1.[1] Le lendemain, Hérode réunit le Conseil de ses parents et amis ; il y convoqua également les amis d'Antipater. Lui-même présidait avec Varus ; il fit introduire tous les dénonciateurs, parmi lesquels se trouvaient quelques serviteurs de la mère d'Antipater, récemment arrêtés, porteurs d'une lettre de Doris à son fils, rédigée en ces termes : « Puisque ton père a tout découvert, ne te présente pas devant lui, si tu n'as obtenu quelques troupes de l'empereur ». Quand ceux-ci et les autres eurent été introduits, Antipater entra et tomba prosterné aux pieds de son père : « Mon père, dit-il, je te supplie de ne pas me condamner d'avance, mais d'accorder à ma défense une oreille sans prévention, car je saurai démontrer mon innocence, si tu le permets ».
[1] Sections 1-2 Ant., XVI I, 5, 3. Section 3 Ant., 5, 4. Section 4 ibid., 5, 5 et 6 (jusqu'au § 126). Section 5 ibid., § 127-133. Section 6 ibid., § 134-141. Section 7 ibid., 5, 8 et 6, 1 (jusqu'au § 147).
2. Hérode lui hurla de se taire et dit à Varus : « Je suis persuadé, Varus, que toi, et tout juge intègre, vous condamnerez Antipater comme un scélérat. Mais je crains que ma destinée ne vous semble aussi digne de haine et que vous ne me jugiez digne de tous les malheurs pour avoir engendré de tels fils. Plaignez-moi plutôt d'avoir été un père tendre envers de pareils misérables. Ceux que précédemment j'avais tout jeunes désignés pour le trône, que j'avais fait élever à grands frais à Rome, introduits dans l'amitié de César, rendus pour les autres rois un objet d'envie, j'ai trouvé en eux des traîtres. Leur mort a surtout servi les intérêts d'Antipater : il était jeune, il était mon héritier, et en les supprimant c'est surtout à sa sécurité que je veillais. C'est alors que ce monstre impur, gorgé des bienfaits de mon indulgence, a tourné contre moi sa satiété ; il lui a paru que je vivais bien longtemps, ma vieillesse lui pesait, il n'a pu supporter l'idée de devenir roi autrement qu'à la faveur d'un parricide. C'est ainsi qu'il me récompensait de l'avoir rappelé de la campagne où il était relégué, d'avoir écarté les fils nés d'une reine, pour l'appeler à ma succession ! Je confesse, Varus, ma propre démence. Ces fils, je les ai excités contre moi en retranchant, dans l'intérêt d'Antipater, leurs justes espérances. Quand leur ai-je jamais fait autant de bien qu'à celui-ci ?
De mon vivant, je lui ai presque cédé le pouvoir ; je l'ai, dans mon testament rendu public, désigné pour héritier de mon sceptre, je lui ai assigné un revenu particulier de cinquante talents[2], sans compter d'infinies largesses sur mes propres biens ; tout récemment, quand il est parti pour Rome, je lui ai donné trois cents talents et l'ai même recommandé à César, seul de tous mes enfants, comme le sauveur de son père. Et quel crime les autres ont-ils commis comparable à celui d'Antipater ? Quelle preuve fut portée contre eux aussi décisive que celle qui établit sa trahison ? Pourtant le parricide ose parler, il espère, une fois de plus, étouffer la vérité sous ses mensonges ! Varus, c'est à toi de le garder, car moi, je connais le monstre, je devine ses discours spécieux, ses gémissements simulés c'est lui qui me conseilla jadis, du vivant d'Alexandre, de prendre mes sûretés contre lui et de ne pas confier ma vie à tout te monde ; c'est lui qui m'accompagnait jusqu'à ma couche, regardant partout s'il n'y avait pas un assassin caché ; c'est lui qui m'octroyait mon sommeil, assurait ma tranquillité, me consolait du chagrin que m'inspiraient mes victimes, sondait les sentiments de ses frères survivants ; le voilà mon bouclier, mon garde du corps ! Quand je me rappelle, Varus, dans chaque circonstance, sa fourberie et son hypocrisie, je doute de ma propre existence et m'étonne d'avoir pu échapper à un traître aussi profond. Mais puisqu'un mauvais génie s'acharne à vider mon palais et dresse l'un après l'autre contre moi les êtres qui me sont le plus chers, je pleurerai sur mon injuste destinée, je gémirai en moi-même sur ma solitude, mais je ne laisserai échapper au châtiment aucun de ceux qui ont soif de mon sang, quand bien même tous mes enfants devraient y passer. »
[2] D'après Ant., XVI, 250, Antipater avait même reçu en apanage un territoire rapportant 200 talents.
3. A ces mots, l'émotion lui coupa la voix : il ordonna à Nicolas, un de ses amis, d'exposer les charges. Alors Antipater, qui jusque-là était resté prosterné aux pieds de son père, releva la tête et s'écria : « C'est toi-même, mon père, qui viens de présenter ma défense. Comment serais-je parricide, moi qui, de ton aveu, t'ai toujours servi de gardien ? Tu appelles artifice et feinte ma piété filiale. Comment donc moi, si rusé en toute occasion, aurais-je été assez insensé pour ne pas comprendre qu'il était difficile de dissimuler aux hommes mêmes la préparation d'un pareil forfait et impossible de le cacher au Juge céleste, qui voit tout, qui est présent partout ? Est-ce que, par hasard, j'ignorais la fin de mes frères, que Dieu a si durement punis de leur perfidie envers toi ? Et puis, quel motif aurait pu m'exciter contre toi ? L'espérance de régner ? mais j'étais roi ! Le soupçon de ta haine ? mais n'étais-je pas chéri ? Avais-je quelque autre raison de craindre ? mais, en veillant à ta sûreté, j'étais un objet de crainte pour autrui. Le besoin d'argent ? mais qui donc avait ses dépenses plus largement pourvues ?
En admettant que je fusse né le plus scélérat de tous les hommes et que j'eusse l'âme d'une bête féroce, n'aurais-je pas été, mon père apprivoisé par tes bienfaits ? car, comme tu l'as dit toi-même, tu m'as rappelé de l'exil, tu m'as préféré à un si grand nombre de fils ; de ton vivant tu m'as proclamé roi, en me comblant de tous les biens tu m'as rendu un objet d'envie ! O le funeste voyage, cause de mon malheur ! c'est lui qui a laissé le champ libre à la haine et une longue avance aux complots. Mais ce voyage, je l'ai entrepris dans ton intérêt, mon père, pour soutenir ton procès et empêcher Sylléos de mépriser ta vieillesse. Rome m'est témoin de ma piété filiale, et aussi César, le patron de l'univers, qui m'appelait souvent « Philopator ». Prends, mon père, cette lettre de lui. Elle mérite plus de créance que les calomnies qu'on répand ici : qu'elle soit ma seule défense ; voilà la preuve de mon amour pour toi. Souviens-toi que je ne suis pas parti pour Rome de plein gré ; je savais quelle hostilité cachée me guettait dans ce royaume. Et toi, mon père, tu m'as perdu, malgré toi, en m'obligeant à laisser ainsi le champ libre à la haine et à la calomnie. Me voici enfin présent pour réfuter mes accusateurs : me voici, moi, le prétendu parricide, qui ai traversé les terres et les mers sans éprouver aucun dommage. Pourtant, cet indice même d'innocence ne m'a pas servi : Dieu m'a condamné, et toi aussi, mon père. Mais, quoique condamné, je te prie de ne pas t'en rapporter aux aveux arrachés par la torture à d'autres. Apportez contre moi le feu ! Fouillez mes entrailles avec le fer ! N'avez aucune pitié de ce corps impur ! Car si je suis parricide, je ne dois pas mourir sans avoir été torturé ». Ces exclamations, mêlées de gémissements et de larmes, excitaient la pitié de tous et notamment de Varus : seul Hérode restait les yeux secs, dominé par sa colère, et surtout parce qu'il savait que les preuves étaient authentiques[3].
[3] D'après Ant., XVII, 106, les assistants auraient pourtant soupçonné qu'Hérode était ébranlé.
4. Là-dessus Nicolas, comme l'avait ordonné le roi, prit la parole. Il parla d'abord longuement de la fourberie d'Antipater et dissipa les impressions de pitié que celui-ci avait fait naître ; puis il développa un âpre réquisitoire, attribuant à Antipater tous les méfaits commis dans le royaume, en particulier le supplice de ses frères, dont il montra la cause dans les calomnies d'Antipater. Il ajouta que celui-ci ourdissait la perte de ceux qui restaient, les soupçonnant de guetter la succession : et pourquoi celui qui avait préparé le poison pour son père aurait-il épargné ses frères ? Arrivant ensuite aux preuves de l'empoisonnement, il exposa successivement tous les témoignages : il s'indigna qu'Antipater eût fait d'un homme tel que Phéroras un fratricide ; il montra l'accusé corrompant les plus chers amis du roi, remplissant tout le palais de scélératesse. Après avoir ajouté nombre d'autres griefs et arguments, il mit fin à sa harangue.
5. Varus ordonna à Antipater de présenter sa défense. Le prince se borna à dire que Dieu était témoin de son innocence et resta étendu, sans parler. Alors le gouverneur demanda le poison et en fit boire à un prisonnier, condamné à mort, qui rendit l'âme sur le champ. Après quoi, Varus s'entretint secrètement avec Hérode, rédigea son rapport à Auguste, et partit au bout d'un jour. Le roi fit mettre aux fers Antipater et envoya des messagers à César pour l'informer de cette catastrophe.
6. On découvrit ensuite qu'Antipater avait comploté aussi contre Salomé. Un des serviteurs d'Antiphilos vint de Rome, apportant des lettres d'une suivante de Livie, nommée Acmé. Elle mandait au roi qu'elle avait trouvé des lettres de Salomé dans la correspondance de Livie et les lui envoyait secrètement pour l'obliger. Ces lettres de Salomé, qui contenaient les injures les plus cruelles envers le roi et un long réquisitoire, Antipater les avait forgées, et il avait persuadé Acmé, en la soudoyant, de les envoyer à Hérode. Il fut convaincu de ce faux par une lettre que lui écrivait cette femme en ces termes : « Selon ton désir, j'ai écrit à ton père et je lui ai adressé les lettres en question, certaine qu'après les avoir lues, il n'épargnera pas sa sœur. Tu feras bien, quand tout sera achevé, de te rappeler tes promesses ».
7. Après avoir saisi cette lettre et celles qui avaient été composées contre Salomé, le roi conçut le soupçon qu'on avait peut-être aussi forgé les lettres qui avaient perdu Alexandre[4]. Il fut pris d'un véritable désespoir à la pensée qu'il avait failli tuer aussi sa sœur à cause d'Antipater ; il ne voulut donc plus attendre pour le châtier de tous ces crimes. Mais au moment où il se préparait à sévir contre Antipater, il fut atteint d'une grave maladie : il écrivit cependant à César au sujet d'Acmé et des intrigues tramées contre Salomé ; puis il demanda son testament et le modifia. Il désigna pour roi Antipas, laissant de côté ses aînés, Archélaüs et Philippe, qu'Antipater avait également calomniés. Il légua à Auguste, outre des objets de prix[5], mille talents ; à l'impératrice, aux enfants, amis et affranchis de l'empereur, environ cinq cents talents ; il partageait entre ses autres enfants[6] une assez grande quantité de terres et d'argent et honorait sa sœur Salomé des présents les plus magnifiques.
[4] Il s'agit de la lettre supposée d'Alexandre au commandant de la place d'Alexandrion, supra., I, XXVI, 3.
[5] σὺν τοῖς δίχα χρημάτων (χρυσωμάτων Bekker) δώροις : texte altéré.
[6] Nous lisons avec Destinon παισί (mss. ἅπασι).