Le second volume de cet ouvrage a signalé les condamnations que les conciles et les papes avaient portées dans le premier tiers du ve siècle contre le pélagianisme, et l’enseignement que saint Augustin avait développé contre cette erreur. Les premiers avaient insisté presque exclusivement sur l’existence du péché originel et sur la nécessité de la grâce pour les bonnes œuvres ; saint Augustin avait pénétré plus profond, et retourné à peu près sous toutes ses faces le problème de notre vie surnaturelle. Mais quelle que fût l’autorité personnelle de l’évêque d’Hippone, on ne pouvait la confondre avec celle de l’Église ; et certaines de ses théories, celle de la distribution de la grâce par exemple et celle de la prédestination, étaient bien trop violentes, au moins dans leur expression, pour ne pas occasionner des malentendus et soulever de légitimes répugnances.
C’est ce qui ne tarda pas à se produire. Nous savons que, dès 427, la lecture dans le monastère d’Adrumète, dans la Byzacène, de la lettre cxciv d’Augustin au prêtre Sixte y provoqua des querelles et des troubles. Le moine Florus, qui l’avait fait connaître, fut accusé par plusieurs de ses confrères de nier la liberté et la juste rétribution des œuvres par Dieu au jour du jugement. Un autre moine, de son côté, avait conclu de l’enseignement du maître que toute correction devenait inutile, puisque Dieu faisait tout en nous, et que nous n’étions pour rien dans nos actions. Il fallut que saint Augustin lui-même intervînt pour dissiper les malentendus, écarter les conclusions outrées et expliquer ses écrits antérieurs. Il le fit dans deux traités, De gratia et libero arbitrio et De correptione et gratia, qui paraissent en effet avoir ramené la paix à Adrumète.
Ceci n’était qu’une escarmouche. La vraie bataille se préparait dans le sud de la Gaule. Là, on admettait les décisions des conciles africains et des papes, mais on n’allait pas plus loin. Plusieurs des théories augustiniennes y semblaient des exagérations dangereuses, sinon des erreurs manifestes. Malheureusement, on y confondit avec ce qui était théorie discutable ce qui était vérité certaine : on ne sut pas tirer des décisions antérieures les conséquences voulues, et, tout en repoussant en gros le pélagianisme, on en conserva quelques affirmations plus subtiles. En face des questions abstruses qui s’agitaient, on resta ou l’on devint hérétique par crainte de verser dans l’hérésie contraire. C’est le cas des semi-pélagiensa.
a – Notons que le mot semi-pélagianisme est inconnu à l’antiquité. Saint Prosper désigne les semi-pélagiens comme les « pelagianae pravitatis reliquiae » (Inter epist. August., epist. 225.7). Le mot est cependant assez juste.
Le premier auteur de cette époque en qui se montrent d’une façon consciente les idées semi-pélagiennes est l’abbé de Saint-Victor de Marseille, Jean Cassien. Cassien avait séjourné en Égypte, en Palestine, à Constantinople où il avait reçu le diaconat des mains de saint Chrysostome. Ce dernier maître avait fait sur lui une impression profonde ; et cette circonstance explique assez bien qu’il n’ait éprouvé que peu de goût pour les doctrines de saint Augustin. Ayant encore dans l’oreille les continuelles exhortations de saint Chrysostome à l’effort et à l’action personnelle, devant lui-même chaque jour pousser ses moines dans la voie du renoncement et du sacrifice, Cassien ne pouvait comprendre l’espèce de passivité à laquelle il semblait que l’évêque d’Hippone réduisît la volonté humaine sous l’action de la grâce. Si Dieu fait tout en nous, où est le mérite ? Et si nous ne pouvons rien sans la grâce, que devient notre liberté ?
C’est surtout dans la conférence xiii, De protectione Dei, écrite entre les années 420-426, que Cassien a exposé ses principes. Il semble d’abord abonder dans le sens de saint Augustin, et affirme « non solum actuum verum etiam cogitationum bonarum ex Deo esse principium, qui nobis et initia sanctae voluntatis inspirat, et virtutem atque opportunitatem eorum quae recte cupimus tribuit peragendi ». Les hommes ont besoin du secours de Dieu « in omnibus », et l’humaine fragilité ne peut rien « quod ad salutem pertinet per se solam, id est sine adiutorio Dei perficere » (6). Mais bientôt Cassien précise son enseignement. Il pense que de nous-mêmes nous pouvons avoir, quelquefois du moins, un commencement de bonne volonté : « In his omnibus et gratia Dei et libertas nostri declaratur arbitrii, et quia suis interdum motibus homo ad virtutum appetitus possit extendi, semper vero indigeat adiuvari… Etiam per naturae bonum quod beneficio creatoris indultum est, nonnunquam bonarum voluntatum prodire principia, quae tamen, nisi a Domino dirigantur, ad consummationem virtutum pervenire non possunt » (9). Une liberté qui ne permettrait pas à l’homme de vouloir et de pouvoir le bien « asemetipso » ne serait pas une vraie liberté (12). Aussi Dieu, pour dispenser sa grâce, exige-t-il et attend-il quelquefois de nous des efforts préalables, « ut nonnunquam etiam ab eo (arbitrio) quosdam conatus bonae voluntatis [gratia Dei] vel exigat vel exspectet » (13). Les hommes sont appelés par lui diversement : les uns, comme André et Pierre, le sont sans qu’ils y aient songé ; d’autres, comme Zachée, le sont après s’être déjà tournés vers Dieu (ad conspectum se Domini fideliter extendentem) ; d’autres enfin, comme Pau], sont en quelque sorte entraînés malgré eux (invitum ac repugnantem) (15, 17, 18).
Appelé par Dieu et éclairé de sa lumière, l’homme peut de lui-même croire et avoir la foi (14), car il peut librement et de lui-même rejeter ou suivre la grâce de Dieu : « Manet in homine semper liberum arbitrium quod gratiam Dei possit vel negligere vel amare ». Cassien ne conçoit pas la grâce comme un auxilium quo volumus, mais plutôt, ainsi qu’Augustin concevait la grâce du premier homme innocent, comme un auxilium sine quo non volumus. La grâce appelle, sollicite, incline, mais elle ne fait pas vouloir.
Toutefois, si l’homme peut de lui-même avoir parfois la pensée et le désir du bien ; s’il peut répondre de lui-même à l’appel de Dieu, il ne saurait, sans la grâce, réaliser le bien désiré et conçu, exécuter ce à quoi Dieu l’appelle (9). Pour faire et pour persévérer, le secours d’en haut est absolument nécessaire. Aussi, conclut Cassien, ne disons pas que la grâce n’est pas gratuite, ni qu’il y a parité entre nos efforts et la récompense future, car ces efforts ne sont rien, comparés à l’action de la grâce et à la grandeur de la récompense (13). Et ne disons pas non plus, avec les pélagiens, que la grâce est donnée à chacun parce qu’il l’a méritée et suivant son mérite ; n’attribuons pas, avec eux, le tout de l’œuvre du salut au libre arbitre, puisque notre liberté ne peut revendiquer dans cette œuvre que la moindre part et quelquefois même aucune part : « Absoluta plane pronuntiamus sententia etiam exuberare gratiam Dei et transgredi interdum humanae infidelitatis angustias » (16).
C’est bien cependant au libre arbitre que revenait, dans la pensée de Cassien, et quoi qu’il en dît, le dernier mot dans la question du salut. Il regardait comme un horrible blasphème la négation de la volonté salvifique universelle de Dieu, repoussait absolument toute théorie de la prédestination ante praevisa merita, et admettait que la grâce est donnée à tous indifféremment, et que l’usage seul ou l’abus que nous en faisons détermine notre salut ou notre condamnation.
Toutefois, ces derniers points ne sont pas, dans Cassien, aussi développés que la question des forces de la nature et de l’efficacité de la grâce. Pour trouver un exposé plus complet de ce qu’on en pensait dans les monastères de Provence, il faut consulter les deux lettres écrites en 429 par saint Prosper et Hilaire à saint Augustin. Les deux amis ont entendu âprement contester parmi les moines les théories augustiniennes sur l’économie du salut ; ils ont recueilli leurs opinions, et les transmettent à l’évêque d’Hippone pour qu’il en prépare la réfutation.
Sur le pouvoir de l’homme de concevoir de bons sentiments, de former de bons désirs, de regretter le passé, de commencer à croire sans le secours de la grâce, l’enseignement est le même que celui de Cassien. Si l’on ne saurait avoir par les seules forces de la nature une foi pleine (fides integra), on peut du moins avoir le regret de son infirmité (dolor compunctae infirmitatis) ; on peut demander, chercher, frapper à la porte de la miséricorde divine. La distinction augustinienne de la grâce auxilium quo et auxilium sine quo non est déclarée sans objet : il n’existe qu’un auxilium sine quo non qui trouve une nature tombée, affaiblie, mais non pas impuissante absolument pour le bien. La grâce ne précède pas proprement la détermination et l’acte méritoire, elle les accompagne seulement : « gratiam Dei… comitem, non praevram humanorum volunt esse meritorum ». Mais il reste d’ailleurs entendu que la grâce est nécessaire pour en venir aux actes et à l’accomplissement des bonnes œuvres conçues et voulues. Ici tout le monde, est d’accord.
La grâce est offerte à tous. Tous les hommes sont appelés par la loi naturelle, écrite ou évangélique, car Dieu veut également le salut de tous : « indifferenter universos… salvos fieri et in agnitionem veritatis venire ». Il ne dépend donc que de l’homme de se sauver, car il peut toujours correspondre à l’appel divin. Il dépend de lui de persévérer, puisque la persévérance est donnée à la bonne volonté première : elle peut « suppliciter emereri vel amitti contumaciter ». Il dépend aussi de l’homme d’être prédestiné, car la prédestination n’est point absolue ni ante praevisa merita : elle est conséquente à la prévision que Dieu a eue des mérites de ceux qu’il a prédestinés : « eos praedestinasse in regnum suum quos gratis vocatos, dignos futuros electione et de hac vita bono fine excessuros esse praeviderit ». Il n’y a donc point, pour autant que cela tient à la volonté de Dieu, un nombre fixe de prédestinés. Tous peuvent l’être ou le devenir, puisque, en définitive, chacun mérite son élection ou sa réprobation.
Et ce principe est si général et si vrai qu’on doit l’étendre même aux cas où il semble qu’il soit le moins applicable. Par exemple, si l’évangile a été prêché ici plutôt qu’ailleurs, c’est que Dieu a prévu la foi conditionnelle des uns et l’incrédulité aussi conditionnelle des autres. Si certains enfants meurent après le baptême reçu, d’autres sans le recevoir, c’est parce que Dieu a prévu le bien ou le mal que les uns et les autres auraient fait s’ils avaient vécu, et les en a en quelque sorte récompensés et punis par avance. Ainsi, rien n’est arbitraire dans la conduite de Dieu ; rien n’y porte, comme dans la théorie augustinienne, au désespoir et à la paresse. Ces problèmes de la prédestination, si on ne les résout pas de cette façon, ne sont propres qu’à troubler les âmes et à scandaliser les faibles. Et mieux vaut, au demeurant, que, des deux côtés, on se taise sur ces questions insondables.
Telle est, en résumé, l’idée que Prosper et Hilaire nous donnent des opinions régnantes, sur ces matières, dans les monastères du sud de la Gaule en 429. Les théologiens ont, bien plus tard, appliqué à ces opinions le nom de semi-pélagianisme. Elles peuvent, en somme, se condenser dans les trois propositions suivantes :
1° L’homme est capable, sans la grâce, de désirer et vouloir le bien surnaturel, mais non pas de l’accomplir ; de commencer à croire, mais non pas de se donner une foi complète.
2° Dieu veut le salut de tous les hommes, et offre à tous indifféremment la grâce du salut. Tous les hommes peuvent correspondre à cette grâce et y persévérer s’ils le veulent.
3° Il n’y a point de prédestination absolue : la prédestination et la réprobation, considérées en Dieu, sont conséquentes à la prescience des mérites ou des démérites de chacun ; considérées dans l’homme, elles sont simplement la conséquence de sa conduite.
De ces trois propositions la première seule paraît dès l’abord répréhensible et contenir le venin du pélagianisme ; les deux autres demandent des précisions, mais correspondent d’ailleurs assez bien, dans leur généralité, à ce qu’a toujours admis le sens chrétien des fidèles. Ce mélange de vrai et de faux devait rendre plus difficile la tâche de les réfuter.
La fin de la lettre de Prosper (8) est intéressante, parce qu’elle trace nettement à saint Augustin le programme des questions auxquelles il doit répondre, et pose notamment dans toute sa précision le problème de la prédestination ante ou post praevisa merita. Nous savons comment saint Augustin satisfit à la demande de ses deux disciples par la composition des deux traités De praedestinatione sanctorum et De dono perseverantiaeb, et quelles solutions il donna aux difficultés qu’on lui faisait. Si ces écrits affermirent dans leurs convictions ses deux correspondants, ils ne convainquirent pas ses adversaires, et la lutte persista dans le sud de la Gaule entre augustiniens et semi-pélagiens. Mais l’évêque d’Hippone n’en vit pas la suite, car il mourut le 28 août 430. C’est à Prosper qu’échut d’abord la mission de soutenir sa cause et de continuer son œuvre.
b – Ces deux traités n’étaient primitivement que les deux parties d’un même ouvrage.