Ici se place une tentative d’esquiver la question même que nous posons. On nous dit : La solidarité n’est ni juste ni injuste, la conscience n’a point à l’apprécier ; et cela précisément parce qu’elle est un fait, un fait de nature, une loi naturelle dont il n’appartient pas à la conscience de connaître. Elle relève, en tant que loi naturelle, d’un ordre différent de celui de la loi morale. L’existence de l’humanité est fondée sur elle. Soit! Il faut donc l’admettre, l’individu la subit nécessairement. Soit encore! Mais s’il commence par la subir, il doit finir par la vaincre. La solidarité, c’est la base d’où nous devons partir pour nous élever plus haut ; nous ne la subissons d’abord que pour la mieux dominer, la mieux compter, la mieux nier ; et nous en triompherons dans la mesure où nous deviendrons plus individuels. Le but, le devoir, le triomphe, c’est que l’individu soit l’auteur de son être moral. Comme les autres lois de la nature, la solidarité n’existe donc qu’afin de fournir à la volonté libre l’obstacle et la matière nécessaires à son exercice ; et cet exercice consiste à diminuer la force de la solidarité jusqu’à l’anéantir. Elle est moyen, non pas but. Le but, c’est l’individualité surgissant sur les ruines de la solidarité.
Je ne vous étonnerai probablement pas beaucoup en vous disant que cette conception des rapports respectifs de l’individualité et de la solidarité fut longtemps la mienne ; de mon côté, je ne m’étonnerais pas qu’elle fût celle de la plupart d’entre vous. De toutes, c’est la plus facile à concevoir et celle qui se présente la première à l’esprit. Elle a une part de vérité considérable, qui consiste précisément à reconnaître que l’individualisation est un devoir, que l’individualité n’est pas donnée toute faite, mais qu’elle est une œuvre de la liberté. Pour employer une image assez juste : que la solidarité étant la matière première donnée par la nature, en quelque sorte le marbre brut où la statue doit être taillée, l’individualité consiste précisément dans la statue qui doit sortir et se dégager du bloc, et qu’elle s’en dégage à coups d’efforts moraux, sous le marteau de l’épreuve et le ciseau du devoir. La conception est celle d’un solidarisme initial, puisqu’elle prend en considération la solidarité comme fait initial, mais d’un individualisme terminal, en ce sens que la fin et le terme de la vie humaine se trouvent placés dans l’affranchissement et la négation de toute solidarité. Elle sépare complètement la solidarité, fait naturel et nécessaire, de l’individualité, fait moral et libre, et les oppose comme antagonistes. Cette séparation, cet antagonisme sont-ils vrais ? Se soutiennent-ils dans l’expérience ? La fin de l’existence humaine peut-elle être donnée dans l’individualisation exclusive, de toute solidarité ? Nous ne le pensons pas — ce serait exclure l’amour de l’univers moral —, et nous tenons en conséquence cette tentative de reléguer la solidarité dans le domaine physique pour fautive. La solidarité est un fait moral autant que naturel. Nous ne croyons pas qu’il y ait antagonisme entre la solidarité et l’individualité. La solidarité n’est pas seulement un point de départ à dépasser un obstacle à franchir ; elle est un but à poursuivre, une fin à réaliser et qui fait partie intégrante de la vocation humaine. Placée comme fait accompli (dans le domaine de la nature) à notre entrée dans la vie, et comme une chose à réaliser au terme de la carrière (comme solidarité morale), la solidarité se trouve à chaque degré intermédiaire, inséparablement unie à la liberté, condition constante de la liberté, et cela non pas en fait simplement, mais (remarquez-le, car cela est considérable) en droit, c’est-à-dire de par les injonctions mêmes de la conscience. En un mot, la solidarité est constitutive du monde moral autant que du monde physique.