Entre les docteurs latins qui défendirent au ive siècle la foi de Nicée, il y a lieu évidemment de distinguer ceux qui écrivirent avant son triomphe définitif, et ceux dont les ouvrages sont sensiblement contemporains de ce triomphe ou même sont postérieurs au concile de Constantinople de 381. Dans le premier groupe il faut ranger saint Hilaire, Phebadius, Victorin et Zenon. Ils sont naturellement de beaucoup les plus importants pour l’histoire de la lutte contre l’arianisme en Occident au ive siècle.
Hilaire tient sa doctrine de saint Athanase ; Phebadius et Zenon paraissent avoir lu Tertullien et en avoir gardé quelque chose ; Victorin se classe à part et établit moins le dogme par l’Écriture qu’il ne cherche à l’expliquer par la raison.
La première chose à faire pour réfuter les ariens était de se dégager du sabellianisme dont ils accusaient sans cesse les orthodoxes d’être fauteurs. Saint Hilaire établit avec soin la distinction des personnes : « Non persona Deus unus est, sed natura ». « Non unum subsistentem sed substantiam non differentem. » Le Père et le Fils sont deux personnes distinctes. Chacune de ces personnes est parfaite en soi, et bien que le Fils soit vertu, sagesse, gloire, le Père n’en est pas moins puissant, sage et glorieux. Mais la seconde personne n’est pas faite, créée par la première, le Fils est engendré, et engendré ab aeterno. Jusque-là Hilaire pouvait s’entendre, sinon avec les ariens purs ou anoméens, du moins avec les homoiousiens ; mais il fallait pousser plus loin. Le Père et le Fils sont deux personnes distinctes. Par où et comment ne sont-ils qu’un Dieu ? D’abord, répond Hilaire, parce qu’ils sont strictement égaux ; ils possèdent l’un et l’autre pleinement la divinité : « Plenitudo in utroque divinitatis perfecta est. Non enim diminutio Patris est Filius, nec Filius imperfectus a Patre est. » Les textes de l’Écriture qui paraissent insinuer l’infériorité du Fils vis-à-vis du Père (Jean.14.28) ou son ignorance (Marc.13.32) ne prouvent rien. Ensuite, ils ne sont qu’un seul Dieu parce qu’ils ont une même substance : « Absolute Pater Deus et Filius Deus unum sunt non unione personae, sed substantiae unitate ». C’est ce qu’exprime le mot ὁμοούσιος (homoousion). Il ne signifie pas que les deux personnes sont identiques, ni que la substance divine est partagée entre elles deux, ni qu’elles participent toutes deux à une substance qui leur serait antérieure, mais que le Fils, tout en étant distinct, a reçu du Père la substance par laquelle il est tout ce qu’est le Père : « Sit una substantia ex naturae genitae proprietate, non sit aut ex portione, aut ex unione, aut ex communione. » On a prétendu qu’Hilaire entendait ὁμοούσιος dans le sens d’ὁμοιούσιος et l’unité de substance du Père et du Fils d’une unité purement spécifique. C’est une erreur, et ce que nous venons de dire le montre assez. Hilaire assurément a fréquenté le parti homoiousien, et n’a pas craint de s’unir à lui pour repousser les anoméens ; il s’est efforcé, dans l’intérêt de la paix et afin de le gagner, d’interpréter bénignement ses formules de foi, et de montrer qu’elles manquaient de logique plus que de vérité ; mais il n’a pas hésité dans ses propres conclusions. Oui, à son avis, on peut admettre à la rigueur l’ὁμοούσιος, puisque la parfaite ressemblance en Dieu entraîne l’unité de substance ; mais cette expression prête d’ailleurs à des ambiguïtés. Mieux vaut la formule nicéenne : elle marque plus clairement l’unité substantielle du Père et du Fils.
La doctrine d’Hilaire se retrouve dans Phebadius, avec cette nuance, que le dernier n’ayant pas été en contact avec les Orientaux, reste davantage dans la rigueur latine : « Tenenda est igitur, ut diximus, regula quae Filium in Patre et Patrem in Filio confitetur ; quae unam in duabus personis substantiam servans, dispositionem divinitatis agnoscit. » Cette « dispositio divinitatis » vient de Tertullien. Mais voici qui est plus strict : « Pater et Filius etsi duae personae creduntur, ratione tamen et substantia unus sunt. » De là l’ὁμοούσιος énergiquement défendu ; de là l’éternité absolue du Fils, et le rejet de toute génération temporelle ; de là l’égalité parfaite du Père et du Fils : « Totum Patri ascribimus quod est Filius, et totum Filio quod Pater est. — Quid est enim Filius de eo quod Pater est ? Alius idem. » De là enfin cette conclusion que si le Verbe s’est manifesté dans les théophanies de l’Ancien Testament — comme l’auteur l’admet, — il ne s’y est cependant pas rendu visible dans sa substance ; il l’était seulement par les formes extérieures qu’il avait momentanément revêtues.
Zénon lui aussi a lu Tertullien ; mais il n’a pas su toujours le corriger, et il en a reçu dans sa doctrine trinitaire des concepts que l’on est surpris de rencontrer encore dans la deuxième moitié du ive siècle. Car l’évêque de Vérone proclame sans doute l’unité de substance du Père et du Fils : ils sont comme deux mers qu’emplit la même eau : le Père s’est reproduit dans le Fils tout en restant ce qu’il était ; il proclame leur égalité « O sancta aequalitas ac sibi soli dignissima individuae deitatis… Deus in alio se inferior esse quemadmodum potest, quidquid enim uni ex duobus indiscrete in omnibus sibimet similantibus detraxeris, cui detraxeris nescis » ; mais quand il en vient à la naissance éternelle du Verbe, son langage se trouble : il reprend celui des apologistes sur le double état du Logos, d’abord dans le sein du Père et alors presque simple attribut de la divinité, puis proféré pour la création et acquérant sa pleine personnalité. On est ramené près de deux siècles en arrière par ces archaïsmes.
Il est inutile de nous appesantir sur la façon dont saint Ambroise, Faustin et Niceta traitent ce sujet des rapports du Fils et du Père : il faudrait répéter ce que nous avons écrit à propos d’Hilaire et de Phebadius. Car saint Ambroise, remarquons-le bien, encore qu’il ait été un des maîtres de saint Augustin, se tient beaucoup plus près que lui de la conception trinitaire des Grecs. Pour l’évêque de Milan, le Père est toujours posé le premier, comme la racine et la source du Fils et de toute la Trinité : « Fons Pater Filii est, quia radix Pater Filii est ». Le Fils est Fils parce qu’engendré, Verbe parce que proféré : « Ex utero generavit ut Filium ; ex corde eructavit ut Verbum » ; engendré et proféré ni par un acte libre de la volonté, ni par contrainte proprement dite, mais par une nécessité de nature supérieure à la fois à la contrainte et à la volonté libre. Il est temps d’en venir à Victorin, et d’examiner les contributions nouvelles qu’il apporte à la question qui nous occupe.
Victorin est amené à écrire sur cette question par les objections qu’un arien, nommé Candidus, lui a faites contre la doctrine nicéenne. Candidus, dans son Liber de generatione divina, 1-7, a objecté qu’on ne saurait imaginer en Dieu une génération. Elle blesserait son immutabilité parce qu’elle suppose un changement (mutatio), sa simplicité par ce qu’elle emporte une division, une séparation. D’autre part, un Verbe engendré ne saurait être Dieu, puisqu’il aurait passé d’un état à un état ; il ne saurait être consubstantiel au Père : « Ex quibus apparet quoniam neque consubstantiale est quod generatur, neque sine conversione generatio a Deo ».
Victorin s’efforce, par la philosophie, de résoudre ces difficultés, tout en reconnaissant combien il est malaisé de traiter de ce qui regarde Dieu. Il remarque d’abord que toute action implique un mouvement : « Facere nonne motus est ? » ; mais il n’est pas vrai que tout mouvement implique un changement, une mutatio. Dieu est éternellement en action, en mouvement : il se meut sans cesse. Ce mouvement est une faction, une création par rapport aux êtres contingents, mais par rapport au Verbe c’est une génération ; génération éternelle comme le mouvement dont elle est le terme, et parce que le Verbe, ayant été l’instrument de la création, a donc préexisté à toute créature. Sans doute, Victorin laisse échapper çà et là quelques expressions incorrectes : le Père est antiquior, le Fils iunior ; le Père a créé le Logos ; mais sa pensée n’est pas douteuse. Le Verbe est éternel et consubstantiel au Père : « Ὁμοούσιον ergo et filius et pater, et semper ita, et ex aeterno et in aeternum ». Le Père et le Fils sont quelque chose d’un et de simple : « Unum ergo et simplex ista duo ».
Cette conclusion est celle qui ressort de tout ce que Victorin nous dit des rapports du Fils avec le Père.
Le Fils est le terme de la volonté du Père, ou plutôt sa volonté en acte : « Pater ergo cuius est voluntas, filius autem voluntas est, et voluntas ipse est λόγος ». Toute volonté est enfant ; le λόγος est donc Fils : « Omnis enim voluntas progenies est… λόγος ; ergo filius ». Et comme Dieu atteint tout par une volonté unique, il n’y a qu’un Fils. Et comme ce Fils procède par la volonté, il est « non a necessitate naturae sed voluntate magnitudinis Patris » : ce qui ne veut pas dire que cette génération est libre, mais qu’elle a pour principe la volonté.
De même que le Fils est la volonté actuée du Père, aussi est-il le terme de sa connaissance, ou plutôt l’image par laquelle le Père se connaît lui-même : « Est autem lumini et spiritui imago… filius ergo in Patre imago et forma et λόγος ». De là il suit, d’un côté, que le Verbe est distinct du Père, comme l’image est distincte du sujet connaissant, mais d’un autre côté, qu’il lui est identique, parce qu’il le représente à lui-même. Il y a « alteritas nata » mais qui « cito in identitatem revenit ».
Puis, se lançant définitivement dans la théorie néoplatonicienne de Dieu et de ses rapports avec le monde, Victorin représente ceux du Père et du Fils absolument comme ceux de l’Un et du νοῦς dans la philosophie de Plotin. Le Père est l’absolu, l’inconditionné, l’être transcendant qui semble n’avoir ni attribut, ni détermination quelconque, inconnaissable, invisible : le Fils est ce par quoi le Père se conditionne, se précise, se détermine, se limite en quelque sorte, se met en relation avec le fini, devient connais-sable et tombe sous notre étreinte. Le Père est la substance, le Fils est plutôt la vie ; le Père est le sur-être, le Fils l’être simplement.
D’une manière générale donc, on peut dire que le Verbe, d’après Victorin, est l’actuation de la puissance active qu’est le Père. Et ainsi, en un sens, il est vrai que le Verbe est inférieur au Père, parce qu’il le tire de sa transcendance et le rapproche du fini, parce que lui-même en reçoit la vie. Il lui est à la fois inférieur et égal : égal, car le Père a tout donné au Fils, sa substance et sa dignité ; inférieur, car le Fils tient tout du Père comme de son principe. Le subordinatianisme enseigné par Victorin, on le voit, se rapporte non à la nature mais à la personne du Verbe : il est une conséquence de la condition de Fils.
Les controverses qui s’agitaient en Orient sur le Saint-Esprit ne pouvaient non plus laisser indifférents les écrivains latins du ive siècle. On a de Niceta un traité De Spiritus sancti potentia, qui fait partie de ses Libelli instructionis, et de saint Ambroise un De Spiritu Sancto paru en 381. Quant à saint Jérôme, sollicité d’écrire sur le sujet, il préféra traduire — en le remaniant un peu — l’ouvrage de Didyme dont il a été question plus haut. De tous nos auteurs saint Hilaire est le seul qui — par ménagement pour les semi-ariens évidemment — ne nomme pas expressément le Saint-Esprit Dieu. Il n’en affirme pas moins que le Saint-Esprit n’est pas une créature, qu’il n’est pas étranger à la nature divine, qu’il est de la même substance que le Père et le Fils. Phebadius, Zénon, Faustin, Niceta et les autres tiennent plus expressément encore le même langage. Pour Victorin, s’il paraît quelquefois — par suite de l’imprécision du mot spiritus — confondre le Saint-Esprit avec le Fils, il l’en distingue cependant comme on distingue l’intelligence de la vie ; comme on distingue la voix de la bouche qui l’émet ; il dit que le Fils et l’Esprit sont deux, encore qu’ils aient même essence entre eux et avec le Père : « Est enim Pater loquens silentium, Christus vox, Paracletus, vox vocis ». « Vivere quidem Christus, intellegere Spiritus ». « Una substantia tribus a substantia Patris : ὁμοούσια ergo tria, hoc est simul οὐσία… ergo ὁμοούσιοι sunt, unam et eamdem substantiam habentes ».
Reste la question de l’origine du Saint-Esprit. Depuis Tertullien, la doctrine de l’Occident comme celle de l’Orient en était restée à la formule : a Patre per filium. Mais on pouvait l’interpréter diversement, ou bien en ne voyant dans le Fils qu’un milieu par où la substance du Père est communiquée au Saint-Esprit, ou bien en faisant du Fils conjointement avec le Père un vrai principe actif producteur de l’Esprit-Saint. C’est à ce dernier sens que s’arrête la théologie latine. Elle y est amenée par le texte Jean.16.15 ; mais elle n’ose dire d’abord que le Saint-Esprit procède du Fils, puisque l’Évangile n’emploie pas cette expression. Ainsi saint Hilaire, ayant écrit que le Saint-Esprit reçoit du Fils sa nature même et ce que le Fils a reçu du Père, se demande si recevoir du Fils est le même acte que procéder du Père. Il n’ose trancher la question ; mais il remarque que, en tout cas, en recevant du Fils, le Saint-Esprit reçoit du Père, puisque tout ce que le Fils donne au Saint-Esprit lui vient du Père. Le Saint-Esprit est donc « res naturae Filii, sed eadem res et naturae Patris est ». D’où la conclusion que le Saint-Esprit est du Père par le Fils : « Quod ex te per eum (Filium) Sanctus Spiritus tuus est, etsi sensu quidem non percipiam, sed tamen teneo conscientia ». — Même doctrine, sans le mot précis, chez Phebadius : « Misit nobis (Filius) Spiritum Sanctum de propria sua et ipsa una substantia sua… De meo, inquit, accipiet (Jean.16.15) ; ex eo utique quod est Filius, quia et Filius de eo quod Pater est ». — Même réserve dans saint Ambroise, bien qu’il enseigne très clairement que le Fils est le principe du Saint-Esprit : « Quae Filio incognita putas, ea de Filio Spiritus sanctus accepit. Accepit autem per unitatem substantiae, sicut a Patre Filius ». — « Eo quod apud te… Deus omnipotens, Filius tuus fons vitae sit, hoc est fons Spiritus sancti, quia Spiritus vita est ». — Et enfin même enseignement dans Victorin. Par un mouvement unique, dit-il, uno motu, le Père produit le Fils et l’Esprit-Saint : « Unus motus utrumque in existentiam protulit » ; mais par ce mouvement le Père ayant donné au Fils tout ce qu’il a, — même de pouvoir se communiquer, — le Fils l’a donné à son tour à l’Esprit-Saint : « Et quia quae habet Pater filio dedit omnia, ideo et filius qui motus est, dedit omnia Spiritui sancto ». Et ainsi le Père reste toujours la source première ; et il est vrai, en un sens, que ce n’est pas le Fils qui donne, mais le Père ; mais cependant le Fils donne aussi, et produit comme principe subordonné : « Sicuti enim a gremio patris et in gremio filius, sic a ventre filii Spiritus ».
Le rôle du Saint-Esprit dans la vie intime de Dieu est d’être le lien des deux autres personnes. Cette pensée de Zénon de Vérone est fortement inculquée par Victorin. L’Esprit-Saint est « patris et filii copula » : « Primo connectis duo, esque ipsa tertia complexio duorum ». Avec lui la Trinité est complète. La formule latine qui en exprime le mystère est et reste celle de Tertullien : una substantia, tres personae : « Tres personas unius substantiae et unius divinitatis confitentes », personnes qui n’ont qu’une vertu, une opération, une volonté, un pouvoir comme elles n’ont qu’une substance. Saint Jérôme écarte, comme suspecte d’arianisme, la formule cappadocienne trois hypostases : le mot hypostase, à son sens, correspondant à essence. En revanche, au mot personne Victorin préférerait le mot subsistance : « Dictum de una substantia tres subsistentias esse, ut ipsum quod est esse subsistat tripliciter, ipse Deus et Christus, id est λόγος, et Spiritus sanctus ». Ces trois subsistances sont l’une dans l’autre par la circumincession : « uterque in utroque — omnes in alternis existentes ». Elles sont entre elles dans le même rapport que l’être, la vie et l’intelligence, la vie qui est le Fils n’étant qu’une forme de l’être qui est le Père, comme l’intelligence, qui est l’Esprit-Saint, n’est qu’une forme de la vie qui est le Fils. Par cet effort vigoureux pour ramener aux catégories plus générales de l’ontologie les données trinitaires de la foi, Victorin se pose en précurseur, non seulement de saint Augustin, mais des plus hardis scolastiques.