La nuée de témoins

Adolphe Monod

-« J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé. »
(2 Corinthiens 4.13)

Désespoir et délivrance.

Avec Félix Neff, nous avons vu le Réveil religieux à l’œuvre dans les solitudes montagneuses les plus sauvages ; avec Adolphe Monod, nous le verrons s’affirmer dans les cités, à Lyon, Montauban et Paris.

Fils et petit-fils de pasteurs, notre héros naquit à Copenhague, le 21 janvier 1802 ; une plaque, apposée contre sa maison natale, commémore l’événement. Il était dans sa deuxième année, quand son père fut nommé pasteur de l’Eglise réformée à Paris, où il représenta dignement, avec beaucoup de sérieux et de sincérité, ce qu’on appelait alors « la Religion chrétienne ». Loin d’être empoisonné par l’atmosphère de la capitale, Adolphe Monod subit avec force l’influence du foyer paternel ; et il exprima, vers l’âge de quatorze ans, le désir de se préparer au saint ministère. Il réalisa ce vœu quatre années plus tard, et partit pour Genève, où il étudia la théologie avec l’un de ses frères.

Celui-ci raconta les débuts oratoires du célèbre prédicateur, dans le modeste temple de Carouge, en 1821. Le sermonnaire de dix-neuf an, paraissait fort jeune, même avec robe et rabat. « Il avait un peu l’air d’un enfant, mais d’un enfant grave, et fort capable d’en imposer à de plus vieux que lui. Du reste, tout était en harmonie dans le service : petite église, petit prédicateur, petit chantre, et même petit sermon. Il n’était élevé que de deux degrés au-dessus de l’auditoire ; cependant, il eut tout le temps une contenance ferme et assurée, et ne se laissa troubler par rien. Il aurait pu l’être, car il resta si longtemps à trouver la prière dans la liturgie que le pasteur se leva, et lui cria à demi-voix qu’elle était au commencement. »

L’année suivante, il prêcha dans le temple de Sainte-Marie, à Paris même. A cette occasion, un incident tragi-comique se produisit, qu’il dépeint avec enjouement : « Ces vauriens de catholiques m’ont joué un mauvais tour avec leurs processions. Il en a passé une devant l’église, au milieu de mon sermon, tambour battant… Le prédicateur, par une présence d’esprit étonnante dans un jeune homme, s’arrêta, sans se troubler… Quand la piété des catholiques eut cessé de se faire entendre, il reprit tranquillement le fil de son discours. » La même année,

il écrivait, au sujet d’un sermon soumis à ses professeurs, que ceux-ci lui avaient infligé « une critique détaillée, sévère et parfaite ». Il ajoutait : « Je sens combien sont précieuses les observations de personnes qui ont fait une étude spéciale de l’art et de la théorie de la prédication. Le cœur est l’essentiel, mais ne suffit pas ; je ne veux pas dire seulement, pour être éloquent, ce qui n’est pas le premier but du prédicateur, mais pour être utile. Je suivrai donc le conseil, qui m’a été donné par ces Messieurs, de m’occuper beaucoup d’apprendre à faire les sermons. »

Il n’avait pas attendu ses professeurs pour entrer dans cette voie. En effet, la lettre est de novembre 1822 ; or, en examinant les papiers d’Adolphe Monod, j’ai découvert le manuscrit d’une prédication qu’il avait donnée au mois de juillet, et pour laquelle il avait noirci près de deux cents pages. La préparation du discours avait comporté diverses rédactions, plusieurs exordes, une série de plans, des analyses de sermons prêchés sur le même sujet. Si je rapporte ces détails, c’est pour appeler votre attention sur la part qui revient, dans tous les domaines, au travail persévérant, tenace. Le vulgaire attribue le succès à la chance ou à l’inspiration ; alors que le talent, et le génie lui-même, pour donner leur mesure, doivent se discipliner par la règle.

Le développement littéraire d’Adolphe Monod dépassait alors, de beaucoup, son développement religieux. La double influence de sa famille et de la Faculté de théologie l’avait maintenu, plus ou moins, dans l’ambiance philosophique du XVIIIe siècle. Il écrivait avec surprise, au sujet d’un chrétien très convaincu, M. Erskine : « Il n’a rien de cette petitesse d’esprit qu’on trouve chez quelques-uns de nos orthodoxes, et rien de cette dureté et de cette inflexibilité qu’on trouve chez d’autres. » Mais un entretien de deux heures, avec cet homme remarquable, eut un singulier résultat : « Elle me replonge plus avant dans le doute au sujet des opinions religieuses : orthodoxe, méthodiste, arien (1), je suis tout cela tour à tour... » Cela ne l’empêchait pas d’écrire, à la même époque : « Si tu savais comme j’ai des dispositions à l’orthodoxie ! Il y a chez ces gens-là un sérieux, un zèle, un dévouement, une conviction qui me frappent. Et cependant, je ne puis pas, en conscience, croire le méthodisme. »

(1) Pour ce terme, voir le chapitre sur Chrysostome, volume I, page 125.

Peu à peu, il vit se creuser le fossé entre sa propre tradition spirituelle et l’évangile du Réveil. « Ces affaires religieuses me traitent toujours par la tête. Ces différences me font une peine que je ne puis dire ; c’est un mur que je voudrais renverser. » Ce trouble intérieur créa, dans son âme, le terrain propre au développement de certains germes morbides. Il écrivait à sa mère, en 1823 : « Tour à-tour de feu et de glace, tendre et insensible, plein d’amour-propre et mécontent de moi, je ne sais ni ce que je suis, ni ce que je dois faire, ni même ce que je veux... Je méprise et déplore un caractère si faible et si capricieux ; ma tristesse revient en t’en parlant. »

La tristesse, « ma tristesse ! ». Nous touchons, ici, au drame secret d’une généreuse destinée. Le tempérament d’Adolphe Monod accusa dès sa jeunesse, des caractères anormaux et nettement morbides. Il fut un mélancolique ; non pas au sens vague, et nuancé de poésie, qu’on attribue à ce terme dans les romans ; mais au sens médical, très précis et très douloureux. Il écrivait encore à sa mère, l’année suivante, après sa consécration : « J’ai été plus sage, dans cette occasion, que je ne le suis en général dans les époques de quelque solennité religieuse. Je gâte ces beaux- moments à force de scrupules et d’inquiétudes. » A l’un de ses professeurs, il ouvrait son cœur en ces termes : « Mon plus grand malheur est que je suis trop impatient, et que j’exige de moi plus que je ne puis faire : ce qui m’entretient dans un désappointement continuel. »

Ces pénibles symptômes annonçaient une crise qui éclata, en Italie, avec violence. Il avait accepté d’exercer le ministère pastoral auprès des protestants français de Naples. Il arriva dans cette ville au printemps de 1826. Bientôt, sous l’influence de l’isolement et d’une vie trop cérébrale, dominée par des ruminations stériles, il se persuada qu’il avait perdu la foi ; dès lors, l’obligation de prêcher lui devint intolérable. Dès le mois de janvier 1827, il écrivait : « Je n’ai plus rien. Comme une pierre roulée au fond de la mer perd ses aspérités, ainsi, à force d’être ballotté par des désirs et des croyances contraires, j’ai perdu tout désir, toute croyance, tout sentiment. Je ne suis qu’une machine, qui sert encore par habitude... » A cette époque, on trouve dans son journal intime, et même dans sa correspondance, des cris de révolte ou de désespoir qui donnent le frisson. Allant, lui pasteur, jusqu’à négliger la Bible et la prière, il écrivait : « Ma foi est ébranlée, parce que j’ai vu qu’elle repose sur le sentiment et non sur le raisonnement » ; et, d’autre part, il pressentait que la certitude religieuse est liée, non à une démonstration intellectuelle, mais à une expérience morale : « Je sais que Dieu m’aime, parce que Jésus-Christ et l’Evangile me l’ont déclaré ; mais je ne le crois pas, parce que mon expérience semble démentir cette déclaration ; car, en religion, à la différence de toutes les autres sciences, croire est plus que savoir. » En définitive, il s’écrie : « Je ne crois pas au secours de Dieu ; il pourrait tout, mais il ne veut rien pour moi ; il étouffe mon bonheur, mes facultés, ma conscience elle-même, sous le fatalisme de mon imagination. »

Sa famille, à bon droit, s’alarmait. En février 1827, l’une de ses sœurs, ayant perdu pour la troisième fois un enfant unique, lui avait adressé une lettre sublime. Parlant de l’agonie de sa fillette, elle écrivait : « Adolphe, dans ce moment solennel, j’ai pensé à toi. » Et elle formulait ce pressentiment : « Les angoisses de ta pauvre sœur » pourraient être « la source de cette paix chrétienne que nous demandons pour toi avec tant d’ardeur. Cher Adolphe, si je ne me suis pas trompée, si ma fille dans sa mort pouvait te prêcher avec plus d’éloquence, avec plus de conviction, que tous ceux qui ont cherché jusqu’à présent à te faire du bien, ah ! je sens combien il serait vrai de dire que le jour de sa mort a mieux valu que le jour de sa naissance ! »

A cet appel cornélien et, surtout, évangélique, le pasteur envoûté n’avait répondu que par de froides banalités : « Ce que je puis faire, dès à présent, pour n’être plus à ma famille un sujet de chagrin et un objet de justes reproches, c’est de me préparer à devenir chrétien un jour, en suivant la marche indiquée par le Fondateur du Christianisme : Si quelqu’un veut faire la volonté de mon Père, il connaîtra si ma doctrine vient de mon Père, ou si je parle de mon chef. Réveillé de mon long et lâche sommeil… je me suis, j’ose le dire, converti, non pas encore à la piété, mais à la raison... Soyons malheureux, s’il le faut, mais soyons homme ! »

Toutefois, l’Esprit le cherchait. Adolphe Monod reçut un visiteur qui, à Genève déjà, lui avait révélé la beauté d’une vie chrétienne à la fois fervente et intelligente : M. Erskine. La fascination exercée par cette âme sereine sur un malade, rappelle en quelque sorte la domination du Christ sur les lunatiques. La présence de Jésus commençait par agiter les démoniaques ; de même, Adolphe Monod, après ses entretiens avec le chrétien écossais, traversait une phase caractérisée de trouble. Ce qui s’était produit à Genève, se reproduisit à Naples ; après avoir causé longuement avec son visiteur, le pasteur neurasthénique nota une recrudescence de son mal. « Cette intime conviction qu’il faut, ou renoncer au bonheur, ou le trouver dans la religion..., a été réveillée par mes conversations avec M, Erskine. J’ai passé tous les jours quelques heures avec lui, et nous avons employé ce temps uniquement à nous entretenir de religion, tantôt dans sa chambre, tantôt en nous promenant à la campagne, à pied ou en voiture. » Ces détails significatifs montrent que M. Erskine avait entrepris, méthodiquement, la cure de guérison.

Au début, le résultat fut pénible. « M. Erskine est à Sorrente. Je suis bien aisé qu’il m’ait laissé quelques jours pour respirer. Il y a une différence trop grande entre son âme et la mienne, pour que la même croyance puisse convenir à tous deux. Il juge par sentiment... Moi, je voudrais m’occuper de mathématiques ou de sciences naturelles, Pendant quelques jours, j’ai voulu entrer dans ses vues, et j’ai cru que ce système de l’expiation des péchés de l’homme par Jésus-Christ, et de la conversion se développant, sans effort, dans un cœur touché de cette expiation, pouvait me convenir ; mais je voulais aller trop vite. Cette orthodoxie, est un sacrifice trop pénible de tous mes sentiments naturels ; je ne sens pas ce qu’elle enseigne, et je sens ce qu’elle n’enseigne pas. » Conclusion : ces entretiens « m’ont jeté dans une telle incertitude, que je ne sais plus que dire à mon troupeau ; plus je réfléchis, plus je m’attriste, et je ne me soutiens content que par un étourdissement continuel. »

Cependant, la crise que traversait Adolphe Monod, à Naples, était la suite logique de la crise déclenchée dans son âme, à Genève, par la rencontre avec M. Erskine ; et il se trouva que celui-ci était seul en mesure d’y mettre fin providentiellement (2). Le malade qu’il traitait en avait bien l’intuition : « Je vois dans M. Erskine, et dans d’autres, un bonheur, une paix, un ordre, une conviction, que je n’ai point… Je suis dans un état de désordre, de péché. Je ne suis pas en harmonie avec moi-même ; mon principe philosophique n’est pas satisfait. La perfection de la créature ne peut consister que dans la relation avec le Créateur ; et cependant, et c’est là le péché, j’ai été à moi-même mon centre. J’ai voulu être original ; j’ai craint de me perdre dans le grand tout. »

(2) M. Erskine cueillit le fruit magnifique de sa persévérance auprès de celui qui devint, en quelque sorte, son enfant spirituel. Un quart de siècle plus tard. Ad. Monod mourant recevait de lui ce témoignage : « Vous avez toujours été pour moi une bénédiction, un don précieux de Dieu à mon âme. J’espère vous connaître et vous aimer éternellement. » (Edimbourg, 24 décembre 1855)

Et alors, sous le titre Conclusion des conversations avec M. Erskine, on trouve cette prière : « Dieu de vérité, tu ne peux, me refuser la vérité !... C’est pourquoi, me reposant sur toi, et n’étant plus incertain que du moment où tu voudras m’éclairer, je veux hâter ce moment en agissant dès à présent comme sûr de trouver la vérité... Sanctifie-moi par la vérité. Ta Parole est la vérité ! »

Hélas ! le mois suivant, il écrivait : « Mon angélique mère, j’ai déjà fait deux commencements de lettres que j’ai déchirés, parce qu’ils pouvaient m’entraîner à faiblir dans ma résolution de ne plus me plaindre. » Cependant, il reproduit aussitôt la formule de ses plaintes à Dieu. « Voici ma prière ordinaire : O Esprit souverain, d’où je sens que mon esprit est émané, Auteur et Providence de tout ce qui est, – de quelque nom qu’on t’appelle, – prends pitié de moi ! Sans lumière, sans croyance, sans attachement, sans appui, sans occupation, l’âme toute vide, je n’apporte pour titre à ta miséricorde qu’une inexprimable misère. »

Neff, avant sa conversion, priait ainsi : « Mon Dieu, quel que tu sois ! » Adolpbe Monod prie : « O Esprit, de quelque nom qu’on t’appelle ! »

... Et l’abîme lâcha sa proie ! Une trentaine d’années plus tard, sur son lit de mort, Adolphe Monod écrivit ce récit : « Un jour, c’était le 21 juillet 1827, me promenant dans les rues de Naples, accablé toujours par une mélancolie sans consolation, je me dis tout d’un coup : D’autres ont été tristes avant toi ; ils ont trouvé la paix dans l’Evangile. Pourquoi ne l’y trouverais-tu pas ? Je rentrai chez moi, je me jetai à genoux, et je priai comme je n’avais encore prié de ma vie. A partir de ce jour, une vie intérieure nouvelle commença pour moi : non que ma mélancolie eût disparu, mais elle avait perdu son aiguillon. Oh ! si ces lignes pouvaient être pour vous ce que fut pour moi le soleil du 21 juillet 1827 ! » (3)

(3) Lettre à Ch. Bouvier : 7 octobre 1855.

Nous possédons un autre témoignage, plus rapproché de l’événement. Méditez le faire-part qu’Adolphe Monod rédigea, le 14 août, pour annoncer lui-même sa propre naissance à la vie surnaturelle. Ayant choisi pour confidente la sœur exceptionnelle dont il avait si mal récompensé l’appel pathétique, il lui raconta comment le passage de M. Erskine avait simplement dissipé l’état de stupeur dans lequel il s’engourdissait. « Ma tristesse alors, n’ayant plus de frein, se déclara aussi vive et aussi profonde qu’elle eût jamais été ; et m’ayant désormais vaincu tout entier, occupait seule, depuis les actes les plus indifférents de ma vie extérieure, jusqu’aux replis les plus retirés de ma vie intérieure, où elle corrompait dans leur racine mon jugement, mon sentiment et mon bonheur… C’est alors que, voyant, comme par un trait de lumière, que mon esprit était, et avait toujours été dans un état d’aveuglement et de déviation qui devait cesser, pour que je pusse avoir la paix ; qu’attendre la cessation de ce désordre, de ma raison et de ma volonté qui en étaient atteintes elles-mêmes, ce serait faire comme un aveugle qui prétendrait corriger la cécité d’un de ses yeux, à l’aide de son autre œil, aveugle aussi ; qu’ainsi je n’avais de ressource que dans une influence extérieure, je me ressouvins de la promesse du Saint-Esprit ; et ce que les déclarations si positives de l’Evangile n’avaient pu me persuader, l’apprenant enfin de la nécessité, je crus, pour la première fois de ma vie, à cette promesse, dans le seul sens selon lequel elle pouvait répondre le mieux aux besoins de mon âme, dans celui d’une action réelle, extérieure, surnaturelle ; capable, et de me donner et de m’ôter des sentiments et des pensées, et exercée sur moi par un Dieu maître de mon cœur, aussi véritablement qu’il l’est de la nature... Renonçant à tout mérite, à toute force, à toute ressource personnelle, et ne me reconnaissant de titre à sa miséricorde que ma misère, je lui ai demandé son Esprit, pour changer le mien. Depuis ce jour, dont il y a plus de trois semaines, je n’ai point eu de retour de mélancolie… Je ne suis pas encore très heureux, ni constamment heureux.. Dans le moment même que je t’écris, je suis froid, et peut-être un peu triste, mais cette tristesse n’a rien de désespéré… Comme il y a un abîme sans fond de misère à ne compter que sur soi-même, il y a un abîme sans fond de consolation et d’espérance à ne compter que sur Dieu. »

Sermonnaire et professeur.

Voilà le récit d’une conversion fameuse. Remarquez la sobriété avec laquelle Adolphe Monod parle de son expérience encore si récente. Il ne sonne pas la fanfare. On dirait qu’il s’aventure sur un étang gelé, dont il se demande si la glace le portera. Il garde même, huit jours, la lettre à sa sœur ; il regrettait d’avoir consacré tant de pages à s’analyser, une fois de plus : « L’effort que je faisais pour exprimer mon sentiment, et pour l’exprimer bien, le dénaturait, en détournant mon attention de Dieu. » Cependant, explique-t-il, à la date du 21 août, « cette lettre ne contient rien qui ne soit vrai. C’est de quoi je suis encore plus convaincu par l’expérience de cette semaine, pendant laquelle j’ai le plus souvent été froid et triste… Oui, certainement, Dieu a commencé de parler à mon cœur ; il continuera et achèvera ce qu’il a commencé. » Il devait, plus tard, durant sa dernière maladie, ratifier cette confiance. « L’espérance », disait-il alors, est « entrée dans mon cœur » au moment de ma conversion. « Il ne m’est demeuré sous la croix de Jésus-Christ qu’une teinte générale de tristesse, que les douleurs que j’endure aujourd’hui, et la perspective de la mort, achèvent enfin de dissiper. » Sincérité admirable ! Adolphe Monod avouait que la régénération n’avait pas changé son tempérament ; mais, par elle, il avait pu construire une personnalité victorieuse des idées noires, puisqu’elle parvenait à les tenir en échec ; ainsi la flamme, en forêt, écarte les fauves.

Toute sa vie devint un courageux labeur de sanctification. L’hérédité physique et morale est une donnée fixe, native, imposée du dehors, et fatale ; mais l’éducation est une puissance active, souple, ingénieuse, capable d’invention et d’héroïsme, qui transforme la réalité brutale et s’affirme rédemptrice. Que fut « la sainteté d’Adolphe Monod », sinon la construction d’un caractère sur un tempérament ?

Quand on parcourt son journal intime, on est saisi de respect, et en même temps de pitié, pour l’immense et douloureux effort qu’il dévoile. Rien n’est plus passionnant que d’étudier, sur divers terrains, la stratégie d’Adolphe Monod, aux prises avec d’anciens ennemis toujours menaçants : l’humeur sombre, l’indécision, le scrupule, l’impatience, le manque d’efficace méthode. Soit dans le domaine de sa vie intérieure, soit dans le domaine familial, soit dans le domaine professionnel, on le voit lutter sans trêve, par une discipline soutenue, contre le mal mystérieux qu’on pourrait nommer l’angoisse métaphysique.

Il recourut à diverses tactiques de défense. Parmi les plus simples, il faut citer ses nombreux programmes écrits, ses plans de journée minutieux, ses horaires commençant dès l’aube. Il faut, surtout, noter ses habitudes religieuses, le temps consacré à la Bible, à la prière. La devise était de ne jamais céder, par lassitude ou résignation, aux obscures poussées de l’Enigme et de l’Innommable. Subir son tempérament ? Oui. L’accepter ? Non. Le but restait de former en soi l’homme nouveau par la communion croissante avec Jésus-Christ. L’essentiel était de se cramponner au Devoir, et de ne jamais déserter l’école du Saint-Esprit.

C’est pourquoi, parmi les moyens de protection employés par Adolphe Monod, il faut citer encore les formules dogmatiques. Les grandes affirmations doctrinales du christianisme traditionnel devinrent les forteresses où il s’abrita. De là, il opérait des sorties impétueuses contre « Satan » ; la défensive se transformait en offensive.

Son pressentiment de jeune homme ne l’avait pas trompé ; il existait une harmonie préétablie entre son âme tourmentée et la théologie du « Réveil » méthodiste. Nommé pasteur à Lyon, après son départ de Naples, il prêcha fougueusement les thèses de l’orthodoxie la plus sévère. L’inspiration de la Bible ? Les moindres mots en sont divins, littéralement émanés de Dieu. (Autrement dit, le Cantique des cantiques se trouve au niveau des Evangiles, et l’Ecclésiaste n’est pas inférieur à l’épître aux Romains.) Le Credo ? Il est à la base de tout : « Telle doctrine, telle disposition ; telle croyance, tel caractère ; tels principes dans l’esprit, tels sentiments dans le cœur. » La Chute ? « Rappelons- nous comment Dieu rechercha le péché que commit Adam, dans le jardin d’Eden, en portant la main sur le fruit défendu... Quelle calamité, quel désordre, quel crime nommer où l’on n’aperçoive la main de Dieu poursuivant après soixante siècles la peccadille d’Adam ? » L’Expiation ? Le Père a été courroucé contre le crucifié. « Je l’ai vu trouvant désormais dans son Fils unique et bien-aimé un spectacle qui repousse sa majesté sainte, s’éloignant de sa délivrance... le laissant crier... » L’Enfer ? Malheur aux damnés ! « Oui, malheur à vous ! La mesure de vos privilèges sera la mesure de votre condamnation. Chaque grâce nouvelle que vous recevez sera un poids de plus jeté dans la balance de votre supplice éternel. » L’Eglise ? Ici, Adolphe Monod parvint à être plus royaliste que le roi, plus orthodoxe que l’orthodoxie : l’Eglise, pour lui (à cette époque), n’était que l’assemblée des purs.

Le 20 mars 1831, il prêcha, sur la Sainte Cène, un sermon qui fit sensation. Il développa le thème suivant : « Ceux qui ne sont pas chrétiens par le cœur et par la vie devraient s’abstenir de communier. Mais. où est donc l’ancienne Discipline de l’Eglise Réformée, écartant « les jureurs, les joueurs, ceux qui fréquentent les bals et les spectacles ? » Soudain le prédicateur, comme soulevé par les quatre vents de l’Esprit, s’écria : « L’Eglise dont je suis pasteur est-elle bien la même où la communion était célébrée si saintement ? O mon Dieu, où sont tes compassions ? Quoi, tu n’as pas empêché un si grand mal !… Verra-t-on toujours l’incrédulité dans l’Eglise ? Verra-t-on toujours le désordre jusque dans le sanctuaire ? La table, la table de mon Sauveur, sera-t-elle toujours profanée ? Les jours de communion seront-ils toujours, pour un ministre fidèle, des jours de deuil, de scandale et d’angoisse ? Oh ! pour moi, j’aimerais mieux poser sur une pierre le corps de Christ, et jeter au vent le sang de Christ, que de les livrer à une bouche incrédule et profane ! Oui, mon Dieu, j’aimerais mieux poser sur une pierre le corps de Christ et jeter au vent le sang de Christ, que de les donner de cette manière ! Ote, ôte le scandale de ton Eglise ! il n’y a que toi qui puisses frapper les grands coups qui sont nécessaires pour dissiper de telles ténèbres ! Ce ne sont pas des demi-ténèbres, ce n’est pas un peu d’erreur, ce n’est pas un peu de désordre ; c’est désordre pur, c’est ténèbres pures, c’est incrédulité pure, revêtue du nom de Christ ! en sorte que, dans l’Eglise de Jésus-Christ, sous le nom de Jésus-Christ, peut-être jusque dans la chaire de Jésus-Christ, dans ceux qui sont établis pour veiller sur les brebis de Jésus-Christ, là, là même, le Démon a mis son incrédulité. Ce n’est plus l’Eglise de Christ, c’est l’Eglise du Démon, c’est « l’assemblée de Satan » ! Et si quelqu’un de tes élus se réveille des pièges du Diable, s’il ouvre les yeux, s’il croit en ton Fils, s’il se déclare ton enfant, s’il te rend un fidèle témoignage, on crie au fanatisme, on le méprise, un le repousse ; on rejette comme étrangers à l’Eglise ceux qui en sont les seuls membres, et l’on ne regarde comme membres de l’Eglise que ceux qui lui sont étrangers ! Je m’arrête, je n’ai plus de force…, je n’ai plus de paroles… Contre de tels scandales, contre une telle profanation, je ne puis rien, nul homme ne peut rien. C’est à Dieu seul à faire cesser le désordre affreux qui s’est introduit dans son Eglise. »

Les doctrines du Réveil, prêchées par un Adolphe Monod, troublaient bien des consciences, utilement ; d’autre part, elles irritaient les hypocrites et les pharisiens ; enfin, elles repoussaient, par leurs outrances, des esprits sincères et lucides. Déjà, le Consistoire avait supporté, malaisément, des prédications aussi dangereuses pour la « paix divine » (affirme avec naïveté le Vénérable Corps), dont jouissait la paroisse avant l’arrivée de l’orateur méthodiste ; le sermon sur la communion mit le feu aux poudres. Le Consistoire usa de ses prérogatives ecclésiastiques, sous le régime du Concordât ; il destitua le prédicateur imprudent, et la révocation fut confirmée par une ordonnance royale de Louis-Philippe ; elle portait la signature d’un protestant célèbre, le naturaliste Cuvier.

Ainsi, Adolphe Monod devint le conducteur d’une petite église dissidente ; humble situation, qu’il accepta par fidélité à sa conscience. L’organisation de la nouvelle communauté fut laborieuse ; le jeune pasteur, considéré comme révolutionnaire dans l’Eglise « nationale », parut conservateur dans la paroisse « indépendante », et dut tenir tête aux sectaires ou aux fanatiques. Déjà ébranlé dans sa vive sensibilité par ses conflits avec le Consistoire, il supporta mal des responsabilités pesantes ; depuis cette époque il, dut, plusieurs fois, suivre une cure thermale à Plombières, pour combattre ses douleurs de tête et d’estomac. D’ailleurs, il savait mal se reposer ;

il utilisait les moindres déplacements pour évangéliser. Au début de son voyage de noces, passant à Vienne, sur le Rhône, il avait trouvé la ville en émoi pour l’entrée-solennelle du général La Fayette. Immédiatement, le nouveau marié lui écrivit : « En voyant les honneurs que vous recevez, j’ai éprouvé un sentiment qui, sans doute, n’était partagé par personne : celui de la crainte que votre gloire ne vous celât le bonheur éternel, le seul qui vaille la peine d’être cherché par des êtres qui ne sont pas assurés d’un jour de vie. » En conséquence, il priait le général de lui accorder « un quart d’heure, et moins encore, si c’est trop », pour un bref entretien sur la seule chose nécessaire. Il signait : « Un chrétien, protestant de dénomination, passant à Vienne pour affaires. » La Fayette quitta Vienne sans avoir vu le prédicant, mais il lui répondit : « Je n’en suis pas moins reconnaissant de vos conseils et de vos vœux. C’est avec plaisir que je recevrai une lettre contenant ce que vous vouliez bien me dire. »

Le journal intime d’Adolphe Monod, durant son séjour à Lyon, montre la soif de perfection qui le consumait. Voici un passage où il résume son idéal : « Esprit d’amour pour mon troupeau, et de joie dans mon œuvre. Etre pasteur. Avoir un sentiment paternel pour les âmes sous ma direction. Donner l’exemple de la sainteté, et le faire donner par ma famille : humilité, activité, dévouement, renoncement, simplicité, économie. J’aimerais à réduire mon traitement. Surtout profonde piété, amour dominant, constant, tendre, pour le Seigneur. » Les obligations multiples du ministère paroissial et les incessantes interruptions qui, dans un presbytère ouvert à tous, empêchent la concentration de l’esprit, pesaient, souvent, à un Adolphe Monod. Sans doute, il ne fut pas un intellectuel. Non seulement son horizon resta presque fermé du côté de la science, de l’art, de l’économie politique, – mais, dans le domaine des idées, il ne fut ni un philosophe, ni un érudit ; avant tout écrivain et orateur, il ne respirait pleinement que dans le double domaine de la littérature et de la religion. Cependant, il souffrit de ne pouvoir combler bien des lacunes de son information ; preuve en soit cette note, en 1833 : « Il est nécessaire d’avoir une nourriture intellectuelle. Mon corps est nourri   mon âme est nourrie ; mon esprit ne l’est pas, et il en est malade. Il y aurait infidélité à affamer et à énerver ma pauvre intelligence, déjà bien assez faible de sa nature. »

On comprend qu’ii ait fini par accepter un appel à devenir professeur de théologie, à Montauban. Son séjour dans cette ville dura de 1836 à 1847. Il y enseigna, successivement, la Morale évangélique, et l’Eloquence sacrée ; puis l’hébreu ; enfin, l’exégèse du Nouveau Testament. On peut s’étonner qu’Adolphe Monod, sans préparation théologique approfondie, ait assumé tant de tâches, dont chacune, par son ampleur, découragerait un spécialiste. Rappelons qu’il accepta, en principe, la chaire de Morale, où il pouvait parler avec l’autorité nécessaire ; notons

aussi que, pour l’appel d’un maître à la Faculté de Montauban, les préoccupations religieuses pesèrent autant que les considérations scientifiques. On le vit bien par la place qu’Adolphe Monod continua de donner à la parole publique, soit dans la ville même, soit dans le Midi de la France, où il faisait des tournées régulières de prédication.

D’autre part, il faut reconnaître que le professorat, en l’obligeant à serrer de plus près certains problèmes,

dans le domaine de la critique des textes, et sur le terrain dogmatique, l’amena graduellement à modifier ses doctrines et ses méthodes sur plus d’un point. Cette évolution cachée se manifesta soudain en pleine lumière quand, nommé pasteur à Paris, il y prêcha, pour son installation, un sermon qui prit la valeur d’un manifeste.

« Les Adieux ».

Dans son discours sur Jésus-Christ, la « Parole vivante », l’orateur osa reprocher publiquement au Réveil religieux d’avoir mis au premier plan la « Parole écrite », la Bible ; car cette place d’honneur appartient non au Livre, même inspiré, mais à la Personne, inspiratrice ; non au saint volume, mais au Saint-Esprit. « Ce Réveil, disait-il, à toutes nos sympathies. C’est un Réveil digne d’être mis à côté, et, à quelques égards, au-dessus de celui du XVe siècle, mais ce n’est pas un Réveil parfait, ni même un Réveil qui ait dit son dernier mot... Il a été plus biblique que spirituel. » Par là même, il a exagéré l’importance de la doctrine aux dépens de la conduite : « On s’est mis trop en peine de l’idée, pas assez de la vie ; trop de ce qu’un homme pense et dit, pas assez de ce qu’il fait, de ce qu’il est. » Dès lors, les querelles de mots ont divisé les églises : « On s’est montré aussi affirmatif, aussi intraitable, si ce n’est plus encore, sur l’accessoire que sur l’essentiel ; par où l’union fraternelle est rendue impossible. » Pareille attitude a empêché le rayonnement de l’Evangile : « Nous manquons de prise sur le siècle, nous demeurons isolés... Nous avons prouvé, par les miracles et par les prophéties, que la Bible est inspirée ; mais ces preuves, toutes solides qu’elles sont, n’entrent pas dans le dedans de l’homme, où les grandes questions se débattent, et ne sont pas dans le goût du temps, qui n’aime pas les démonstrations didactiques. »

En définitive, instruit par l’expérience, la méditation, la prière, Adolphe Monod réclame le réveil du Réveil. Il s’écrie : « Ce réveil dans le Réveil est réservé, nous le croyons du fond de notre âme, à la contemplation de la personne vivante de Jésus-Christ. »

Un pareil principe a des conséquences lointaines et imprévues ; il conduit, logiquement, à la réforme de la Réforme. Adolphe Monod, demeuré orthodoxe avec ferveur, resta fermement fidèle aux formules traditionnelles du credo ; mais dans son âme levait le germe nouveau ; car le sermon que nous venons d’analyser dressait, déjà, la foi religieuse au-dessus de la croyance intellectuelle. Ecoutez l’accent de cet hymne protestant à la « Présence réelle » du Glorifié dans l’Eglise, qui est son corps mystique :

« Je voudrais moins traiter du christianisme, de sa doctrine, de sa morale, de son histoire, de son inspiration divine, que vous donner Jésus-Christ lui-même. Je voudrais plus encore. Non content de réserver à la personne de Jésus-Christ la première place, je voudrais faire d’elle le centre et le cœur de mon ministère, la contemplant dans tout autre objet et contemplant tout autre objet en elle. Oui, je voudrais, ô mon Dieu Sauveur, et quel ministre fidèle ne le voudrait avec moi ? ne chercher qu’en toi seul le principe, le milieu et la fin de tout mon ministère. C’est toi, ta vie, ta personne, ton esprit, ta chair et ton sang, dont j’ai faim, dont j’ai soif, pour moi-même et pour ceux qui m’écoutent ! C’est toi que je veux porter dans cette chaire ! toi que je veux annoncer à ce peuple ! toi que je veux apprendre à mes catéchumènes ! toi que je veux distribuer dans les sacrements ! toi tout entier, rien que toi, toi toujours, et encore toi ! »

De tels accents révélaient, au dehors, le secret du sanctuaire intime. A cette époque, il écrivait, pour lui-même, devant Dieu : « Il me semble que je sois incapable de méditation, et je me fais l’effet d’un homme superficiel, tout sérieux qu’il est. La vue de mon ignorance, de mon incertitude, de mon impuissance, de mon inconstance, de tous les in dont ma vie est pleine, m’accable, m’écrase. Je ne vois le refuge que dans une vie spirituelle abondante... Mais cette vie même, je la poursuis et n’y puis parvenir. C’est pourtant là ma vocation, ma spécialité : vivre, et faire vivre, de la vie de Dieu. O mon Dieu ! assiste-moi dans mon incrédulité ! »

Et encore : « O croix de la prédication de la croix ! qui d’entre mes auditeurs de demain soupçonnera que, depuis lundi matin jusqu’à samedi fort avant dans la journée, j’ai réservé pour ma préparation tous les moments dont j’ai pu disposer, sans parvenir à rien trouver que je pusse leur communiquer avec foi, comme un message de Dieu... O croix de la prédication de la croix ! »

Le ministère parisien d’Adolphe Monod prit fin prématurément. Les progrès d’un mal inexorable imposèrent au pasteur six mois d’inaction forcée, puis six mois d’un ministère difficile ; enfin, près d’une année de souffrances croissantes, jusqu’à l’issue fatale. Quand il comprit que le ressort de son activité extérieure était brisé, il écrivit cette prière : « Mon Dieu ! tu veux éprouver ce qui est dans mon cœur. Tu veux voir si ce vieux serviteur, qui a prêché avec puissance et conviction, qu’il n’est rien dont la foi ne puisse triompher, est en état de le prouver lui-même, et s’il accepte le fardeau qu’il a posé sur les épaules des autres. Ce fardeau, je l’accepte... Tu es amour. Tu es fidèle. Cette vie crucifiée, que j’ai désirée si souvent dans les temps de ma santé, tu me l’as faite maintenant, et je l’accepte, pour montrer que le chrétien peut trouver la paix dans cette vie crucifiée ! »

On ose à peine pénétrer dans le mystère d’un pareil dialogue entre l’âme et Dieu. On craint la profanation. Et cependant, l’Eglise peut-elle refuser de regarder ce que l’Esprit lui montre ?

Ecoutez ces cris tragiques de la douleur et de la foi : « O mon Dieu ! toi qui vois mes douleurs, Homme de douleurs, aie pitié de moi ! Par ton sang répandu, aie pitié de moi ! Par les humiliations de ta passion, aie pitié de moi ! Par les angoisses de ton agonie, aie pitié de moi ! Par la victoire de ta résurrection, aie pitié de moi ! Par la gloire de ton ascension, aie pitié de moi ! Par les compassions de ton amour, aie pitié de moi ! Par la fraternité de tes souffrances, aie pitié de moi ! Partout et en tout, aie pitié de moi ! – O mon Dieu ! c’est ta main ! Qu’elle est redoutable, cette main divine ! Qu’elle est irrésistible ! Qu’elle est secourable, cette main paternelle ! O mon Sauveur, guéris-moi ! Jésus, qui guérissait tout le monde, guéris-moi ! Si j’ai assez souffert, et si j’ai tâché de souffrir pour ta gloire, guéris-moi ! O mon Dieu, je ne murmure pas ; il n’y a pas une fibre, pas un sentiment en moi qui murmure ; guéris-moi pour ta gloire, pour ton service, ou retire-moi dans ton sein. Mon Dieu, je t’attends. Que je suis heureux de te connaître ! de pouvoir t’appeler le Dieu d’amour ! Mon âme s’élève à toi. »

Dans ces élans pathétiques on discerne à quel point la pression de la douleur modelait le rythme de sa prière, qui s’exhale, gémissement après gémissement, vague après vague, avec la monotonie puissante et grave de la litanie. On devine, à de tels accents, l’intensité de la torture physique.

Ceux qui soignaient Adolphe Monod recueillirent, souvent, ses prières du soir, où vibrait la souffrance. – 12 Septembre 1855 : « Je te remercie de ce que tu m’as choisi pour être un type de douleur. O mon Dieu ! comme tu t’es acharné sur ce pauvre corps aujourd’hui ! O mon Dieu, fortifie-moi, pour que je te glorifie jusqu’à la fin de mon combat... Que ta volonté de Dieu soit faite. Offrons-lui toutes nos peines. O mon Dieu, dispose de moi pour ta gloire. Amen, Amen. » – 19 Septembre : « Je sais que tu connais mon cœur, et que je ne dépends pas des circonstances physiques. Tu sais que, durant tout le temps de ma prospérité, j’ai été plus ou moins consumé par un esprit de mélancolie. Déjà, tu commences à le dissiper. Je n’ai jamais été plus heureux qu’à présent. Je n’ai jamais été moins triste que depuis que tu m’as tant affligé. J’ai la confiance que, dès ici-bas, tu me feras parvenir à la plénitude de la joie chrétienne. » – 19 Octobre : « Ne pourrais-tu pas retenir cette bête cruelle qui dévore mes entrailles ?... Je sais que tu m’aimes mille fois plus que je n’aime aucun de mes chers enfants. Que tu me refuses le soulagement, je le comprends parfaitement, mais ne me refuse pas ta paix, ne me refuse pas la grâce de l’exemple que j’ai à donner, comme ami, comme frère, comme père, comme pasteur. Dans ces journées entières où je ne puis, ni penser, ni parler, accorde-moi au moins la grâce de leur donner un exemple de patience. » – 10 Novembre : « Mon Dieu, quelle horrible journée j’ai passée ! S’il est possible, accorde-moi quelque repos cette nuit. Que ta bénédiction repose sur tous ceux qui souffrent... Regarde le monde, le pauvre monde, plongé dans la souillure et dans le péché… Souviens-toi de ta pauvre Eglise, qui devrait donner l’exemple. Souviens-toi des persécutés politiques, des persécutés pour la religion, surtout de ceux qui souffrent pour la justice... Je sais avec certitude que « tu ne m’éprouveras pas au-delà de ce que je puis porter (4) ». Je m’arme de cette promesse ; je te supplie et, au besoin, je te somme de la réaliser pour moi ; et avec cette promesse, je m’abandonne à toi. »

(4) 1 Corinthiens 10.13.

On reste muet de saisissement. Bien que notre raison proteste, en sourdine, contre une certaine conception philosophique de la divinité, notre conscience dit amen à une certaine attitude religieuse de l’âme.

Le 15 novembre, au soir, quel commentaire du Psaume CXXX ! Ou plutôt, quel rugissement d’un cancéreux qui retrouve le De Profundis dans ses entrailles ! Sa méditation haletante, avec ses enfants, se transforma insensiblement en prière, puis jaillit dans la nuit, comme une gerbe d’étincelles brûlantes, à la cime d’un volcan. – « Mes chers enfants, donnons gloire à Dieu… J’ai crié à Dieu tout le jour pour avoir quelque soulagement, et il ne m’en a point été accordé. J’ai crié à lui tout le jour, pour avoir la soumission, et je ne sais si je puis appeler soumission l’état d’anéantissement dans lequel j’ai été plongé toute la journée. Crions vers lui, comme du fond du tombeau... Mais donnons gloire à la fidélité de Dieu… Toutes choses concourent au bien de ceux qui t’aiment. Heureux, ô Eternel, celui qui se confie en toi ! Doublement heureux celui que tu fais souffrir pour le détacher de la terre !… O Eternel, je t’invoque des lieux profonds. Seigneur, écoute ma voix. Que tes oreilles soient attentives à la voix de mes supplications… » Et le patient récita jusqu’au bout l’antique psaume, qui déploya ses ailes, plus chargé de douleur qu’une abeille de pollen.

Telles sont les circonstances dans lesquelles s’organisèrent, autour de l’agonisant, les « Réunions du dimanche ». Elles eurent lieu, sans interruption, du 14 octobre 1855 au 30 mars 1856. Vers la fin de septembre, Adolphe Monod, ayant appris que son mal était sans remède, résolut de communier chaque semaine, avec sa famille et des amis, petite église à laquelle il, adressait une exhortation.

Une quarantaine de personnes se groupèrent ainsi, régulièrement, dans une chambre banale que le Saint Esprit transformait en sanctuaire ; et dix-neuf collègues, pasteurs des Eglises calviniste, luthérienne, wesleyenne, présidèrent successivement le service de communion, au chevet du mourant. Sur une table, auprès du lit de souffrance, étaient posés les symboles sacrés. Après un chant, une prière, et la lecture d’un passage biblique, l’officiant distribuait le pain et le vin. Ensuite, le malade parlait à l’humble auditoire, d’une voix profonde et paisible, mais qui se transformait parfois en gémissements et en interjections de douleur. On en retrouve l’écho émouvant, ici et là, au cours des vingt-cinq méditations dont l’ensemble forme le petit recueil intitulé : Les Adieux d’Adolphe Monod à ses amis et à l’Eglise. Ces brèves allocutions, préparées dans l’angoisse et dans la prière, sont tellement pétries de la substance des saintes Ecritures, qu’elles forment l’un des rares ouvrages de dévotion, ici-bas, dont la lecture soit tolérable après celle de la Bible. Le thème en était, par lui-même, extraordinaire, puisqu’il s’agissait des « Regrets » d’un mourant, convaincu d’avoir insuffisamment puisé aux sources de la Grâce, et communiquant les « Résultats » de son expérience chrétienne. (Ces deux titres sont d’Adolphe Monod lui-même.) De plus, les circonstances où ces paroles furent prononcées, dimanche après dimanche, par un mourant qui dévisageait la mort, font de ce témoignage rendu à l’Evangile quelque chose « d’unique, peut-être, dans l’histoire de l’Eglise ».

Pour mesurer la force d’âme déployée par Adolphe Monod en cette extrémité, il faut sans cesse avoir présente l’intensité de sa cruelle souffrance. Il payait souvent, par une recrudescence de douleurs, l’effort mental et moral de sa préparation, et la fatigue du bref discours. « Je souffre beaucoup, avouait-il un jour, mais il faut qu’il en soit ainsi dans la nuit du dimanche au lundi ; c’est un sacrifice que j’offre volontiers à Dieu. » Et encore, dans une prière : « S’il me faut, chaque semaine, gagner par une douleur redoublée le privilège d’annoncer ta Parole, que ta volonté soit faite ! » Le 25 novembre, il disait : « J’ai beaucoup souffert ce matin ; Dieu a suspendu ma douleur pendant une heure, tout exprès pour me permettre de le glorifier, et il m’a accordé la grâce d’exercer ce petit ministère, qui m’est une si grande consolation. » Ce dimanche-là, il parla sur « l’amour de Dieu manifesté dans les siens. » Le 9 décembre, il avait entretenu ses auditeurs de « Jésus-Christ notre exemple dans la souffrance ». Il s’était exprimé ainsi : « Que tous ceux qui souffrent s’appliquent à sortir d’eux-mêmes, à rejeter une douleur égoïste, sans foi, sans amour, et aussi sans consolation, et à entrer dans l’amour de Christ pleinement, afin que leur douleur soit aussi comme une croix plantée sur la terre, à l’ombre de laquelle se réfugient ceux qui les entourent ; non pas pour leur donner la vie éternelle, mais pour leur montrer le chemin qui y conduit, à la gloire de Dieu. » Mais, dès le lendemain, la douleur lui arrachait cette poignante supplication : « Un rayon ! un rayon ! un rayon ! ô mon Dieu ! donne-moi quelque chose d’autre à faire en ce monde que de souffrir. O mon Sauveur ! tu as souffert bien plus que moi. Comment as-tu fait ? Tu m’as aimé ! tu m’as aimé ! Aussi, j’aimerai st je souffrirai. Mon Dieu ! je te rends grâces ! « A table, avec Abraham, Isaac et Jacob », – oh ! que c’est beau ! Il n’y aura point de côté, là. (Allusion à la douleur qui lui rongeait le flanc.) Merci de vos tendres soins. (Parole adressée aux siens.)... Encore quelques nuits et quelques jours... Bienheureux ceux qui meurent au Seigneur. Oui, dit l’Esprit, Car ils se reposent de leurs travaux, et leurs œuvres les suivent. »

Les « quelques nuits et quelques jours » se prolongèrent, tout l’hiver, jusqu’au printemps. Le dimanche 30 mars, extrêmement affaibli, il parla au prix d’un rude effort et dit : « Je n’ai plus de force que pour m’occuper de l’amour de Dieu. Dieu nous a aimés : c’est toute la doctrine de l’Evangile. Aimons Dieu : c’en est toute la morale. Sachant à peine si je pourrai me faire entendre, je recueille le peu de forces que j’ai pour invoquer avec vous l’amour éternel et infini de Dieu. »

Cette méditation suprême ne fut qu’une longue prière d’action de grâces : « Ta bonté, ta bonté ! mon Dieu... Tu as été la bonté même. Ne serais-je pas le plus ingrat des hommes, si je n’en étais pas le plus reconnaissant ? »

Le déclin fut très rapide pendant les jours suivants ; la faiblesse entraîna pour le moribond des instants de pénibles angoisses. Dans une de ces crises, il dit : « Cette oppression est toute physique ; Dieu n’en est pas moins avec moi. Je l’attends, dans la foi de Jésus-Christ et du Saint-Esprit. » La famille avait songé à contremander la réunion convoquée pour le dimanche 6 avril ; mais, ce jour même, avant l’heure fixée pour le service de communion, le lutteur avait rendu le dernier soupir.

Ainsi fut exaucée la fréquente prière d’Adolphe Monod : « Que ma vie ne s’éteigne qu’avec mon ministère, et que mon ministère ne s’éteigne qu’avec ma vie ! »

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