits de mort et s’excitent même par la résistance qu’elles rencontrent ; sous l’Evangile, elles sont vaincues, parce que l’âme se pénètre d’un sentiment, d’un esprit nouveau. Voilà les deux principes ou les deux faits qui résument l’argumentation de saint Paul sur ce point. Or, Romains 7.7-25 est l’exposition du premier principe ou du premier fait et Romains 8.1-17 celle du second. Ces deux chapitres sont le développement et la preuve de la double thèse posée Romains 6.14 et Romains 7.5-6 ; ils décrivent deux états différents ; c’est par là qu’ils sont une réponse directe à l’objection Romains 6.1, et la démonstration de la doctrine de saint Paul qui, sur cet article, comme sur celui de la justification, veut renverser la vaine confiance des Juifs pour les abattre au pied de la Croix avec le même renoncement que les gentils, ce qui est du reste le grand but de l’Epître aux Romains. — Encore une fois, dans cette interprétation tout est lié, simple, logique, en harmonie avec la marche générale des idées, tandis que dans l’interprétation contraire tout est forcé, embarrassé, étrange, en désaccord et même en opposition avec l’objet de l’Apôtre. Il n’y a donc pas lieu d’hésiter entre les deux interprétations. Celle que nous avons essayé d’établir était universellement suivie avant saint Augustin. Celle qu’Augustin lui substitua par l’effet de ses vues dogmatiques, et que la même raison fit triompher dans les églises protestantes, tombe de plus en plus ; bien des calvinistes même l’ont abandonnée.
Mais si Rom. ch. 7 doit s’entendre en effet de l’homme encore étranger à l’Evangile et à la grâce, ce passage, confirmant les données de la conscience et de l’histoire, établit sans réplique que le sens moral, la connaissance et la volonté du bien, les mouvements internes vers le Seigneur et vers la loi, n’ont pas entièrement péri dans notre nature ; il renverse dès lors le dogme de la corruption totale, tel que l’entendent et le formulent les théologiens que nous combattonsj.
j – Voy. Tholuck, — M. Stuart, — Edm. Cadier, thèse Montaub. 1841.
On pourrait, il est vrai, tout en accordant que l’homme de Rom. ch. 7 n’est pas le chrétien en qui s’est opérée la nouvelle création, soutenir que ce n’est pas non plus le païen ou l’homme naturel, mais l’Israélite, que la révélation avait éclairé et plus ou moins changé. Dès lors notre argumentation, quelque fondée qu’elle fût en elle-même, n’aboutirait point ; le texte ne dirait que pour l’état légal ce que nous lui faisons dire pour l’état naturel.
Mais si cette objection s’élevait en effet, elle ne pourrait persister chez ceux qui ont saisi la véritable pensée de saint Paul, que dévoilent de nombreuses déclarations et la marche de l’Epître entière. Il a en vue les gentils comme les Juifs (Romains 1.16) ; il les place les uns devant la loi naturelle, les autres devant la loi révélée (Romains 2.9-15) ; il les force à se reconnaître également coupables devant Dieu (Romains 3.19) ; il leur ouvre la même voie de justification (Romains 3.22,29). Et puis la lutte qu’il décrit se produit partout avec l’éveil de la conscience religieuse et morale. Il embrasse évidemment dans sa pensée la révélation du cœur aussi bien que celle de l’Ecriture (Romains 2.14-15).
L’Epître aux Romains renferme un autre passage où se trouve la même doctrine et d’où sort la même conclusion, c’est la description du monde païen, Romains 1.19-30. L’Apôtre affirme que le cœur des gentils s’est rempli de ténèbres, parce qu’ils se sont refusés volontairement au service de Dieu (v. 21) ; que leur idolâtrie, ainsi que leurs autres désordres, sont venus de ce que fermant l’oreille à la voix de la conscience (révélation intérieure εν αυτοις v. 19) et à celle de la nature (révélation extérieure v. 20), négligeant de puiser à la source de vérité ouverte devant eux, ils se sont laissé aller à des imaginations déréglées, à de vains raisonnements (διαλογισμμοιςk v. 21) ; qu’ils ont pu connaître Dieu (19. 20), qu’ils l’ont connu à un degré suffisant pour lui rendre grâces et lui donner gloire (21), qu’ils ont eu aussi des notions de sa loi et su que ceux qui la violent sont dignes de mort (v. 32) ; mais qu’ils ne se sont pas soucié de retenir Dieu dans leur pensée (v. 28), qu’ils ont rejeté le bien et choisi le mal, contre leurs lumières, et que c’est à cause de cela qu’ils sont inexcusables (v. 20), et que Dieu les a livrés aux convoitises de leurs cœurs (v. 24). — Il est évident, à la première élude de ce passage, que saint Paul ne reconnaissait pas dans l’homme cette absolue incapacité religieuse et morale que suppose l’opinion théologique que nous discutons en ce moment ; puisqu’il relève des éléments de vérité et de justice, des principes de bien, même à ce degré de dégénération qui caractérisait le paganisme et qu’il décrit sous de si sombres couleurs ; puisqu’il déclare les gentils inexcusables pour avoir négligé et perverti les dons de Dieu.
k – Terme généralement pris en mauvaise part dans l’Ecriture (Matthieu 15.19 ; Marc 7.21 ; 1 Corinthiens 3.20). Rien ne me fait mieux comprendre l’expression de saint Paul que ces théories panthéistiques de nos jours où on laisse aussi les données de l’expérience, du sens intime, de la raison commune, pour pénétrer au delà des réalités et où on ne trouve que des chimères au bout de ces spéculations audacieuses auxquelles on s’est livré de nouveau. Tout s’y trouble ou s’y écroule, science et foi.
La pensée de l’Apôtre se reproduit et se développe sous une autre forme dans le chapitre 2, où il place les gentils et les Juifs sur le même pied devant le tribunal de Dieu, avec cette seule différence que les uns sont jugés selon la loi révélée et les autres selon la loi naturelle. D’après lui, les païens ont la loi écrite dans leur cœur, la conscience accomplit en eux son œuvre (Romains 2.14-15) ; ils font des actes d’une véritable valeur morale (Romains 2.10-14) ; plusieurs d’entre eux, par leur conduite vertueuse, condamneront les Juifs au dernier jour (Romains 2.27-28). Témoignage bien formel et bien d’accord d’ailleurs avec ces attestations historiques que nous indiquions plus haut.
Toute l’argumentation de l’Apôtre dans ces trois premiers chapitres, et la conclusion qu’il en tire (Romains 3.19 : tout le monde est coupable devant Dieu) reposent sur ce principe que les hommes, juifs et gentils (car il n’établit d’autre distinction entre eux que celle d’un plus haut degré de culpabilité chez les premiers, fondé sur un plus haut degré de lumière), se sont précipités dans l’erreur et dans le mal par leur propre faute, en négligeant de faire usage des connaissances, des facultés, des ressources diverses qu’ils possédaient. Et cette déclaration du Livre de Dieu, la conscience la répète au fond de toute âme d’homme ; elle dit à tous, comme le prophète le disait à Israël : Ton mal vient de toi. Cela ne veut pas dire, sans doute, que la révélation et la grâce ne soient pas nécessaires ; — prenons garde d’abattre la vérité sur un point en essayant de la relever sur l’autre ? — mais cela montre qu’il reste dans la nature humaine plus que ne veut y voir le système objet de notre examen.
La doctrine de saint Paul à cet égard est d’ailleurs celle de la Bible entière. Dans la forme générale et constante de son enseignement, la Bible place partout la libre activité de l’homme a côté de l’intervention divine, quelque étendue qu’elle fasse cette intervention ; partout elle le montre doué de spontanéité volontaire, et par conséquent de la faculté de revenir au bien ou de persévérer et de s’enfoncer dans le mal, de se rendre ou de se refuser aux appels de la Providence, aux attraits de la grâce. En lui exposant la vérité sainte avec les promesses et les menaces qui l’accompagnent, elle s’adresse toujours à lui comme ayant le pouvoir d’accepter ou de rejeter, de résister ou de se soumettre. On sent d’un bout à l’autre des Ecritures l’esprit de cette parole de Moïse aux Israélites : Voici, j’ai mis devant vous la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction ; choisissez donc la vie (Deutéronome 30.15, 19). Partout les incrédules, les impénitents, les rebelles sont représentés comme ayant eu le moyen de croire, de s’amender et d’obéir (Proverbes 1.24-33 ; Ésaïe 1.16-17 ; 66.4 ; Ézéchiel 18.1-32 ; Luc 7.30 ; 2Cor.5.20). C’est à cause de cela que le châtiment tombe sur eux. Toute la série du développement religieux et moral est à la fois l’œuvre de l’homme et le fruit de l’Esprit ; en un sens tout est de Dieu, tout est don ; en un autre sens tout est de l’homme, tout est devoir. C’est sous cette double face que se présente la vie spirituelle, et chacun des éléments ou des actes dont elle se compose. Dieu donne la conversion (Actes 5.31 ; 2Tim.2.25), la foi (Luc 17.5 ; Philippiens 1.29), la charité (Romains 5.5). Et pourtant il est dit : Convertissez-vous, croyez, aimez. Il est écrit Deutéronome 10.6 : « L’Eternel circoncira ton cœur », et Deutéronome 10.16 : « circoncisez vos cœurs. » Ézéchiel 36.26 : « Je vous donnerai un esprit nouveau et un cœur nouveau », et Ézéchiel 18.31 : « Faites-vous un esprit nouveau et un cœur nouveau. » Hors de Jésus-Christ nous ne pouvons rien, mais si nous voulons qu’il demeure en nous, il faut que nous demeurions en lui (Jean 15.5). Il se tient à la porte et il frappe, mais il n’entre qu’autant que nous lui ouvrons (Apocalypse 3.20). La grâce est attachée à la prière, et l’esprit de prière est lui-même une grâce, comme toutes les autres dispositions chrétiennes. Cette sorte de dualité ou d’antinomie se manifeste de mille manières dans la Bible ; l’action de Dieu et l’action de l’homme s’y font voir partout ; et tantôt la première, tantôt la seconde est placée en première ligne ou même seule indiquée.
Mais ce caractère général de l’enseignement scripturaire, cette participation active de l’homme à l’œuvre de sa régénération tout entière, cette coopération que n’exclut pas le concours divin et qui ne l’exclut pas, ne saurait se concilier avec le dogme qui nous occupe, puisque ce qui est constamment affirmé ou supposé d’une part (la spontanéité libre et responsable) est formellement nié de l’autre.
Non seulement Dieu appelle les pécheurs et veut les attirer, soit par les jugements de sa justice, soit par les témoignages de sa miséricorde ; mais il les supplie, les presse, les conjure de revenir à lui. « Revenez à moi, car je vous ai rachetés. » (Ésaïe 44.22). « Convertissez-vous donc et vivez » (Ézéchiel 18.30-32 et tout ce chap.) « Comme il approchait de la ville, en la voyant il pleura sur elle et dit : Oh ! si tu eusses reconnu… ! etc. (Luc 19.42) « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes… ! etc. (Matthieu 23.37) Ce langage universel des Ecritures ne serait-il pas contraire à toute vérité, ne renfermerait-il pas même une amère dérision, si rien de ce qu’on demande ainsi de l’homme ne dépendait de lui, si, absolument privé de toute disposition et de toute force morale, il se trouvait dans une complète incapacité de répondre à ces appels, à ces prières, à ces exhortations, à ces promesses et à ces menaces ?… Les données bibliques auxquelles nous en avons appelé ont été prises d’ordinaire, non dans des expressions isolées et métaphoriques, qu’il est facile de pousser au delà de leur portée réelle, mais dans ces traits, ces caractères, ces principes généraux du langage et de l’enseignement, qui constituent le fond même de la Bible et, par conséquent, sa doctrine positive. Nous u’avons donc pas à craindre d’avoir mis une interprétation de notre esprit à la place de la vérité de Dieu.
Conséquences du dogme de la corruption totale. — Si la corruption était totale ; si la conscience naturelle était cautérisée au point de ne plus distinguer le bien et le mal dans l’ordre spirituel, si l’intelligence était absolument incapable de discerner la vérité religieuse et morale, le cœur de la désirer, la volonté de se tourner et de se porter vers elle, si, en un mot, les ténèbres et le péché régnaient sans partage dans l’homme, il en résulterait, ce semble :
1° Qu’il n’y a plus de liberté, ni de responsabilité ; et cependant ces deux faits sont attestés par le sens intime, par l’opinion générale et par la Bible.
La première conséquence est généralement accordée ; elle devrait l’être universellement. Car si l’homme n’a ni lumière, ni volonté, ni force, quant aux choses spirituelles, si la régénération s’opère en lui par une action supérieure à laquelle il ne participe en aucune manière, il n’y a dès lors de sauvés que les élus, et l’on arrive forcément à un rigoureux déterminisme ; il ne reste de la liberté qu’un vain nom (Augustin, Calvin, Conf. de la Rochelle).
Luther aussi lia à sa doctrine du serf arbitre celle de la prédestination absolue. En effet, ces deux doctrines n’en font qu’une. Les Luthériens n’ont ensuite abandonné la dernière qu’en introduisant une contradiction dans la première, puisque, tout en déclarant que l’homme irrégénéré ne peut que se porter vers le mal et rejeter le bien, ils lui accordent cependant la faculté de céder ou de résister à la grâce. Avec la corruption totale la prédestination absolue est forcée ; bien plus, elle devient fondamentale, comme elle le fut pendant le xviie siècle dans la dogmatique de l’Eglise réformée, comme elle l’est aujourd’hui pour quelques personnes, et par conséquent la liberté disparaît.
La seconde conséquence (négation de la responsabilité morale), les partisans de la corruption totale ne l’accordent point ; ils ne le peuvent, car ce serait anéantir la religion tout entière, renverser la loi et l’Evangile. Mais elle sort aussi, nécessairement, de leurs principes (quoiqu’on aille toucher ici à d’insondables profondeurs). La négation de toute liberté pour le bien emporte avec elle la responsabilité morale. Comment me sentir et me dire responsable en ce qui concerne, par exemple, l’acte de croire et de me convertir, si cet acte ne dépend nullement de moi, s’il n’en dépend sous aucun rapport ni en aucun sens ? Comment me reconnaître obligé par les préceptes qui me l’imposent, si, par l’effet inévitable de ma nature même, par la pente irrésistible d’un état intérieur que je ne me suis pas fait, mais que j’ai reçu, je ne puis ni obéir, ni vouloir obéir ? Y a-t-il devoir, quand il n’y a pas pouvoir ? Le remords implique la conviction qu’on a pu faire ou ne pas faire : et c’est en cela que le sentiment intime, le simple bon sens, plus sûr que tous les systèmes, place essentiellement la responsabilité ; il n’impute pas l’impossible. Evidemment, dans la théorie que nous discutons, si le nom de responsabilité reste, la chose s’en va, et toutes les subtilités du monde ne sauraient la retenir.
Ni saint Augustin, ni Luther, ni Calvin, ni aucun des grands défenseurs de la corruption totale, n’ont pu maintenir leur système ferme et entier, en face de l’obligation ou de la responsabilité morale telle que la posent la conscience et la Bible et qu’ils l’admettaient eux-mêmes. Les antinomiens seuls ont été conséquents jusqu’au bout. Le dogme de la corruption totale entraîne logiquement la négation de toute liberté à bien ; aussi tous ses partisans distingués en sont-ils venus là. Cette première conséquence du dogme, ils l’ont reconnue et franchement proclamée. Mais ils ont toujours été contraints de ramener, en termes plus ou moins couverts, ce libre arbitre qu’ils avaient si formellement repoussé, parce que sa chute ébranle la responsabilité et par suite l’obligation morale dans ses bases. Cette deuxième conséquence, ils ne la voulaient pas, ils ne pouvaient la vouloir ; quand elle venait se poser devant eux, soit en théorie, soit en pratique, ils l’attaquaient de toutes leurs forces, et comme ils ne pouvaient y réussir qu’aux dépens de leur principe fondamental, celui de l’absolue adunamie spirituelle, ils le faisaient plier un instant, peut-être à leur insu, pour le redresser un peu plus tard. Il est curieux d’observer avec quelle rigidité et quelle étendue ils l’emploient dans certaines de ses applications, avec quels adoucissements dans d’autres. C’est que, pour ne pas rouler dans l’abîme sur les bords duquel ce principe les place et où plusieurs de leurs disciples sont descendus, il leur a fallu, bon gré, mal gré, faire une part à ce qu’ils croyaient rejeter pleinement, je veux dire le libre arbitre, et, par suite, un certain degré de lumière et de force spirituelle.
2° Si la corruption de l’homme était totale, il en résulterait encore, ce semble, que son état est sans ressource et sans espérance.
Nous connaissons deux grandes classes d’êtres moraux, dont chacune se subdivise en deux autres : — a) Les êtres vertueux et saints ; les uns déjà victorieux de l’épreuve, consommés dans le bien, et pour qui la possibilité du mal n’existe plus ; c’est l’état actuel des anges, ce sera celui des justes parvenus à la perfection (τεελλειωμενων : Hébreux 12.23) ; les autres soumis à l’épreuve, encore dans le bien, mais avec la possibilité du mal ; ce fut l’état d’Adam en Eden, c’est peut-être celui de beaucoup de créatures intelligentes et libres dans d’autres mondes. — b) Les êtres pécheurs, en qui existe le penchant au mal, mais absolu chez les uns et ne laissant aucune possibilité de retour au bien (démons), tandis que cette possibilité existe pour les autres (hommes). Cette différence de condition, cette possibilité de relèvement d’une part, cette impossibilité d’autre part, ne révèle-t-elle pas une différence d’état moral ? Si l’homme est susceptible de revenir au bien sous la dispensation de grâce, il l’est aussi, qu’on le remarque, de se consommer dans le mal à tel point qu’il en subisse éternellement l’empire et la peine. Ce sera son état dans le monde à venir, s’il meurt inconverti : c’est peut-être quelquefois son état déjà sur cette terre. Chaque acte de désobéissance à la loi, de résistance à la vérité et à la grâce, est un pas de plus dans la voie de la perdition, dans le royaume des ténèbres, et l’on peut y avancer tellement qu’on n’aperçoive plus le royaume de la lumière, ou qu’on en nie l’existence, ou qu’on se persuade, par la plus redoutable des illusions, qu’on en fait partie quand on en foule aux pieds tous les principes. On peut, ce semble, arriver à un tel degré d’insensibilité religieuse et morale, qu’on soit inaccessible à tous les moyens de régénération. A force de contrister le Saint-Esprit, on peut finir par l’éteindre. Il est parlé de gens qui ne peuvent plus se relever par la repentance (Hébreux 6.6 ; 10.26). Peut-être que la parole d’Ésaïe 6.9-10 : « Vous entendrez et vous ne comprendrez point, vous verrez et vous n’apercevrez point, etc. », cette parole si souvent rappelée dans le Nouveau Testament, et qui s’accomplit pour tant de Juifs au temps de Jésus-Christ, se réalise encore pour bien des personnes. Mais cet état terrible, quelque commun qu’on le suppose, n’est pourtant qu’exceptionnel selon les Ecritures, et la masse des hommes se trouve sous le rapport religieux dans une situation meilleure. Ce n’est pas l’état naturel de corruption, c’est un état d’aveuglement et d’endurcissement, résultat de péchés volontaires, de négligences et de résistances criminelles. Là, la corruption devient totale, mais aussi irrémédiable ; ailleurs elle n’a ni l’un ni l’autre de ces deux caractères qui, en dernière analyse, paraissent n’en faire qu’un ; elle ne les a donc originairement nulle part, et le dogme que nous discutons se montre sans bases de quelque côté qu’on le considère…
Conclusion. — Il faut s’en tenir à cette grande donnée de la conscience comme de l’Ecriture, que l’homme n’est, ni ne fait, ce qu’il devrait être et ce qu’il devrait faire, qu’il y a désordre dans son âme et dans sa conduite, que sa vie intérieure et extérieure est livrée à une direction anormale, que, coupable et corrompu, il périrait s’il était laissé à lui-même, qu’il a besoin de pardon et de régénération, double grâce qui lui est offerte en Christ et qui ne se trouve qu’en lui.
Vouloir définir rigoureusement et dogmatiquement la nature, le siège, le degré de la disposition vicieuse ; vouloir systématiser les rapports de la liberté et de la grâce, préciser la part de l’homme et la part de Dieu dans le renouvellement de notre être, c’est se heurter contre des questions que l’Ecriture laisse indéterminées et qui restent par conséquent insolubles. Le mieux est d’admettre simplement et simultanément les deux aspects bibliques, sans prétendre les ramener à l’unité par une synthèse explicative, car il faudrait pour cela les saisir complètement et ils tiennent, sous bien des rapports, à la région du mystère. Le vent souffle où il veut, etc… (Jean 3.8). Toutes les théories de la science ont été vaines et la plupart du temps fâcheuses : vaines, car aucune n’a pu obtenir un assentiment général et permanent, parce qu’aucune n’est parvenue à découvrir le principe supérieur qui concilie réellement les deux termes de l’antinomie, en les laissant dans leur pleine intégrité ; fâcheuses, car elles ont eu pour effet, non seulement de diviser l’Eglise, mais aussi de scinder l’ensemble des données de la conscience et de la Bible. On n’a réussi à constituer l’unité systématique qu’en subordonnant une partie des faits à l’autre, c’est-à-dire en sacrifiant une partie de la vérité. Le monde théologique a constamment oscillé entre l’Augustinisme et le Pélagianisme. Or, il est évident que chacun de ces systèmes, pris à part et poussé à la rigueur, mène, comme nous l’avons vu, à des conséquences que ne sauraient admettre ni la raison ni la foi, et affecte plus ou moins le plein développement de la piété.
Le fait de la corruption, dans sa généralité, suffit et à la doctrine et à la vie chrétienne. Il pose une large et solide base au salut par grâce, aux grandes doctrines de la rédemption par le sang de Christ, de la justification par la foi, de la régénération par le Saint-Esprit. Pourquoi ajouter à ce simple fait, si hautement attesté par la conscience comme par la Bible, des spéculations théologiques dont il devient ensuite solidaire ; ou, si l’on veut à toute force essayer de le déterminer dans une conception systématique, pourquoi ériger ces déterminations en dogme ? A toutes les époques et surtout à la nôtre, il importe de ne point identifier des opinions et des théories humaines avec les doctrines bibliques. Le respect de la révélation en fait à lui seul une loi. Bien d’autres considérations recommandent d’ailleurs cette ligne de conduite, que l’Eglise et la science ont malheureusement fort peu suivie. Aux époques de foi et de ferveur, chaque dogme reçoit des développements, inductions plus ou moins exactes des principes et des faits scripturaires, qui comblent les lacunes des systèmes religieux dominants, et qui sont aisément admis parce qu’ils harmonisent avec les idées générales, avec l’esprit du temps. Mais quand cet esprit vient à changer, c’est d’ordinaire à cette partie hypothétique et humaine qu’on s’attaque, et souvent on renverse avec elle la partie positive et divine qu’elle recouvrait, par la raison qu’elles s’étaient confondues l’une avec l’autre…
Il est dans l’intérêt de la vérité et de l’Evangile de ne point étendre outre mesure les doctrines de la foi, pas plus celle de la corruption de l’homme que les autres ; s’il faut se garder de les amoindrir, il faut se garder de les exagérer, car les exagérer, c’est les altérer, et par cela même en compromettre la propagation dans le monde et l’influence dans l’Eglise. En représentant la corruption comme totale, dans le sens absolu du mot, on se met en opposition, non seulement avec les grandes données scripturaires, qui montrent partout la spontanéité à côté de la grâce, mais avec les faits d’observation interne et externe, avec la conscience, l’expérience et l’histoire, qui s’élèvent alors contre une vérité qu’elles devaient éclairer et confirmer ; et si, pour éluder les faits, on se jette dans des distinctions subtiles, des interprétations forcées, des hypothèses arbitraires, on se met en opposition avec la raison et le bon sens. De plus, en poussant ainsi à l’excès ce dogme fondamental, loin de lui donner plus de prise et d’accroître son action, on produit bien plutôt un effet contraire. Si vous dépouillez l’homme de toute capacité et de toute activité dans les choses du salut, de tout libre arbitre pour le bien, si vous lui dites qu’il ne dépend en rien de lui de croire, de se convertir, de garder les commandements, vous allégez, si même vous ne le détruisez pas, le sentiment de sa responsabilité, et par suite celui de sa culpabilité, ces sentiments sur lesquels repose tout l’édifice de la foi chrétienne ; car la conscience et la Bible déclarent de concert que « celui-là pèche qui sait faire le bien et qui ne le fait pas. » (Jacques 4.17), non celui qui ne fait que ce qu’il ne peut pas ne pas faire. D’après sa constitution morale, l’homme, répétons-le, ne s’impute jamais réellement l’impossible ; il ne s’y croit pas tenu.
Et ce n’est pas seulement la responsabilité, c’est la religion tout entière que l’on compromet en dépouillant l’homme de tout libre arbitre, en lui déniant toute volonté et toute activité propre dans les choses spirituelles ; car c’est, en définitive, sur la conscience du devoir que porte notre conviction de l’ordre moral, et c’est sur la conviction de l’ordre moral que s’appuie essentiellement notre foi à la Providence, à l’immortalité, aux rétributions futures, c’est-à-dire toutes ces grandes croyances du cœur qui servent de point d’attache aux vérités chrétiennes. Ainsi en dernier résultat on ébranle tout, lorsqu’on avait voulu et cru tout affermir, par l’exagération d’une face des faits, et la logique absolue, à force de presser un principe partiel, finit par perdre terre et ne posséder qu’une ombre à la place des réalités.
Tels sont pour le monde, qu’il s’agit d’amener au pied de la croix, les résultats de cette opinion extrême ; au lieu d’attirer, elle repoussera ; au lieu de dissiper la fausse sécurité, elle lui fournira des prétextes et des excuses. Et au sein de l’Eglise, elle jettera ceux qui voudront la suivre logiquement dans des erreurs et des illusions déplorables. Le Réveil en a offert de nombreux exemples…
Voici la question inouïe qui s’est mêlée au mouvement religieux de l’Angleterre : Y a-t-il obligation pour les irrégénérés de recevoir l’Evangile quand on le leur prêche, et pour les chrétiens de le leur annoncer ? Peut-on faire des appels aux inconvertis sans porter atteinte à la doctrine de la grâce ? Et sur cette question étrange, inconcevable, nommée avec raison modern question, des hommes isolés (le docteur Gill), des sectes entières (Husseytes, Séparatistes de Dublin), ont soutenu hautement la négative, déclarant abhorrer tout ce qui peut être considéré à quelque degré et de quelque manière comme préparation à la foi. On a été jusqu’à maintenir que l’irrégénéré ne doit ni prier, ni employer aucun moyen de grâce et que l’engager à le faire, c’est l’engager à pécher ; et l’on a rompu avec les églises qui suivent des principes différents. D’autres, sans aller si loin, ont prétendu que la morale de l’Evangile et la loi tout entière, en tant que règle de conduite, ne s’adresse qu’aux seuls croyants (justement l’inverse d’un des principes de l’école actuelle qui considère la loi comme abrogée pour le croyant), qu’elle ne doit être annoncée aux non-croyants, que comme moyen de les effrayer salutairement ; prédication étroite, rigoriste, souvent pharisaïque, en opposition avec la méthode générale de Jésus-Christ et des Apôtres (Sermon de la montagne), qui oublie que c’est surtout par le travail moral qu’on arrive à la foi, et qui ne permet pas de dire avec le Seigneur :Efforcez-vous (αγωνίζετε) d’entrer par la porte étroite ; prédication d’ailleurs peu d’accord avec elle-même, puisqu’en posant l’impossibilité d’obéir aux commandements, elle veut qu’on presse le devoir de croire, de se convertir, comme si la foi, la conversion étaient plus à la portée de l’homme naturel que l’observation des préceptes particuliers. Tristes aberrations, qui nous avertissent du danger d’ajouter à la vérité comme d’y retrancher.
Ce sont là, en effet, des inductions rigoureuses du dogme de la corruption totale. Les prédicateurs qui l’admettent et qui en appellent ensuite aux sentiments du cœur, aux mouvements de la conscience, à l’énergie de la volonté, sont simplement inconséquents, puisqu’ils supposent des lumières et des forces après avoir posé en principe un aveuglement et une incapacité absolus… Et puis, cette contradiction entre sa croyance et sa conduite chez le ministre de la parole, ce sentiment de la nullité de ses efforts doit plus ou moins les paralyser. Avec la conviction qu’on parle à des sourds, on se dit bientôt que le mieux est de se taire. Sans doute, et nous aimons à le redire, dans ces directions théologiques la conscience laisse la métaphysique de côté, la vie réelle se joue des questions de l’école. Mais il n’en est pas moins vrai que logiquement il y a là un danger réel, et que ces idées doivent exercer à la longue une action délétère et opposée à la direction biblique ; car elles tendent à voiler cette face si considérable de l’Ecriture, que j’appellerais presque sa face pélagienne, s’il était permis de prendre en bonne part une épithète si justement décriée ; elles ne peuvent que faire négliger ces appels si décidés et si fréquents que les prophètes, les apôtres et le Seigneur adressent à l’homme et qui annoncent de tant de manières que Dieu nous laisse la redoutable faculté de nous élever vers le Ciel des cieux, en correspondant à sa grâce, ou de rendre inutiles à notre égard tous les desseins et les dons de sa miséricorde. Or, ce voile jeté sur une partie de l’Evangile, cette vue partielle des obligations qui accompagnent les promesses, tout cela est de nature à entretenir le relâchement de la vigilance, l’affaissement de l’énergie, l’indolence morale à laquelle nous sommes si enclins, et cette sorte d’atonie pratique dont l’Eglise a eu si fort à gémir dans tous les temps.
Du reste, ne pressons pas cette observation d’une manière trop absolue. Il est des cas où il faut insister sur la profondeur de la corruption, l’élection, la puissance souveraine de la grâce, etc. ; c’est lorsque les âmes tombent dans la propre justice, ou qu’elles se forment des notions relâchées de la régénération, ou que, regardant aux obligations en négligeant les promesses, elles manquent de confiance et penchent vers le découragement. Il est d’autres cas où il faut insister sur les doctrines opposées, celles qui relèvent la responsabilité morale et font appel à toutes les forces vives de l’homme, par exemple en présence du formalisme de l’orthodoxie et de la fausse sécurité qu’il produit et entretient. Et ce que le pasteur doit faire pour l’Eglise, chaque chrétien doit le faire pour soi. Cela tient au dualisme de la dispensation de grâce et de la dispensation de justice, de la loi et de l’Evangile, de la justification et de la sanctification, double série de doctrines que l’Ecriture tient en une si admirable harmonie, et que nous sommes forcés de faire agir alternativement, faute de savoir les faire agir de concert. Mais cette marche n’est possible, répétons-le, qu’autant qu’on n’a pas anéanti d’avance une série par l’autre, sous ombre de systématiser.
Tenons-nous en garde contre toutes les exagérations, qu’elles viennent de droite ou de gauche ; sachons, ici comme partout, accepter et le fait et le mystère. La conscience et la Bible nous disent de concert que l’homme est profondément déchu ; mais elles nous disent aussi que s’il ne peut rien sans Dieu, Dieu exige qu’il soit ouvrier avec lui, et que, quoique son salut ait été accompli par Christ, son sort n’en reste pas moins entre ses mains. Le don et le devoir se pénètrent de telle manière que nous ne pouvons en préciser exactement les rapports ; qu’importe ? Croyons à l’un et à l’autre ; prions comme des Calvinistes, prêchons, agissons comme des Arméniens, comme des Pélagiens ; ou, pour employer les expressions mêmes du Saint-Esprit, que nous avons déjà citées, travaillons à notre salut avec crainte et tremblement, par cela même que Dieu produit en nous la volonté et l’exécution (Philippiens 2.13). Sachons respecter les deux termes de l’antinomie, car ils sont également donnés par la conscience et par la Bible, par cela même également certains. Si nous ne pouvons trouver en nous le principe qui les domine, les rapproche, les fond l’un dans l’autre ; ce principe existe pourtant, il existe en Dieu, et la conciliation n’est pas moins réelle, quoique indémontrable. La science doit aussi apprendre à marcher par la foi : conseil fort peu écouté aujourd’hui ; mais à cause de cela même plus opportun que jamais.