La Réforme elle-même fut préparée par la Renaissance, et nous sommes ainsi conduits à cette période de transition qui s’appelle le xve siècle, et qui est remplie par le mouvement des esprits s’émancipant de toutes parts du joug de la scolastique.
Ce mouvement s’exprima sous diverses formes. Il fut tout à la fois : littéraire, — philosophique et scientifique, — mystique — et évangélique.
A. — Le mouvement littéraire fut le premier. Il commença en Italie, où ses plus illustres représentants furent Dante, Pétrarque et Boccace. Il se décompose lui-même en deux parties : la résurrection de l’antiquité classique et la naissance des littératures modernes. Ces deux phénomènes littéraires exercèrent une influence marquée sur la théologie.
1° Les savants de la Renaissance exhumèrent d’abord les monuments de l’antiquité latine, et ensuite, après la prise de Constantinople par les Turcs (1453) et l’arrivée en Italie de savants orientaux comme Lascaris, ceux de l’antiquité grecque. Par le seul fait de la découverte et de la traduction de ces manuscrits oubliés, la Renaissance donnait une impulsion puissante aux esprits et portait un coup mortel à la scolastique. Les humanistes, épris de la beauté et de la simplicité des classiques grecs et latins, ne pouvaient manquer de prendre en dégoût les obscurités, les subtilités compliquées et le langage barbare des docteurs scolastiques. Ils se moquèrent d’eux, et le ridicule dont ils les couvrirent contribua pour sa large part au discrédit dans lequel tomba leur théologie.
2° La restauration du passé provoqua l’avènement des littératures nouvelles. Dante écrivit le premier en italien ; bientôt après naissent le français, l’anglais, l’allemand. Le latin perd son monopole et avec lui sont détrônés les écrivains qui en avaient fait usage.
B. — Littéraire au début, la Renaissance devint bientôt philosophique et scientifique. On se mit à l’étude des philosophes grecs. On apprit à remonter aux textes primitifs, à lire Aristote et Platon dans l’original, et à constater combien les traductions latines étaient souvent infidèles. Platon, inconnu jusque-là, fut à lui seul toute une révélation ; en même temps, on secoua le joug de l’Aristote scolastique. On opposa à la vieille tradition des écoles un platonisme et un aristotélisme renouvelés et puisés aux véritables sources.
Grâce au réveil des études historiques, on se mit aussi à discuter l’authenticité de certains documents sur lesquels se fondaient la hiérarchie et la théologie de l’Église, comme les Fausses-Décrétales et la donation de Constantin, dont Laurent Valla démontra le caractère apocryphe. Surtout l’on étudia les écrits des premiers Pères de l’Église et ceux du Nouveau Testament, également oubliés jusque-là. On s’aperçut alors que la doctrine officiellement formulée par la scolastique était en désaccord avec ces premiers monuments de la foi chrétienne. Érasme joua dans cette œuvre le rôle principal, en éditant la plupart des Pères latins et grecs, et surtout en publiant, en 1516, sa révision du texte grec du Nouveau Testament, avec une traduction et des notes en latin.
C. — C’est aussi à la ruine de la scolastique et à la préparation de la Réforme que travaillèrent les Mystiques du xve siècle, continuant une tradition qui s’était perpétuée à travers tout le moyen âge : Jean Tauler de Strasbourg, Jean Ruysbroeck, Henri Suso et l’auteur anonyme de la Théologie allemande, sont les plus connus parmi ces mystiques.
D. — Enfin, la réaction purement évangélique contre la scolastique est représentée par les précurseurs proprement dits, qui se levèrent tour à tour en Angleterre, en Allemagne et en Italie : John Wicleff, Jean Huss, et Jérôme Savonarole.
Pendant cette période, comme pendant les précédentes, on reconnaît deux sources de l’autorité en matière de foi : la Bible et la tradition. La Bible demeure nominalement au premier rang, et reste, en théorie, la norme décisive. Ainsi, l’on justifie par des textes bibliques les développements successifs de la doctrine primitive et les dogmes nouveaux formulés par l’Église. C’est encore la Bible qui est l’arsenal où l’on puise, dans les discussions d’école, pour soutenir les diverses opinions théologiques. Enfin, plusieurs docteurs affirment positivement l’autorité normative des Écritures. Ainsi, Nicolas de Clémangis pose en principe que tout ce qui ne vient pas du Christ et des apôtres ne fait pas partie intégrante de la doctrine chrétienne, et il s’efforce de faire remonter jusque-là tout ce qui est enseigné ou pratiqué dans l’Église. Il loue les anciens Pères d’avoir toujours appuyé leurs opinions de passages de l’Écriture, et il cite avec approbation ce mot de Jérôme : Quod de Scripturis sacris non habet auctoritatem, eadem facilitate contemnitur quam probatur (Lib. de studio theologiæ). Duns Scot pose le même principe ; seulement il fait une distinction entre ce que les Écritures enseignent formellement et ce que l’on peut déduire légitimement de ce qu’elles enseignent (In IV libros Sentent.). Il cherche à justifier par là les dogmes de l’Église.
Mais ce principe, que l’on formule théoriquement, on ne l’applique guère dans la pratique. C’est l’Église et la tradition qui, en définitive, sont les arbitres de la foi, car, sur une infinité de questions discutées dans l’école, la Bible est muette. Les hommes conséquents l’avouent et érigent la chose en principe. On reconnaît à l’Église, en vertu du Saint-Esprit qui l’inspire, le droit de formuler des doctrines qui ne sont pas dans l’Écriture, comme celles de la transsubstantiation, de l’immaculée conception et de l’assomption de la vierge, de la messe, des mérites surérogatoires, des sept sacrements, des indulgences, etc.
Cette tradition officielle de l’Église inspirée avait été représentée jusqu’alors par les Pères et les docteurs orthodoxes et surtout pas les conciles œcuméniques, organes infaillibles du Saint-Esprit. Elle tend maintenant à s’incarner dans le pape. Cette transformation s’accomplit sous une double influence :
1° C’est d’abord une influence historique. La situation de l’Europe était des plus troublées au moyen âge. Les guerres étaient permanentes entre pays, entre provinces, entre villes voisines. La difficulté des communications rendait presque impossible la réunion des conciles généraux. Il n’y en eut qu’un au moyen âge, celui de Latran (1215). Il fallait cependant une autorité dans l’Église : on la trouva dans le pape ;
2° La logique des idées s’accordait avec la logique des faits pour pousser l’Église dans cette voie. Le système catholique, en se développant, devait porter ses plus extrêmes conséquences. La notion de la papauté, en particulier, ne pouvait s’arrêter en chemin. On formula la théorie du siège de saint Pierre. Le pape devint le successeur du prince des apôtres, le vicaire de Jésus-Christ et le chef suprême de l’Église. On ne voyait pas seulement en lui le sommet de la hiérarchie, l’autorité suprême jugeant sans appel toutes les questions d’organisation et de discipline, mais encore l’autorité infaillible en matière de foi, l’organe spécial et permanent du Saint-Esprit. Le pape, c’est l’Église elle-même ; c’est Dieu sur la terre.
On commença dès le xie siècle à appuyer cette doctrine de l’infaillibilité du pape :
1° Sur cette parole de Jésus à Pierre : « J’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point » (Luc.22.32). La prière de Jésus étant toujours exaucée, Pierre et ses successeurs — dont on ne le sépare jamais — sont donc infaillibles ;
2° Sur ce fait, relativement exact (sauf deux exceptions, celles des papes Libère et Honorius), qu’aucun évêque de Rome n’était jamais tombé dans l’hérésie et n’avait été condamné par un concile.
Toutefois cette doctrine ne fut reçue d’abord que sous certaines réserves. Innocent III, en qui la papauté atteint l’apogée de sa puissance, admet pour le pape la possibilité d’errer. Il reconnaît, en effet, que si le pape venait à s’écarter de la vraie foi, mais en ce cas seulement, il pourrait être jugé par l’Église. Ce fut Thomas d’Aquin qui formula pour la première fois le dogme de l’infaillibilité du pape ; et même, au xiiie siècle, ce dogme n’est qu’une opinion plausible, et non pas un article de foi.
Au siècle suivant, lors du schisme d’Occident, quand il y eut deux ou trois papes à la fois, il devint difficile de choisir entre ces infaillibilités contradictoires, qui se lançaient mutuellement l’anathème et l’on fut forcé de recourir à l’arbitrage de l’Église universelle convoquée en concile. De là les conciles de Pise, de Constance et de Bâle et les fameuses déclarations d’après lesquelles le concile œcuménique est supérieur au pape en matière de foi, de schisme et d’hérésie.
Les deux opinions contraires, qui attribuent l’autorité infaillible, soit au pape, soit au concile, se sont conservées depuis lors dans le catholicisme. Il y a quelques années, Mgr Maret, doyen de la Faculté de théologie de Paris, en a formulé une troisième, d’après laquelle l’autorité appartiendrait, non pas au pape seul, ni au concile seul, mais à l’accord du pape et du concile, c’est à-dire au concile convoqué et présidé par le pape. Le concile du Vatican (1870) a définitivement tranché la question et proclamé comme un dogme l’infaillibilité du pape absque consensu ecclesiæ.
La conséquence de cette infaillibilité attribuée, soit aux conciles, soit au pape, devait être de reléguer la Bible au second plan et d’en faire interdire la lecture aux fidèles. On craignit que la lecture de la Bible ne provoquât dans l’esprit des laïques des doutes sur la vérité de tous ces dogmes nouveaux, dont la Bible ne disait pas un mot, lorsqu’elle ne leur était pas directement contraire. Aussi voyons-nous la lecture de la Bible toujours moins recommandée, ou plutôt, toujours plus sévèrement proscrite, comme étant la source de toutes les hérésies. On allègue que l’Écriture est trop obscure, trop difficile à comprendre, pour qu’on puisse sans danger la mettre dans toutes les mains. Les prêtres seuls avaient le droit de lire la Bible ; encore ne pouvaient-ils se servir que du texte reçu, de la Vulgate. Le plus souvent même, ils n’en avaient que des extraits (breviaria). Quant aux laïques, le synode de Toulouse, tenu en 1229, après la fin de la guerre des Albigeois, leur interdit formellement de posséder la Bible, et cela « sous l’autorité pontificale » et en son nom. Cette interdiction, renouvelée en France aux synodes de Béziers de 1233 et de 1246, fut faite de nouveau en Angleterre au synode d’Oxford, en 1408, à propos de la traduction de Wicleff. Il est vrai que cette proscription de la Bible et de ses traductions, inspirée par certaines considérations particulières, ne fut jamais l’objet d’une décision générale, concernant toute l’Église. Mais les interdictions locales, en se multipliant et en s’appuyant sur l’autorité du pape, équivalaient à une mesure générale et suffisaient à faire regarder la lecture de la Bible comme dangereuse et conduisant à l’hérésie.
Voilà pourquoi le réveil des études bibliques, provoqué par les savants travaux de Reuchlin et d’Érasme, fut le signal de la Réforme.