Je suis fâché d’employer ce terme peu courant. Il m’est imposé par M. Chapuis, qui conteste précisément que nous soyons capables même d’apercevoir le miracle phénoménal. Comme c’est une prétention nouvelle et capitale de son livre, je suis bien obligé d’en dire un mot. Son argument est celui-ci : « Étant donnée la constitution de notre esprit, nous saisissons forcément les phénomènes au travers de la catégorie de la loi », d’où il résulte « qu’il n’y a pas de surnaturel dans le monde physique, pas de miracles objectifs » ou que, « s’il y en avait, nous serions incapables de les concevoir et de les percevoir comme tels, puisqu’ils seraient en dehors de la loi ». Et encore : « Le miracle, en tant que partie intégrante de la réalité phénoménale, est exclu par définition du champ des phénomènes perceptibles à notre structure mentale. » Et encore : « Ce n’est point de l’orgueil que de demander que le phénomène qui manifeste la divine intervention soit perceptible à l’esprit… Tout au moins faudrait-il que chaque prodige divin soit accompagné d’un second prodige qui nous ferait un état mental susceptible de le percevoir. »
Le surnaturel physique, le miracle proprement dit, étant par définition un hors la loi dont l’origine n’est pas dans l’enchaînement nécessaire des phénomènes, mais dans un acte libre, il échapperait par nécessité à notre aperception mentale, dont l’exercice est entièrement dominé et régi par la loi naturelle, qui n’est pas dans les choses seulement, mais surtout dans l’esprit. — Il faut avouer que la prétention est forte, en présence de l’affirmation universelle, et commune au genre humain, du miracle. Il est logiquement dur d’affirmer que la mentalité humaine n’est pas faite pour observer ou concevoir le miracle, et d’être obligé de constater qu’elle croit l’observer, et qu’elle le conçoit, universellement. Et si vous dites que ce n’est que par une ferme illusion, la difficulté devient plus dure encore. Car si les faits ne donnent pas le miracle, c’est alors la seule mentalité humaine qui en porte le poids, elle seule qui en trahit le besoin, qui le demande, qui l’exige — qui donc, est organisée pour lui.
La thèse de M. Chapuis nous semble se heurter à un démenti historique, qui dénonce une erreur. Et l’erreur, la voici : c’est que la loi « au travers de laquelle nous saisissons les phénomènes » n’est pas uniquement celle de la causalité nécessaire (déterminisme), mais celle de la causalité tout court. Il faut distinguer ici le double point de vue auquel l’esprit peut se mettre, et dont je vous parlais en commençant : le point de vue scientifique et le point de vue humain ; distinguer l’attitude du savant d’avec l’attitude de l’homme, et ne pas oublier que la première est subordonnée à la seconde ; que le savant n’est pas l’homme, mais une fonction de l’homme. Lorsque nous percevons et pensons en fonction scientifique, comme savants, nous le faisons, il est vrai, sous la catégorie du déterminisme, de la causalité nécessaire ; mais lorsque nous percevons et pensons en fonction humaine, comme hommes, nous le faisons sous la catégorie de la cause (libre ou nécessaire). Comme savant nous disons : tout phénomène a une cause naturelle et nécessaire, autrement il n’y aurait pas de science possible ; comme homme nous disons : tout phénomène a une cause, cette cause peut être nécessaire ou libre, mais il faut qu’elle existe.
Ce qui nous importe comme homme, ce n’est pas que la cause d’un phénomène soit libre ou nécessaire, mais que le phénomène ait une cause. En sorte que, si vous définissez « la loi à travers laquelle nous saisissons forcément les phénomènes » comme la loi de causalité tout court, nous dirons que, loin que cette loi nous rende le miracle imperceptible, c’est en vertu même de cette loi de notre esprit, que nous saisissons le miracle comme tel, c’est-à-dire comme un effet dont les antécédents nécessaires n’expliquent pas la production, mais qui suppose l’intervention d’une cause libre.
On demandera peut-être comment, dans un effet, nous sommes capables de discerner l’intervention d’une cause libre ! — Comment ? Mais exactement comme nous le faisons tous les jours dans la vie ordinaire, dans nos rapports avec nos semblables. C’est un fait, ce n’est pas une spéculation, que, dans la vie ordinaire, nous savons distinguer un acte libre d’avec un phénomène nécessaire. En réclamant la capacité de discerner le miracle et de le distinguer comme miracle d’avec les faits naturels, nous ne réclamons pas autre chose (car le miracle n’est pas autre chose que l’effet d’un acte libre).
Si l’on demande quelle est en nous la raison de cette capacité, nous répondrons qu’elle se fonde sur le sentiment que nous avons de notre propre liberté. Nous sachant cause et cause libre, nous jugeons par analogie qu’il y a ou qu’il peut donc y avoir d’autre cause libre que nous.
Si l’on demande quelle est en nous la raison de notre capacité à parler de miracles divins (d’effets d’une causalité divine), nous répondrons, que d’une manière générale, cette capacité nous est fournie par notre sentiment religieux. Et, si nous allons au fond, nous trouverons que notre sentiment religieux, se fondant sur l’action divine dont nous sommes les objets par l’obligation, c’est parce que nous portons en nous-mêmes le témoignage d’une activité immédiate de Dieu sur nous. De nouveau nous jugeons par analogie, ou du moins nous sommes inclinés à juger de la sorte, dans la mesure où nous sommes plus attentifs au témoignage de l’obligation de conscience, dans la mesure où nous réalisons mieux l’attitude que nous commande l’obligation. Sujets d’une action divine immédiate, nous saisissons la possibilité d’autres actions divines semblables par l’expérience même que nous en faisons. Tant il est vrai que l’organe du surnaturel se trouve, comme je l’ai déjà indiqué, dans la conscience.
Maintenant j’avoue que, s’il s’agit, non plus de la possibilité, mais de la réalité du miracle physique et de son caractère rédempteur, M. Chapuis a raison lorsqu’il demande « un premier et initial miracle, qui transforme notre état mental de manière à lui rendre perceptibles et assimilables des faits qui, dans notre mentalité présente [naturelle, c’est-à-dire déchue], sont pour nous inassimilables et demeurent lettre close ». Cette précaution n’est point outrecuidante. Son seul tort est d’être formulée comme un défi. L’Évangile y répond. Saint Paul la postule et la réclame lorsqu’il dit : « L’homme psychique (naturel) ne comprend point les choses qui sont de Dieu, car elles lui paraissent une folie, et il ne les peut entendre parce que c’est par l’Esprit qu’on en juge. L’homme spirituel, au contraire, juge de toutes choses » (1 Corinthiens 2.14-16). Cette affirmation, vous le sentez, n’est rien, si elle n’est celle d’une expérience religieuse personnelle. Serait-elle exclusive à l’apôtre ? Nullement. L’expérience, générale confirme et corrobore cette prétention. C’est ce qu’exprime un chrétien, lorsqu’il avoue que la Bible, par exemple, est devenue pour lui, depuis qu’il est chrétien, tout autre chose que ce qu’elle était auparavant, qu’il la comprend bien mieux et bien autrement, et que, d’une manière générale, il est entré, par l’expérience du christianisme, dans un univers, dans un ordre de choses nouveau, qu’il pressentait a peine auparavant comme possible, qu’il possède maintenant comme réel. Ce fait est constant et il est constitutif de ce que je me suis permis d’appeler la noétique chrétienne. Que signifie-t-il par rapport à notre sujet ? Il veut dire que l’expérience du surnaturel moral de la rédemption par laquelle notre mentalité, c’est-à-dire notre conscience psychologique, morale et religieuse est transformée, nous introduit dans l’ordre de la rédemption, dans le « royaume de Jésus-Christ », comme disait saint Paul, et que, nous plaçant au centre de cette rédemption, elle nous permet de juger de tout ce qui s’y rattache ou en fait partie avec une compétence, une sûreté et une certitude que nous n’avions pas auparavant. Une nouvelle expérience, celle du salut en Jésus-Christ, nous donne une nouvelle base de jugements et d’analogies, parce qu’elle nous a mis dans une position nouvelle, et que la position où nous sommes par rapport au réel, décide de notre aperception du réel. Le point de vue fait tout, et la position fait le point de vue. Et comme précédemment nous jugions de la possibilité du miracle en général par analogie avec notre expérience de la liberté et de l’obligation, maintenant nous jugeons de la réalité du miracle rédempteur par analogie avec la réalité et le caractère de l’expérience rédemptrice dont nous sommes devenus les objets.
Il y aurait beaucoup à dire. J’indique la voie à suivre. A vous d’y marcher. Et ceci nous amène à notre dernier point.