L’enchaînement des événements extérieurs de la vie du comte nous a fait différer jusqu’ici de parler du développement qui s’était fait en lui depuis quelques années, un peu antérieurement à l’époque à laquelle nous sommes arrivé. C’était peu avant sa consécration au saint ministère, c’est-à-dire en 1734. Les reproches que lui adressaient continuellement ses adversaires et les arguments par lesquels Dippel ne cessait d’attaquer dans ses éloquents écrits le dogme de la rédemption, l’engagèrent à soumettre tout de nouveau à un sérieux examen le fondement sur lequel reposait sa foi, en la comparant aux enseignements de l’Écriture Sainte. Il voulait en faire une étude aussi approfondie que possible, et demanda pour cela le concours de ses amis Rothe et Spangenberg et de deux autres théologiens qui se trouvaient alors à Herrnhout. Il commença avec eux ce qu’il appelait des conférences bibliques ; c’étaient des conversations sur certaines portions essentielles de l’Écriture étudiées dans le texte original. C’est à ces conférences que doit son origine une traduction de la première épître de saint Paul à Timothée, que le comte publia cette année-là, et d’autres essais de versions et de paraphrases. Il désirait depuis longtemps donner aux églises d’Allemagne une traduction de l’Écriture plus fidèle au texte original et plus moderne de langage que celle de Luther. « Nous en fîmes l’essai dans nos conférences, » dit Spangenberg, « mais chaque fois que nous lisions notre travail, en regard de la traduction, de Luther, nous étions unanimement d’avis que celle-ci conservait toute sa supériorité, si l’on regardait non pas à telle ou telle expression susceptible d’être corrigée, mais à l’ensemble tel que, par la grâce divine, il est sorti de sa main. »
Cette étude sérieuse de l’Écriture, accompagnée d’un examen sincère de son propre cœur, conduisit Zinzendorf à un résultat qui ne s’était jamais encore présenté à lui avec autant de clarté et de netteté. Ce résultat, c’était que la doctrine du sacrifice expiatoire de Jésus-Christ est le centre même du christianisme, et que toute vraie piété doit se fonder sur la foi vivante au Rédempteur crucifié et sur la communion avec Lui, communion qui procède de cette foi.
Zinzendorf décrit ainsi ce fait de son développement intérieur : « Quelque temps avant que j’entrasse dans l’état ecclésiastique, il se passa dans mon cœur quelque chose de tout particulier. On avait dit que je n’avais jamais été converti comme il faut. En même temps paraissaient les attaques de Dippel contre la justice imputée. Son système me paraissait avoir pour but de supprimer de l’idée de Dieu la notion de sa colère, et tant que je regardai ce système sous cet angle-là, il me plut ; car j’étais alors au point de vue de la théodicée, et le Bon Dieu me faisait peine quand ses actes paraissaient n’avoir pas entre eux un enchaînement suffisamment mathématique. Je cherchais à le justifier à tout prix aux yeux des gens raisonnables ; de sorte que les assertions de Dippel ne m’effrayaient pas trop. Mais lorsque j’en vins à me rendre compte à moi-même de ma conversion, je m’aperçus qu’il y avait dans la nécessité de la mort de Jésus et dans ce mot de rançon (λύτρον) un mystère d’une grande profondeur : mystère devant lequel la philosophie s’arrête court sans pouvoir avancer, mais auquel la Révélation se tient d’une manière inébranlable. Ceci me donna une nouvelle intuition de toute la doctrine du salut. J’en fis d’abord la bienheureuse expérience sur mon propre cœur, bientôt après sur Dippel, — mais celui-ci échappa, entraîné par l’ardeur de la polémique, enfin sur le cœur de mes Frères et compagnons d’œuvre. Et depuis l’année 1734 le sacrifice expiatoire de Jésus est et demeurera éternellement notre trésor, notre devise, notre tout, notre panacée contre tout mal, soit dans la doctrine, soit dans la pratique. »
Deux poésies de Zinzendorf, composées à cette époque, expriment vivement la profonde impression produite sur son âme par cette intuition nouvelle de l’Évangile. L’une se rapporte à la mort de Dippel, arrivée cette année-là ; l’autre, qui contient aussi une allusion au Démocrite chrétien, est un admirable cantique, célèbre dans l’église des Frères et qui commence par ces mots :
« O notre Chef élu ! toi en qui croit notre âme ! fais-nous voir notre grâce dans la marque des clous qui t’ont percé…
Oui ! c’est une chose merveilleuse ! Il semble d’abord qu’elle est au-dessous de la portée d’un enfant, et voilà qu’un homme fait vient y briser sa foi et meurt avant d’être parvenu à y croire ! »
C’est dans cette conception de la doctrine du salut, ramenée tout entière aux souffrances expiatoires de Jésus, que consista dès lors la théologie des Frères. Les expressions bibliques de l’Agneau immolé, de ses plaies par lesquelles nous avons la guérison, de son sang qui nous lave de tout péché, furent celles dont ils se servirent de préférence ; elles se retrouvèrent à chaque page de leurs écrits, dans chacun de leurs cantiques, et constituèrent, si l’on peut s’exprimer ainsi, la couleur locale de Herrnhout. C’est ce que Zinzendorf appelait dans son énergique langage la théologie du sang, de même qu’il désignait d’ordinaire l’église des Frères sous le nom d’église de l’Agneau. « Le sang de Christ », disait-il, « est dans le royaume de Christ ce qu’est l’argent dans le monde, agendarum. » Peut-être une préoccupation trop exclusive de cette face de l’œuvre du salut a-t-elle nui chez les Frères moraves au développement de la spéculation chrétienne et empreint de quelque uniformité leur prédication de l’Évangile. Ce qui est certain, c’est que cet attachement inébranlable au fait central et capital du christianisme a été leur force et les a préservés de bien des écarts. Tandis que les autres communions protestantes devaient s’arrêter sans cesse à jeter tout de nouveau, suivant l’expression de l’épître aux Hébreux (Hébreux 6.1-2), le fondement de la doctrine de Christ, la petite communauté des Frères, laissant les choses qui étaient derrière elle, travaillait par ses écoles, par ses ouvriers, par ses missionnaires, à répandre la connaissance de l’Évangile et à élever le temple du Seigneur sur le seul fondement qui puisse être posé (1 Corinthiens 3.11).