La démonstration philosophique de l’existence de Dieu tient une large place dans les écrits des scolastiques. Il devait en être ainsi, car l’existence de Dieu est le fondement de toute théologie, soit naturelle, soit révélée. La preuve de cette existence rentrait donc nécessairement dans le programme des scolastiques, qui prétendaient donner une démonstration philosophique et rationnelle de la foi. Aussi tous les docteurs du moyen âge commencent-ils par là leur exposition. C’est la première pierre de l’édifice qu’ils se proposent d’élever, et cette pierre, ils mettent tout leur soin à la poser solidement.
Ce furent, à vrai dire, les scolastiques qui donnèrent les premiers aux preuves déjà invoquées la forme d’arguments scientifiques et de démonstrations rigoureuses. Ainsi, l’argument cosmologique, qui n’avait été, pour les premiers Pères, qu’un thème à développements oratoires, prit, dans le livre de Jean Damascène, et dans ceux des scolastiques d’Occident une forme précise et didactique. Mais l’argument préféré des scolastiques fut surtout l’argument ontologique. Il avait déjà été employé par Augustin, mais il fut élevé à sa perfection logique par Anselme de Cantorbéry.
C’est pour répondre à l’invitation des moines de son couvent du Bec, qu’Anselme entreprit, dans son Monologium et son Proslogium, de donner une démonstration rationnelle de l’existence de Dieu. Nous trouvons dans ces deux écrits deux preuves analogues, — car elles sont tirées toutes deux de l’idée de perfection, et présentent ainsi l’une et l’autre le caractère ontologique, — mais différant cependant en ce que la première considère la perfection dans les choses, et la seconde la perfection dans l’esprit. L’une est plus cosmologique, l’autre, plus métaphysique.
I. — L’argumentation du Monologium nous offre le phénomène curieux de la métaphysique platonicienne soutenue par la logique d’Aristote. Elle unit ensemble la preuve cosmologique et la preuve ontologique. Il y a, dit Anselme, dans les choses qui nous entourent, certains degrés de perfection qui supposent l’existence d’un être parfait. En effet, toutes les choses qui possèdent les mêmes attributs, ne les possèdent que parce qu’elles participent en commun à quelque chose de supérieur et de plus général, qui en est le type. Ainsi, s’il y a des choses bonnes, c’est qu’il y a un bien général, un bien en soi (une idée, un type du bien, — c’est le réalisme platonicien), auquel elles participent, et en vertu duquel elles sont bonnes — quum tant innumerabilia bona sint, … est-ne credendum esse unum aliquid, per quod unum sum bona quæcumque bona sunt ? — (Monol., 1). De même, tout ce qui est beau ne l’est que par une participation commune à la beauté en soi ; tout ce qui est n’est qu’en vertu d’une participation à l’être en soi. Cet être existe nécessairement par lui-même, et c’est par lui qu’existent toutes choses. Il est le bien et le beau suprêmes, en un mot l’être parfait. Anselme entre ici dans de longs raisonnements où nous ne le suivrons pas, pour démontrer que cet être est unique. C’est cet être qui est Dieu.
II. — Anselme donna plus tard, dans son Proslogium, une démonstration beaucoup plus simple, et qui est restée célèbre. Descartes et Leibniz l’ont reproduite. Elle est encore tirée de l’idée de la perfection, mais ici cette idée est envisagée seule, comme un concept abstrait, indépendamment des choses. Voici cette démonstration résumée en quelques mots :
« L’insensé a dit en son cœur : Il n’y a point de Dieu. » Cette parole même montre qu’il n’est qu’un insensé, car elle renferme une contradiction manifeste. En effet, celui qui la prononce porte en lui l’idée de Dieu, puisqu’il en parle. Or cette idée implique avec elle l’existence, de sorte qu’on ne peut concevoir Dieu sans affirmer en même temps qu’il existe. Qu’est-ce, en effet, que Dieu, sinon la perfection, l’être parfait ? Et qu’est-ce que l’être parfait, sinon celui au-dessus duquel on ne peut rien imaginer de plus élevé et de plus parfait — quo nihil majus cogitari potest (Prosl., 2). Or cette idée de l’être parfait implique l’existence. Supposez, en effet, un être qui ait toutes les perfections, sauf l’existence : j’en pourrai concevoir un autre identique à celui-là, et ayant l’existence en plus : c’est cet être qui sera parfait, qui sera Dieu — certe id, quo majus cogitari nequit, non potest esse in intellectu solo. Si enim vel in solo intellectu est, potest cogitari esse et in re, quod majus est… Existit ergo procul dubio aliquid, quo majus cogitari non valet, et in intellectu et in re (Prosl., 2). — Ceci revient à dire, en langage plus moderne, que l’idée de Dieu est l’idée de l’absolu, et que l’absolu, sous peine de ne pas être absolu, doit exister réellement et objectivement, et non pas seulement d’une manière subjective et idéale dans notre esprit.
Quelque rigoureuse que parût être cette argumentation, le côté faible en fut vite aperçu par un contemporain d’Anselme, un humble moine du couvent de Marmoutier, près de Tours, nommé Gaunilon. Avec une sagacité qui fait honneur à la pénétration de son esprit, il écrivit un traité sous ce titre piquant : Liber pro insipiente, adversus Anselmi in Proslogio ratiocinationema. Il y fait remarquer que le esse in intellectu et le esse in re sont deux choses tout à fait différentes, et que le premier n’implique pas nécessairement le second. De ce que nous avons l’idée d’une chose, il ne s’ensuit pas que cette chose existe réellement. L’argument d’Anselme ne prouve qu’une chose : c’est que nous avons en nous l’idée d’un être qui aurait toutes les perfections, l’existence y compris ; reste à prouver que cet être existe en effet hors de notre esprit. Cet argument ne nous fait donc pas sortir du domaine de la subjectivité pure, et, pour passer de ce domaine à celui de la réalité, il y a tout un abîme à franchir. Si, par exemple, dit Gaunilon, quelqu’un s’amuse à concevoir et à décrire une île de l’Océan comme étant la plus magnifique et la plus parfaite de toutes, si bien qu’on ne puisse en concevoir de plus belle, cet homme sera-t-il fondé à en conclure que son île existe ? Ainsi en est-il pour l’idée de Dieu. Vous avez beau concevoir Dieu comme l’être parfait — et existant, par cela même qu’il est parfait, — il faut, par un autre argument, prouver la nécessité et la réalité de son existence.
a – Livre d’un insensé, adversaire d’Anselme, raisonnant sur son Prologium.
Anselme répondit à cette objection par son Liber apologeticus contra Gaunilonem respondentem pro insipiente (ou Contra insipientem). Il y insiste sur ce qui faisait, à ses yeux, la force de sa démonstration, savoir, le caractère distinctif de l’idée de Dieu, lequel ne peut être conçu autrement que comme existant, tandis que l’île de Gaunilon peut être fort bien imaginaire sans que cela tire à conséquence.
Cette controverse s’est renouvelée entre les plus grands philosophes des temps modernes. Descartes a reproduit sous une double forme l’argument de saint Anselme. Il a déduit l’existence de Dieu de l’idée de la perfection, en étudiant d’abord l’origine de cette idée dans notre esprit, puis en analysant cette idée même. Leibniz a repris et perfectionné ce raisonnement. Kant, au contraire, a attaqué la preuve ontologique par des arguments analogues à ceux de Gaunilon ; il n’y a vu qu’un jugement synthétique a priori, ne sortant pas du domaine subjectif. Hegel enfin l’a défendue, comme Anselme, au nom de l’absolu, qui, suivant lui, s’impose comme réellement existant.
Nous n’avons pas à prendre parti dans cette querelle. Distinguons seulement, dans l’argument d’Anselme, la forme, qui est vicieuse, du fond, qui est vrai. Quant à la forme, Anselme a eu tort de vouloir donner pour une démonstration rigoureuse ce qui n’est en réalité qu’une définition. Son prétendu syllogisme ne prouve qu’une chose, c’est que nous avons l’idée d’un Dieu parfait et existant. Mais, de ce que nous avons nécessairement cette idée, il ne s’ensuit pas logiquement que son objet ait une existence réelle. Et cependant, Anselme a eu raison, quant au fond, d’affirmer que l’existence de l’absolu s’impose à nous. On peut dire que toute certitude aboutit, en dernière analyse, à cette nécessité de penser les choses. La vérité de la logique elle-même, la vérité des axiomes de l’entendement, n’a pas d’autre garantie, et ne se prouve pas logiquement. Cela revient à dire que l’existence de Dieu, comme toutes les vérités primordiales, ne se démontre pas, mais qu’elle s’affirme en vertu d’une loi de notre esprit. Pour affirmer Dieu, il ne faut que cet acte de foi en la véracité de nos facultés, qui doit précéder toute connaissance, et qui rend seul la science possibleb.
b – M. Bonifas a ajouté, sur ses notes, ces mots entre parenthèses : « Si vous me demandez ; Pourquoi croirais-je ? — Au nom du devoir. »
Thomas d’Aquin ne reproduit pas l’argument ontologique d’Anselme ; il s’attache de préférence et exclusivement à l’argument cosmologique. Dieu, dit-il, ne peut pas se démontrer par des raisonnements a priori. Ces raisonnements ne persuadent que ceux qui sont persuadés d’avance. Ce ne sont pas des démonstrations, car Dieu est la vérité suprême, et on ne peut pas déduire son existence de vérités primitives supérieures à lui. Il faut donc recourir, pour démontrer Dieu à ceux qui n’y croient pas, à des arguments a posteriori, c’est-à-dire à des arguments tirés de l’existence des créatures. Or, Thomas d’Aquin indique cinq voies par lesquelles on peut conclure l’existence de Dieu de l’existence des créatures (on reconnaît ici la métaphysique d’Aristote, comme, chez Anselme, celle de Platon) :
1° Le mouvement de la matière — qui est inerte par elle-même, qui est susceptible de recevoir le mouvement et de le transmettre, mais non de le créer, — suppose un premier moteur immobile, qui a donné l’impulsion primitive ;
2° L’enchaînement des effets et des causes dans la nature, suppose une cause première, unique, partout agissante, et à laquelle tout se rattache, comme toute une chaîne se rattache à son premier anneau ;
3° La contingence des êtres particuliers suppose un être nécessaire, contenant en lui le principe de l’existence de tous les autres ;
4° La perfection relative du monde suppose un être absolument parfait, type de toute perfection (par ce point, la démonstration de Thomas d’Aquin se rapproche de celle d’Anselme) ;
5° L’ordre et l’harmonie qui règnent dans l’univers supposent un plan et un but final, qu’il est impossible de concevoir sans une intelligence qui a tout arrangé avec suite.
Duns Scot semble unir les deux méthodes d’Aristote et de Platon, et combiner dans sa démonstration de l’existence de Dieu la preuve ontologique d’Anselme avec la preuve cosmologique de Thomas. Cette démonstration est une vaste synthèse, où il unit tout ce que la raison et l’expérience nous font entrevoir sur la nature de l’absolu.
Il commence par établir, comme l’avait fait Anselme dans son Monologium, qu’il y a un bien suprême, un être suprême, une cause suprême et première, que notre raison conçoit nécessairement. Et il montre que ces trois principes — primitates — n’en font qu’un, attendu que chacun des trois suppose et implique les deux autres. La cause suprême est nécessairement aussi l’être et le bien suprêmes ; l’être suprême est aussi le bien absolu et la cause première ; enfin, le bien absolu est aussi l’être et la cause absolus. Or, cet être suprême, qui est en même temps la cause première et le bien parfait, c’est Dieu.
Arrivé à ce point, Duns Scot refait sa démonstration a posteriori, l’argument ontologique le conduisant, par l’idée de cause première, à l’argument cosmologique. L’existence du monde, en effet, suppose une cause, et nous contraint de remonter à Dieu comme à la cause première. D’autre part, le spectacle du monde nous contraint aussi de considérer Dieu dans la triplicité de ses attributs, ou de ses caractères essentiels, de cause, d’être, et de bien (ou de but) absolus. De ces attributs essentiels, Duns Scot déduit les autres attributs métaphysiques de Dieu : l’intelligence, qui est impliquée par l’idée du but ou du bien absolu, la volonté, qui est impliquée par l’idée de cause, et la simplicité dans la perfection, qui dérive de l’idée d’être absolu. — Quant au monde lui-même, c’est le produit d’un acto libre de la volonté absolue de Dieu.
Nous devons dire encore un mot d’une autre démonstration de Dieu, donnée par Raymond de Sabunde, médecin espagnol, qui enseignait la théologie et la philosophie à Toulouse vers 1430. Il est l’auteur d’une theologia naturalis, seu liber creaturarum, qui a été traduite en français par Montaigne (voir l’Apologie de Raymond Sebond, au livre II des Essais, ch. 12).
Sa démonstration a cela de remarquable, qu’elle donne à l’argument moral la première place, en sorte que Raymond de Sabunde se trouve être le précurseur de Kant. L’homme, dit-il, est un être responsable, digne de récompense ou de punition selon qu’il fait le bien ou le mal. Or, il ne peut se punir et se récompenser lui-même. Il faut donc qu’il y ait, au-dessus de lui, un juge et un rémunérateur. Raymond ajoute qu’il ne peut y avoir dans le monde moral moins d’ordre que dans le monde physique. Les choses doivent se correspondre dans l’un comme dans l’autre. Comme l’œil appelle la lumière, les actes moraux de l’homme appellent la rémunération. La loi morale suppose un législateur, qui lui donne une sanction en appliquant la peine ou en décernant la récompense.
Ainsi nous retrouvons chez les scolastiques les trois ordres d’arguments que l’on invoque en faveur de l’existence de Dieu : l’argument métaphysique, l’argument cosmologique et la preuve morale.