La nuée de témoins

2. L’Église du « Réveil » théologique

Introduction

L’expression banale de « Christianisme moderne » offre-t-elle un sens acceptable ? En réalité, soit l’Evangile divin du salut, soit la nature humaine à sauver, sont des données immuables. Il est vrai que le christianisme dit moderne, appelé quelquefois « modernisme », s’affirme plus spécialement dans le domaine intellectualiste ; or, notre génération, éblouie par les découvertes scientifiques et les réalisations industrielles de l’époque, se flatte d’être supérieure à nos aïeux, sinon sur le terrain moral, du moins dans le domaine rationnel. On en conclut volontiers que des doctrines, désormais périmées, doivent être remplacées par une dogmatique mentalement acceptable.

Cette argumentation est vidée par la confusion ainsi établie entre l’instruction et l’intelligence. Les élèves de nos Ecoles primaires sont plus instruits qu’Aristote et Thomas d’Aquin ; sont-ils plus intelligents que ces génies ?

La différence capitale (car elle existe), entre la mentalité du moyen âge et la mentalité moderne, s’affirme dans une autre direction. Devant un même problème : Comment savoir ? c’est la « méthode » à suivre, pour arriver au vrai, qui départage les familles d’esprits. Au moyen âge, on prétendait soumettre la Nature et l’Histoire à des conclusions fournies, d’avance, par des thèses intangibles, élevées au-dessus de la discussion. Le moyen âge prit fin quand on accepta l’orientation contraire : au lieu de descendre du ciel sur la terre, il faut monter de la terre au ciel ; au lieu d’interpréter le connu par l’inconnu, il faut expliquer l’inconnu par le connu.

Par exemple, pour déchiffrer la Nature, la règle consiste à observer, à expérimenter, à conclure. De même, pour débrouiller l’écheveau de l’Histoire, il faut raisonner sur les documents où se conserve la trace de faits évanouis, et qui échappent à l’observation directe. Telle est la méthode scientifique : humble, patiente, sûre. Dès qu’on l’applique à une branche quelconque du savoir humain, on fait preuve de modernisme. Dans ce sens-là, il existe un christianisme moderne ; en d’autres termes, il existe une manière « humble, patiente, sûre », de découvrir l’essence immortelle du christianisme.

Quel est le chemin à suivre ? Celui-là même qui a toujours, et dans tous les domaines, mené à la connaissance de la réalité.

1° Il faut observer le fait chrétien fondamental, identique en tous les disciples de Jésus-Christ, bien que chaque individualité soit parfaitement originale et unique au monde. Les chrétiens sont unanimes, quand il s’agit d’exprimer la commune expérience dont ils vivent (1).

(1) L’expérience proprement scientifique, dans un laboratoire, se répète indéfiniment, au gré de l’expérimentateur ; elle n’a rien à voir avec le domaine de la personnalité libre. Mais l’expérience chrétienne désigne une réalité « vécue », et d’ordre psychologique, dans le domaine spirituel. Celui qui en fait « moralement » l’épreuve, ne peut en faire « extérieurement » la preuve, c’est-à-dire qu’il ne peut la communiquer du dehors, et sur commande, à autrui. Mais l’observateur peut en noter les répercussions et conclure des effets au fait, à la réalité centrale dont il examine le rayonnement.

Il doit donc être possible d’en analyser les éléments constituants : les uns superposables, car on les retrouve partout ; on peut les placer en un saisissant relief ; les autres, plus diversifiés, ou moins fréquents, apparaîtront moins nettement ; leur importance, en effet, c’est que secondaire. Cela ne signifie point qu’ils soient inutiles, ou seulement accessoires, et que le chrétien complet puisse les sacrifier entièrement ; mais cela signifie qu’ils n’appartiennent pas à l’essence même de l’expérience vitale qui constitue la foi chrétienne. Si donc les crédos ecclésiastiques sont l’expression intellectuelle de la vie évangélique dans les âmes, nous voyons poindre ici une distinction inévitable entre des vérités principales et des vérités subordonnées ; les différents articles d’un symbole doctrinal ne possèdent pas une valeur uniforme.

2° Il faut interpréter les événements qui sont à la base de l’expérience chrétienne, et qui se résument en l’apparition de Jésus, le Christ, sur notre globe. Or, les documents classiques où se reflète son passage, ici-bas, sont groupés dans le Nouveau Testament ; et voilà justifié le pieux et persévérant effort de la critique biblique pour « sonder les Ecritures » ; cet immense labeur est un hommage éclatant, à la personnalité du Sauveur. Le mot de « critique » n’a rien, par lui-même, de négatif en ce qui regarde la croyance religieuse ; il signifie examen, triage, séparation du vrai et du faux, distinction du certain, du moins certain et de l’incertain, Vinet disait avec raison : « Dans le soin de rendre à chaque vérité, et à chaque partie de la vérité, ce qui lui est dû, il y a plus de force que dans tous les emportements de la pensée et de la parole. »

Ainsi donc, appliquant toujours la méthode honnête et sûre qui consiste à remonter du connu à l’inconnu, le théologien moderne, partant du fait de la régénération évangélique dans l’âme chrétienne, sera contraint d’examiner les textes scripturaires ; il y trouvera le Révélateur, et, par lui, enfin, il sera orienté vers le Père : « Si tu connaissais le don de Dieu ! »

Le Réveil théologique, au XIXe siècle, coïncida, pratiquement, avec la résolution inflexible d’appliquer jusqu’au bout, dans le domaine religieux, une méthode qui, partout ailleurs, a fait ses preuves, et qui seule permet d’aboutir, dans le domaine intellectuel, à des résultats dignes de respect.

Pour justifier ces observations, j’aurais pu, sans doute, présenter à mes catéchumènes un ou deux théologiens célèbres, soit dans le domaine dogmatique, soit sur le terrain de l’exégèse biblique, et marquer le sillon creusé dans la pensée de l’Eglise par leurs travaux. Mais ces leçons, trop abstraites, auraient dépassé le niveau moyen d’un cours de catéchisme. Fidèle à mon propos constant d’édifier et d’inspirer, je vais donc raconter la vie de deux pasteurs, également admirables par leur sincérité intellectuelle, et par la fermeté de leur foi chrétienne, sortie victorieuse des crises les plus angoissantes : Alexandre Vinet et Frédéric Robertson.

Parce qu’ils ne furent pas des théologiens professionnels, ils illustrent plus clairement encore, par leur propre exemple, les principes exposés plus haut, et dans lesquels se résume la méthode fondamentale du christianisme dit moderne. Vinet fut un observateur incomparable du fait chrétien dans les âmes ; Robertson mit en relief, inlassablement, les conditions historiques de cette expérience chrétienne, dans les évangiles. L’un et l’autre aboutirent aux mêmes conclusions philosophiques : une distinction s’impose, élémentaire et libératrice, entre la foi, qui appartient au domaine spirituel, et la croyance, qui relève du domaine intellectuel, – entre la religion, qui est la substance même du salut, et la simple théologie, formule et traduction de la réalité religieuse.

Par ces définitions fécondes, et qui n’ont pas encore déroulé tous leurs bienfaits d’apaisement moral dans les cœurs, et de pacification ecclésiastique dans la chrétienté, le Réveil théologique enrichira de plus en plus l’Eglise, et lui sera toujours davantage en bénédiction.

L’Eglise calviniste elle-même, dont le doctrinarisme s’appuie souvent sur la déduction métaphysique, pourra suivre une voie nouvelle sans fausser entièrement compagnie à Calvin ; car celui-ci, grâce à son spiritualisme audacieux, intransigeant, a sauvé les droits de l’Esprit. Un de ses défenseurs les plus notoires soutient que ce puissant théologien n’est pas tombé dans l’intellectualisme. 1° La vraie doctrine, d’après Calvin, est une « doctrine de pratique ». Le réformateur affirme : « Quand une doctrine n’est point profitable, il n’y a que folie... La doctrine est pour réformer notre vie... Pour être bon théologien, il nous faut mener une vie sainte. » 2° La distinction, condamnée par Pie XI, entre articles fondamentaux et articles secondaires dans la liste des croyances chrétiennes, est, au contraire, admise par Calvin. Il écrit dans l’Institution : « Tous les articles de la doctrine de Dieu ne sont pas de même sorte. Il y en a dont la connaissance est tellement nécessaire, que nul n’en doit douter. Il y en a d’autres, lesquels sont en dispute entre les Eglises, et néanmoins ne rompent pas leur unité. » 3° « Calvin repousse le fétichisme des mots. » Accusé faussement d’arianisme, il aurait pu se disculper en signant tel célèbre formulaire de la foi traditionnelle. Mais il refusa d’« approuver cette tyrannie que, la chose étant claire, la foi doit être liée à des mots et à des syllabes... Il ne faut pas introduire dans l’Eglise cette tyrannie que, sous peine d’être tenu pour hérétique, quelqu’un doive répéter les mots dits par un autre » (2).

(2) E. Doumergue : Bulletin de la Société Calviniste de France. – Février 1929.

Il est possible que l’Eglise future, préoccupée de parler un langage accessible au prolétariat occidental et au paganisme asiatique, s’exerce à exprimer la foi chrétienne sous des formes renouvelées. Cet effort de réflexion et de charité est plus que possible, il est probable. Mais l’Eglise n’abandonnera point, pour cela, les symboles, souvent archaïques, transmis à sa vénération par les siècles. D’autant plus que les documents officiels de la croyance dite orthodoxe, estampillée par les conciles, proposée ou imposée, dans les « Confessions de foi », à l’acceptation de tous les chrétiens, laissent, en réalité, un vaste champ à la libre réflexion évangélique.

Seuls, des systèmes étroitement liés, et d’une impeccable tenue logique, empêcheraient la spéculation philosophique des croyants ; mais le dogme ecclésiastique, tel qu’il s’est conservé dans les Symboles doctrinaux, ne se présente nullement comme un ensemble rationnel. Il offre, plutôt, à la méditation une série d’antinomies juxtaposées : Dieu immanent, Dieu transcendant, – Dieu omnipotent. Dieu vaincu, – Dieu omniprésent. Dieu localisé dans le sacrement, – Dieu unique. Dieu en trois Personnes, – Jésus « Fils de Dieu », Jésus « Fils de l’homme », – hérédité du péché, responsabilité du pécheur, – grâce divine, liberté humaine, – salut par la foi, nécessité des œuvres, – pardon d’En-Haut, lié au sacrifice expiatoire du Calvaire, pardon d’En-Haut octroyé à la repentance du cœur, – assurance du salut, salut « en espérance », – et combien d’autres contradictions, non résolues, mais énumérées !

Les symboles dogmatiques de l’orthodoxie traditionnelle sont des aveux d’ignorance devant l’Inconnaissable.

Comme tels, loin de stupéfier la pensée, ils la défient, l’excitent. En même temps, ils l’apaisent, en lui laissant entrevoir que la suprême sagesse du théologien est d’accepter des contradictions insolubles, au nom du Quand même ! héroïque de la foi.

Mais cette attitude est inconciliable avec celle des églises autoritaires, qui promettent le repos à l’intelligence en lui apportant la formule immuable d’une vérité qui s’imposerait. Car beaucoup d’esprits, en toute bonne foi, ne se rendent pas aux arguments (réputés irrésistibles) qu’on leur énumère ; par exemple, sur la fondation par Jésus, à Jérusalem, d’une église dite de Rome.

Or, si la révélation divine était de nature intellectuelle, elle devrait rayonner d’évidence, éclater aux esprits sincères, normalement constitués, et qui cherchent humblement l’inspiration du Sauveur par la prière et la méditation de la Bible. Le fait même qu’une église d’autorité ne parvient pas à convaincre de ses propres thèses tous les chrétiens authentiques, est un argument contre elle ; car, d’après son postulat fondamental, elle est en mesure de fournir la preuve attendue ; elle se déclare mandatée d’En-Haut pour cela même, outillée par un dogme, un sacrement, une hiérarchie, surnaturels.

Il est vrai que les chrétiens de formation prophétique, et non cléricale, ne parviennent pas davantage à convaincre leurs frères qui appartiennent à la tradition sacerdotale. Mais cette impuissance, loin d’être un argument contre leur thèse, est un argument qui la fortifie. Ils soutiennent, précisément, que la révélation évangélique est, avant tout, de nature morale et spirituelle ; et que cette réalité religieuse déborde les formules qui prétendent l’exprimer ou l’enfermer. Parler ainsi, est-ce nier, ou seulement ébranler, cette Réalité suprême ? C’est lui rendre l’hommage réfléchi de leur obéissance et de leur adoration.

En définitive, ayons les yeux rivés sur le Christ. Au gémissement du chercheur agnostique : « Je ne puis pas croire ! » l’Evangile répond : « Qui ne peux-tu pas croire ? » En d’autres termes, il ne s’agit pas surtout de croire ceci ou cela ; il s’agit de croire quelqu’un.

Redisons ensemble, avec l’Eglise universelle : « Seigneur, à qui irions-nous qu’à toi ? Tu as, toi, les paroles de la vie éternelle. »

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