Pendant que ses Frères portaient l’Évangile aux païens, Zinzendorf, qui plus tard alla les rejoindre, s’occupait activement de ce qu’on a appelé de nos jours la mission intérieure. Un voyage qu’il entreprit à la fin de 1735 et qui le conduisit jusqu’à Constance et à Zurich, paraît avoir été en bénédiction dans plusieurs endroits. Il en fit la plus grande partie à pied, et, contre son habitude, ne se fit accompagner ni d’un domestique, ni d’un des Frères. Il voulait que ce voyage fût pour lui une sorte de retraite, pendant laquelle il pût, sans être troublé par rien, s’entretenir avec son invisible Ami ; bien souvent, en effet, tout en marchant, il parlait à haute voix au Seigneur, comme s’il eût été à ses côtés.
Voyager de la sorte, seul et à pied, ne devait certes pas être chose facile pour le comte, nous dit Spangenberg. Il avait une démarche de grand seigneur, portait la tête haute et ne regardait jamais à ses pieds ; et puis il avait la vue basse et marchait très vite, toujours absorbé dans ses pensées ; aussi était-ce pitié de le voir se heurter et se meurtrir les pieds à toutes les pierres du chemin. Il lui arrivait souvent de s’attarder et de s’égarer. Enfin, il n’entendait rien à l’argent et ne connaissait pas même les différentes espèces de monnaie en usage en Allemagne. Il se trouvait souvent aussi la bourse vide, car lorsqu’il rencontrait un mendiant, il se disait que ce n’était pas le hasard qui l’avait mis sur son chemin, mais que certainement Dieu le lui envoyait afin de lui fournir l’occasion de lui faire du bien. Il donnait donc aux pauvres qui lui demandaient l’aumône ce dont il pensait qu’ils avaient besoin, sans songer le moins du monde à garder ce qui pouvait lui être nécessaire pour lui-même : aussi fut-il quelquefois dans l’embarras. Un jour, par exemple, il entra dans une maison, excédé de fatigue, et demanda à manger en montrant l’argent qui lui restait en poche : ce n’étaient que quelques liards ; on lui rit au nez et on le renvoya à jeun. Pareille mésaventure lui survint une autre fois, comme il se rendait à Berlin. Arrivé à Halle, il se trouva sans argent ; un de ses anciens amis auquel il s’adressa refusa de lui avancer la somme nécessaire pour continuer sa route, qu’il se vit forcé de poursuivre à pied. Ce fut un brave paysan de Radegast, à qui il demandait l’hospitalité, qui lui prêta l’argent nécessaire pour qu’il pût arriver en poste à Berlin.
Peu de temps après le voyage à Zurich dont nous venons de parler, Zinzendorf en entreprit un autre en Hollande, non plus seul, mais accompagné de la comtesse, de sa fille aînée et de plusieurs membres de la communauté ; c’était le premier essai de ces voyages en caravane dont il prit plus tard l’habitude. Il arriva à Amsterdam au commencement de mars 1736, et y fut accueilli avec empressement par des personnes de toute condition. Herrnhout y était très connu, grâce à un livre publié en hollandais par Isaac Lelong. Cet écrivain avait recueilli auprès des missionnaires qui traversaient Amsterdam certains récits qui l’avaient intéressé et en avait fait un volume ; son ouvrage était écrit dans un sens très favorable à Zinzendorf, qui n’en avait vu cependant la publication qu’à regret. Quoi qu’il en soit, il avait eu un succès immense, et, après l’avoir lu, une quantité de personnes avaient voulu entrer en relation avec le comte et lui avaient écrit pour le presser instamment de venir les voir.
Pendant son séjour à Amsterdam, et en général partout où il se trouvait avec sa famille et sa suite, Zinzendorf réglait l’emploi de sa journée de la même manière qu’à Herrnhout : à huit heures, culte du matin, dans lequel il faisait un discours sur la parole du jour ; à l’approche de la nuit, réunion de chant ; à onze heures, culte du soir ; en outre, les jours de prières mensuelles, les jours de commémoration, etc., étaient célébrés comme à Herrnhout. Les étrangers qui se trouvaient là à l’heure des réunions pouvaient y assister, s’ils le voulaient. Soit piété, soit curiosité, on y vint bientôt en foule ; le vaste appartement où le comte s’était installé avec sa caravane ne le fut plus assez pour contenir tant de gens, et il fallut avoir chaque jour plusieurs réunions à diverses heures. Ce succès toujours croissant excita certaines méfiances. « Il y eut, dit-il, des prédicateurs luthériens qui parlèrent contre nous du haut de la chaire ; il se produisit aussi quelque agitation dans le peuple ; on prétendit que je travaillais sous main à faire un parti au prince d’Orange. » Un jour même, il y eut émeute devant la porte du comte. Dès lors, pour éviter de donner de l’ombrage, il suspendit les réunions qui avaient lieu dans sa maison et se contenta de parler hors de chez lui et dans des cercles plus restreints.
La prédication de Zinzendorf et ses entretiens avec des gens de toute sorte eurent une influence extraordinaire. Ici, comme ailleurs, il se sentait plus particulièrement attiré vers les hommes mis au ban de l’orthodoxie. Il fit connaissance à Amsterdam des sociniens et des mennonites. Au nombre des premiers se trouvait un théologien distingué, Samuel Crellius, connu aussi sous le nom d’Artemonius. « Le 8 mars, le matin, » raconte Zinzendorf, « le vieux Crellius vint me trouver. Le Seigneur ouvrit mon cœur à son égard, de sorte que j’en vins tout de suite au point de litige et lui dis tout net en quoi il était dans le faux ; je lui déclarai que le fondement de ma foi était notre grand Sauveur, Dieu vivant et éternel… Crellius m’exposa sincèrement quelle avait été jusqu’alors sa croyance ; mais de ce moment-là il prit une telle confiance en moi que pendant tout mon séjour à Amsterdam il suivit les réunions en auditeur assidu, et conçut aussi une si tendre affection pour moi et pour les Frères, que je n’ai rien vu de pareil. Il me demanda un jour si je croyais que l’on était perdu pour ne pas croire à la divinité de Jésus-Christ. Tout blasphème contre le Fils sera pardonné (Matthieu 12.32), lui dis-je, mais ce n’en est pas moins un blasphème et on ne doit pas y persister. »
L’influence bienfaisante exercée sur le vieux socinien par l’individualité franche, modeste et sympathique du comte, ne cessa pas avec le départ de celui-ci. Crellius resta en correspondance avec lui et reporta bientôt au Sauveur la confiance que Zinzendorf lui avait inspirée. Ses deux filles entrèrent dans l’église des Frères. La grâce du Seigneur l’accompagna jusqu’à la fin de sa vie. Peu avant de mourir, il recommanda de remercier encore de sa part la communauté des Frères pour l’amitié qu’elle lui avait toujours témoignée ; puis il invoqua l’Agneau de Dieu, comme il l’appelait, et expira en répétant ces deux vers d’un cantique de Zinzendorf :
Voici, Seigneur, un pécheur misérable,
Qui voudrait bien qu’on payât sa rançon.
Les mennonites ou anabaptistes ne professaient point, comme les unitaires ou sociniens, des principes contraires à la doctrine apostolique ; mais, n’ayant pas de théologie qui leur fût propre, ils étaient ballottés entre diverses tendances, et à cette époque les erreurs sociniennes avaient trouvé chez eux beaucoup d’accès. La présence de Zinzendorf les éclaira et produisit un réveil parmi eux. « Dès lors, dit Spangenberg, plusieurs docteurs de cette religion rendirent témoignage à la divinité de N. S. Jésus-Christ et à la réconciliation opérée par son sang. »
Une des raisons qui avaient engagé le comte à se rendre aux invitations pressantes qui l’appelaient en Hollande, c’était l’espérance de pouvoir étendre le champ des missions des Frères dans les diverses colonies hollandaises. Il se mit donc en rapport avec les directeurs de la compagnie des Indes-Occidentales et de la société de Surinam. Dans le courant de cette même année, un missionnaire herrnhoute se rendit chez les Hottentots et un autre partit pour la Guinée.
On fit au comte plusieurs propositions relativement à l’établissement d’une communauté de Frères moraves en Hollande. Après quelques hésitations, il se décida, sur les instances de la princesse douairière d’Orange, à en fonder une dans la baronnie d’Ysselstein : ce devait être un pied-à-terre pour les missionnaires qui s’embarqueraient en Hollande. Il mit toutefois pour condition que la princesse n’accorderait aucune subvention à la colonie, ni ouvertement, ni secrètement ; il fallait que le nouvel établissement pût subsister par lui-même. Il reçut le nom de Heerendyk. La construction en commença l’année suivante.
Quelques-uns des Frères qui accompagnaient le comte restèrent en Hollande pour s’occuper de la fondation de cette colonie ; les autres s’en retournèrent avec lui en Lusace. A Cassel, il trouva des lettres de Herrnhout lui apprenant qu’un rescrit du roi lui interdisait de rentrer en Saxe. Plus loin, il rencontra David Nitschmann, qui venait au-devant de lui, envoyé par les Frères, et qui lui annonça que par un second rescrit, daté du même jour que le premier, le roi ordonnait une nouvelle enquête sur Herrnhout. Personne ne doutait que son but ne fût de détruire entièrement la communauté morave.
Depuis le premier exil du comte et depuis l’autorisation formelle qu’il avait reçue dès lors de séjourner en Saxe, rien n’était survenu à Herrnhout qui pût motiver ces nouvelles rigueurs. Zinzendorf s’était conformé scrupuleusement à l’arrêté qui lui interdisait d’accueillir de nouveaux émigrés, et avait établi dans le Holstein tous ceux qui s’étaient depuis adressés à lui. Il était évident que les ennemis de Herrnhout avaient agi et étaient parvenus à irriter le roi contre Zinzendorf. Le bannissement était illimité et immédiat ; les États du roi lui étaient interdits « à dater du moment où le rescrit lui aurait été remis. » Il ne pouvait se méprendre sur l’intention de cette mesure : on voulait à tout prix le tenir éloigné pendant que l’enquête aurait lieu.
Il se vit donc obligé de s’arrêter à Ebersdorf, tandis que la comtesse se rendait seule en Lusace. Il prévoyait la destruction de la communauté de Herrnhout, et à la manière dont procédait le gouvernement il jugeait même la catastrophe imminente. Il se demandait ce que deviendraient tant de gens que Dieu avait confiés à ses soins et il songeait à leur chercher ailleurs un asile. On pourrait croire que, retenu malgré lui loin de la communauté pendant la crise qu’elle allait avoir à traverser, il ait voulu du moins atténuer pour elle les inconvénients de son absence, en lui faisant parvenir quelques instructions sur la manière dont elle aurait à agir en présence des commissaires royaux envoyés à Herrnhout pour l’enquête : sa charge de président l’y autorisait, lui en faisait presque un devoir. Mais, par un sentiment exquis de délicatesse et de dignité, il s’abstint de toute démarche de ce genre ; il savait qu’en l’exilant le gouvernement avait eu essentiellement en vue de priver autant que possible Herrnhout de ses lumières et de son influence ; il voulait entrer dans cette intention et abandonner volontairement plus encore qu’on n’avait pu exiger de lui. C’était aussi chez Zinzendorf une affaire de foi ; il ne voulait pas se substituer auprès des Frères à cette inspiration de l’Esprit que le Sauveur a promise à tous ceux qui auront à rendre témoignage de Lui devant les rois, les gouverneurs et les nations. (Matthieu 10.18-20)
Sa foi ne fut point confondue. Cette nouvelle commission d’enquête envoyée à Herrnhout fut vaincue, comme l’avait été la première, par la franchise, la simplicité, la piété des Frères. On attendait d’elle la condamnation de Herrnhout, elle revint au contraire déclarer « qu’il ne serait pas juste de priver de leurs antiques institutions des gens qui avaient tout quitté pour venir chercher un asile dans un pays évangélique, » et le surintendant Lœscher, qui faisait partie de la commission, parla du haut de la chaire à ses paroissiens de la communauté de Herrnhout et la leur présenta comme modèle.
Après un préavis aussi favorable, la décision du gouvernement ne pouvait guère être douteuse, mais il la fit attendre pendant quinze mois entiers, et ce ne fut qu’à la date du 7 août 1737 que parut un arrêté garantissant à la commune de Herrnhout le maintien de ses institutions, « pour aussi longtemps qu’elle resterait invariablement attachée à la confession d’Augsbourg. » Mais le bannissement du comte ne fut point encore révoqué.