Non loin de la frontière française et voisine de montagnes couvertes de sombres forêts, se trouve la ville d'Orbe, qui appartenait alors à Berne et à Fribourg. Orbe était encore papiste ; les prêtres et les moines y régnaient sans rivaux. A la fin de 1530, un marchand d'indulgences arriva dans la ville. Il vendait le pardon à tous ceux qui avaient commis des crimes ou avaient l'intention d'en commettre. La foule ne tarda pas à s'amasser autour du marchand établi sur la place publique et criant à tue-tête : « Voici des indulgences pour tous les péchés passés et futurs ! » Tout à coup, un homme à la barbe rouge et aux yeux étincelants s'avança et dit au vendeur : « Avez-vous un pardon pour quelqu'un qui va tuer son père et sa mère ? » Le marchand qui, sans savoir pourquoi, se sentait mal à l'aise, hésitait à lui répondre. Les yeux de son interlocuteur lançaient des éclairs ; sans attendre davantage une réponse, il monta sur le bord de la fontaine qui ornait la place, et, d'une voix de tonnerre, il se mit à prêcher au peuple ébahi, lui expliquant comment Dieu juge le péché, qui était Celui qui avait porté la peine du péché, puis était monté au ciel d'où Il donne maintenant plein pardon, sans argent, sans aucun prix, parce qu'il a acquis avec Son propre sang. Malheur à ceux qui se détournent de Lui pour acheter le pardon d'hommes pécheurs, qui exploitent l'ignorance et la crédulité !
Un maître d'école appelé Marc Romain et un négociant, Christophe Hollard, acceptèrent cette prédication avec joie. L'étranger disparut après avoir prononcé son discours, et plusieurs mois s'écoulèrent ; le carême de 1531 arriva. Mais le clergé n'avait pas oublié le prêche du bord de la fontaine. Il y avait deux couvents à Orbe ; l'un appartenait aux moines carmélites, l'autre aux nonnes de Sainte-Claire. Ces deux monastères n'étaient séparés l'un de l'autre que par l'église de la paroisse, et un passage secret conduisait de l'un à l'autre ; de sorte que les religieuses, faisant profession d'être séparées du monde, trouvaient abondance de société parmi les moines du couvent voisin. Les nonnes du couvent d'Orbe avaient au nombre de leurs amis un prêtre appelé Michel Juliani. Elles le supplièrent de prêcher contre la nouvelle religion pendant le carême. Le Père Michel y consentit et ne fut pas peu flatté, lorsque arriva le jour de son premier sermon, de trouver l'église remplie d'une foule attentive. Non seulement ses amis étaient là au grand complet, mais aussi Marc Romain, Christophe Hollard et quelques autres soupçonnés de luthéranisme. Pendant le sermon, les suspects prirent des notes ; le Père Michel ne se doutait pas qu'elles seraient envoyées à Berne, où son éloquence trouverait peu d'admirateurs.
Il y avait aussi parmi les auditeurs un jeune homme qui écoutait le prêtre avec impatience ; il désirait vivement que quelque serviteur de Dieu fût là pour réfuter Juliani et prêcher l'Évangile. Ce jeune homme, il n'avait alors que dix-neuf ans, se nommait Pierre Viret. Son père était apprêteur de drap et tailleur ; il avait envoyé son fils, dès l'âge de douze ans, à l'Université de Paris, l'enfant ayant des goûts studieux et le désir d'être prêtre. Il se fit remarquer par sa dévotion aux saints et aux images et par son zèle pour l'étude. Il était depuis peu de temps à Paris lorsque, nous ne savons par quel moyen, ses yeux furent ouverts et Jésus-Christ se manifesta à lui. Pierre Viret aura probablement été mis en relation avec un enfant de Dieu ; on a même prétendu que lors de sa dernière visite à Paris, Farel y avait vu Pierre Viret, mais nous n'en avons aucune preuve. Ce qu'il y a de certain, c'est que Viret entendit l'Evangile et le reçut ; la semence déposée dans son cœur leva et prospéra lentement mais sûrement. On se préparait à lui administrer la tonsure, mais ne voulant point prendre les insignes romains, il quitta brusquement Paris et revint à Orbe. C'est alors qu'il entendit le discours du Père Michel.
Le clergé d'Orbe remarqua Pierre, et, trouvant ses allures singulières, il ne tarda pas à le soupçonner d'hérésie. Les prêtres eurent de longues conversations avec lui, dans lesquelles ils lui représentaient que l'église de Rome professait la foi des Pères, Jérôme, Chrysostôme et Augustin. « La religion la plus ancienne doit être la meilleure, disaient-ils ; il est inutile et sans profit de quitter lés sentiers battus pour se lancer dans la nouveauté et l'inconnu. »
Mais Pierre n'admettait nullement ce droit d'ancienneté en religion : « Qu'y a-t-il de plus ancien, répondait-il, que de mentir et de désobéir à Dieu ? Le sentier de Caïn n'est-il pas plus battu que tout autre ? Et, du reste, Dieu lui-même n'est-il pas plus ancien que toutes les inventions humaines ? Je ne veux croire que lui ; le Seigneur Jésus est mon Berger ; je ne veux pas être le disciple de Jérôme ou d'Augustin, ni même de Martin Luther. Je ne veux suivre que Christ. »
Plus les prêtres redoublaient d'efforts, plus Viret se retirait vers le Seigneur. Il priait ardemment, non seulement pour lui-même, mais pour ceux qui l'entouraient. Il intercédait surtout pour son père et sa mère ; bientôt ceux-ci commencèrent à être attirés vers la Parole de Dieu que leur fils leur lisait de temps à autre. Pierre se montrait d'ailleurs respectueux et doux.