Le panthéisme matérialiste est plus conséquent et plus simple. Mais il faut lui rendre sur-le-champ son vrai nom ; il n’a nul droit à prendre celui de panthéisme ; il ne voit Dieu ni dans l’univers ni dans l’homme ; le monde éternel et les individus éphémères ne sont, à ses yeux, que des combinaisons et des formes diverses de la matière. C’est le matérialisme en principe et l’athéisme pour conséquence.
Deux faits me frappent dans l’état actuel des esprits : le progrès du matérialisme et sa timidité permanente au sein de son progrès.
Le progrès du matérialisme est évident : progrès dans le monde savant et dans le monde ignorant, au nom des études scientifiques et des penchants vulgaires. Un philosophe spiritualiste contemporain, aussi distingué par sa probité intellectuelle que par l’indépendance et la modération de sa pensée, et de qui le duc de Broglie disait, en apprenant sa mort : « Nous perdons un sage, » M. Damiron publiait, il y a huit ans, ses Mémoires pour servir à l’histoire de la philosophie au xviiie siècle, qu’il avait lus successivement à l’Académie des sciences morales et politiques ; et il disait dans sa Préface : « On veut derechef du sensualisme, de quelque chose qu’on oppose et qu’on substitue au pur et simple spiritualisme : soit ; mais alors qu’on sache bien tout ce qu’on veut. Ce n’est pas seulement Locke, le chef modéré de cette école, ni d’Alembert, ni Saint-Lambert, ni même Helvétius, qui gardent, au moins relativement, une certaine mesure ; c’est Diderot qui en a si peu, c’est d’Holbach, c’est Naigeon, c’est de Lalande et de la Mettrie ; c’est tout un ordre d’esprits qui ne sont point fort éminents, mais qui, fort décisifs et fort conséquents, très nettement matérialistes, le sont en tout et pour tout, le sont depuis l’âme jusqu’à Dieu, y compris, bien entendu, la liberté, le devoir, la vie future, etc., et qui, le front haut, le masque bas, avec une confiance en eux-mêmes et une foi qu’on dirait presque une religion, confessent ouvertement, comme la vérité, le fatalisme, l’égoïsme et l’athéisme. Voilà ce qu’on veut, ce que logiquement on est obligé de vouloir quand, de près ou de loin, on adhère à une philosophie qui réduit tout à la sensation et à l’objet de la sensation. Qu’on ne se fasse donc, à cet égard, aucune illusion ; il y va de toutes les vérités de l’ordre moral et religieux. Le sensualisme est ce qu’il est et ne saurait être autre chose. Il est tout fait au xviiie siècle ; il n’est plus à faire ou à refaire ; et si on y revient de nos jours, on pourra en changer l’appareil et la forme parce qu’ils sont variables, mais non le fond qui ne l’est pas. Car il n’y a pas deux manières d’être conséquent, pas plus dans ce système que dans un autre ; quoi qu’on tente, on ne saurait, en le reproduisant, le rendre ce qu’il n’est pas, ce qu’il ne peut pas être par sa nature ; c’est à le prendre ou à le laisser, mais non à le changer dans son principe. »
Ce que M. Damiron pressentait, il y a huit ans, s’est rapidement accompli ; le sensualisme, dans sa vraie nature de matérialisme, est rentré activement en scène, tantôt tacitement admis par des esprits studieux et sérieux, tantôt hautement professé et proclamé par les enfants terribles de l’école, non seulement dans son principe, mais dans ses conséquences.
En même temps, cependant, un profond sentiment d’hésitation et d’embarras s’attache à la doctrine du matérialisme. Parmi ses adeptes, les plus distingués s’efforcent d’en donner des explications qui ressemblent à des désaveux, et beaucoup s’en défendent comme d’une injure : « Je n’ai jamais observé sans étonnement, dit M. de Rémusat, la sensibilité ombrageuse des philosophes à cet égard. Qui n’a été témoin de l’indignation que manifestent les sectateurs de la philosophie des sensations lorsqu’on leur retrace les conséquences positives de cette doctrine ? Il semble qu’on les méconnaisse ou qu’on les dénonce. On dirait que l’Inquisition est encore là qui apprête ses tortures et ses bûchers, et que ceux qui les réfutent les envoient au martyre. Une timidité générale règne dans leur école, et elle semble ne croire jamais la liberté de penser assez assurée, la société assez tolérante pour que leur philosophie puisse se déclarer tout haut et s’avouer pour ce qu’elle est. Soit honte, soit crainte, elle veut qu’on la ménage, soupçonne quiconque la définit de vouloir la persécuter, proteste de ses bonnes intentions et s’intimide de sa propre foi. Elle se défend de croire uniquement aux sens, tout en faisant de la sensation le fait universel. On pourrait dire qu’elle rougit de la matière comme les faibles dévots rougissaient de Jésus-Christ. Peut-être est-ce une preuve indirecte de la méfiance qu’inspire aux matérialistes leur propre cause, et comme un aveu involontaire que l’esprit humain ne leur appartient pasa. »
a – Essais de philosophie, par Charles de Rémusat, t. II, p. 179.
D’où proviennent et que signifient ces deux faits contraires, d’une part la persévérance et la facilité avec lesquelles, de nos jours, le matérialisme se reproduit et se répand ; d’autre part le trouble et la timidité qu’il inspire à beaucoup de ceux-là mêmes qui l’admettent ?
Le matérialisme est la doctrine des apparences. « Doctrine spécieuse, dit M. Vacherot, pour ceux qui ne conçoivent les choses qu’autant qu’ils peuvent se les représenterb. » C’est par leurs apparences matérielles qu’au premier abord le monde extérieur et l’homme lui-même se manifestent à l’esprit humain. Ce n’est que par la réflexion et l’observation interne qu’il pénètre au delà des apparences, et découvre. ce qu’elles ne lui font pas voir. Pour les esprits à la fois actifs et superficiels, curieux mais pressés de savoir et peu difficiles en fait de science, le matérialisme est une solution commode et claire en apparence à des questions difficiles et obscures qui préoccupent invinciblement l’esprit humain.
b – La métaphysique et la science, t. I, p. 171.
Ces questions d’ailleurs et les solutions diverses qu’elles peuvent recevoir ont leurs époques d’ardeur ou de langueur, de faveur ou de discrédit. De nos jours la féconde activité et le brillant progrès des sciences du monde matériel viennent en aide à la doctrine du matérialisme. Ce progrès n’est cependant pas, bien s’en faut, aussi exclusif qu’on le dit souvent ; quoique moins populaire qu’il ne l’a été naguère, le spiritualisme n’a pas cessé d’être une doctrine active et puissante dans la haute région philosophique, et le réveil chrétien persiste et se développe énergiquement en face de ses adversaires. Le temps actuel a droit à plus de justice qu’on ne lui en accorde ; son travail intellectuel est très étendu et très varié ; les tendances les plus diverses y coexistent et poursuivent librement leur cours. En ceci encore le matérialisme est la doctrine des apparences ; il n’est pas si fort ni si près de dominer qu’il en a l’air.
Rien ne le prouve mieux que l’hésitation et l’embarras persistant des plus distingués parmi. ses adhérents. Le fait que remarquait, il y a vingt-cinq ans, M. de Rémusat, se reproduit aujourd’hui aussi clairement que jamais. Tantôt on désavoue les conséquences du principe matérialiste et on tente toute sorte de voies pour y échapper ; tantôt on essaye de voiler le principe même sous des couleurs plus pures. Un instinct humain général et constant persiste à protester contre les apparences sur lesquelles le matérialisme se fonde ; l’homme ne se croit pas exclusivement matière, ni l’univers, ni lui-même ; la distinction de la matière et de l’esprit est une croyance naturelle et spontanée, primitive et permanente du genre humain.
N’est-ce qu’un instinct, une aspiration, une prétention superbe de la nature humaine ? N’est-ce pas, au contraire, le sentiment inné, la connaissance intime du fait essentiel que l’observation reconnaît et constate dans l’humanité ?
Ce fait est celui-ci. Dès que la conscience de la vie s’éveille dans l’homme, dès qu’il sent et perçoit ce qui se passe en lui, il se sent et se perçoit lui-même comme un être réel, personnel et distinct. C’est là ce qu’il dit dès qu’il dit moi, avant d’avoir aucune connaissance claire et détaillée de l’être qu’il reconnaît et affirme ainsi.
Lorsque, par le développement naturel de la vie, l’homme s’observe lui-même comme être réel et personnel, il reconnaît en lui des faits essentiellement divers. D’une part, il se reconnaît un corps inhérent à son être, qui fait partie de son être, et par lequel il communique avec le monde extérieur, soit dans les impressions qu’il reçoit de ce monde, soit dans les actions qu’il y exerce. D’autre part, et soit qu’il s’observe comme théâtre ou comme acteur, il se reconnaît un être unique, permanent, et qui demeure constamment le même à travers la variété de ses impressions ou de ses actions extérieures, et en dépit des complications et des transformations incessantes de son corps qui en est l’organe et le moyen.
Ainsi se manifestent et s’établissent, dans la conscience humaine, à la fois l’unité et la complexité de l’être humain ; c’est-à-dire, selon le langage spontané du genre humain, à la fois la distinction et l’union de l’âme et du corps. C’est là le fait primitif et constitutif de l’homme dans sa vie actuelle.
A mesure que l’être humain se développe et étend le cercle de ses observations sur le monde et sur lui-même, des faits spéciaux confirment le fait général que je viens de résumer, et prouvent la distinction essentielle de l’âme et du corps par la diversité essentielle de leurs propriétés. Ainsi, tandis que le corps, dans son organisation et dans sa vie, est soumis à des lois fixes et préétablies, sur lesquelles la volonté humaine ne peut rien, l’âme est essentiellement libre et capable de se déterminer et d’agir par des motifs étrangers aux lois qui gouvernent le corps. La fatalité est la condition de l’être humain dans sa vie corporelle ; la liberté est son privilège dans sa vie morale. Je dis dans sa vie morale, et ce mot révèle, entre l’âme et le corps, une autre différence essentielle et ineffaçable. Le corps est étranger à toute idée de moralité ; il est livré à la pente de ses besoins et de ses désirs ; il n’aspire et ne tend qu’à les satisfaire. L’âme a des besoins et des désirs tout autres et souvent contraires à ceux du corps ; et si elle cède souvent aux tendances du corps, bien souvent aussi, dans les vies les plus obscures comme dans les plus éclatantes, elle leur résiste et les surmonte. Quand le corps domine en lui, l’être humain penche vers le matérialisme ; quand il écoute les aspirations de l’âme, c’est vers le spiritualisme qu’il s’élève. La complexité de sa nature se manifeste dans le développement de sa vie comme dans le premier instinct de sa conscience ; à quelque époque qu’on l’observe ou qu’il s’observe, il ne peut se dire exclusivement corps et matière sans que les faits ne lui donnent, à chaque pas, un éclatant démenti.
D’où provient le fait essentiel et primordial, la complexité de l’être humain dans son unité ? Comment s’accomplit l’union de l’âme et du corps, et comment s’exerce leur influence mutuelle ? Là résident, selon la religion, le mystère, et pour la philosophie, le problème.
Le matérialisme n’est qu’une hypothèse pour expliquer ce grand fait ; et l’hypothèse consiste, non pas à résoudre le problème, mais à le supprimer en niant le fait même. Qu’est-il besoin, dit-on, de rechercher comment s’accomplit l’union de l’âme et du corps ? Ni cette complexité de l’être humain, ni son unité dans sa complexité, ne sont réelles ; l’homme n’est qu’un produit et une forme éphémère de la matière.
Je ne me refuserai pas le plaisir de repousser cette hypothèse par la bouche d’un philosophe contemporain que j’aurai bientôt à combattre : « Rien ne prouve, dit M. Vacherot, que l’hypothèse du matérialisme soit vraie ; au contraire, des faits positifs en démontrent la fausseté… Si l’âme n’est qu’une résultante du jeu des organes, comment a-t-elle le pouvoir de résister aux impressions, aux appétits du corps, d’en diriger, d’en concentrer, d’en gouverner les facultés ? Si la volonté n’est que l’instinct transformé, comment expliquer son empire sur l’instinct ? Ce fait est un argument irrésistible ; c’est l’écueil où s’est brisé, où se brisera toujours le matérialisme… Il y a plus de deux mille ans que la sagesse antique a prononcé son arrêt : Ne voyons-nous pas, dit Socrate selon Platon, que l’âme gouverne tous les éléments dont on prétend qu’elle est composée ? qu’elle leur résiste pendant presque toute la vie, et les dompte de toutes les manières, réprimant les uns durement et avec douleur, comme dans la gymnastique et la médecine, réprimant les autres plus doucement, gourmandant ceux-ci, avertissant ceux-là, parlant au désir, à la colère, à la crainte, comme à des choses d’une nature étrangère ? ce qu’Homère nous a représenté dans l’Odyssée, où Ulysse,
Se frappant la poitrine, gourmande ainsi son cœur :
Souffre ceci, mon cœur ; tu as souffert des choses plus duresc.
c – Odyssée, liv. XX, v. 17.
« Crois-tu, ajoute Socrate, qu’Homère eût dit cela s’il eût conçu l’âme comme une harmonie, et comme devant être gouvernée par les passions du corps ? Ne pensait-il pas plutôt qu’elle doit les gouverner et les maîtriser, et qu’elle est quelque chose de bien plus divin qu’une harmonie ? »
Les matérialistes ont eux-mêmes senti la faiblesse de leur hypothèse, et pour la soutenir ils en ont inventé une seconde : « Point de force sans matière ; point de matière sans force, » a dit le docteur Buchner, aujourd’hui l’un des plus résolus interprètes de la doctrine. C’est-à-dire que, ne pouvant expliquer les faits au nom de la matière seule, telle que l’observe et la conçoit naturellement l’esprit humain, on dote la matière de ce qu’on appelle la force, principe de mouvement et de production : « La matière et la force sont inséparables, dit-on, et l’une et l’autre existent de toute éternité. » Ainsi, dominé par l’instinct et par l’observation des faits, on commence par distinguer encore et par nommer séparément la matière et la force ; puis tout à coup on les confond, on les unit essentiellement et de toute éternité, et on croit avoir expliqué l’homme et le monde !
On ne fait ainsi qu’ajouter une abstraction à une abstraction, une hypothèse à une hypothèse. On est en présence de faits certains et embarrassants, en présence du monde extérieur qui évidemment n’a pas toujours été tel qu’il est, qui a commencé et se développe selon certaines lois et vers certaines fins, en présence de l’homme qui évidemment est un être à la fois un et complexe, identique et variable. On repousse les anciens noms, les anciennes explications de ces faits incontestables. Il faut expliquer cependant, il faut nommer ; il faut mettre quelque chose à la place de Dieu créateur et providence, à la place de l’esprit et de la matière, de l’âme et du corps. Ce n’est pas la première fois qu’on se trouve en face de cette nécessité et qu’on essaye d’y satisfaire ; bien des abstractions, bien des mots ont déjà été employés à cet usage ; Dieu a été remplacé par la nature, par la substance, par la cause ; l’âme humaine a été transformée en principe vital ; le principe vital a été élevé à la dignité d’âme. Il paraît que ces mots, ces abstractions données pour des réalités ont fait leur temps et perdu leur crédit. C’est maintenant la force qui les remplace ; la force est l’esprit ; la force est l’âme ; la force crée ; la force est Dieu. Il suffit d’incorporer la force à la matière ; il n’y a plus de problème ; l’homme et l’univers sont dévoilés.
Quand Leibnitz développait la notion de la force pour combattre l’idéalisme de Descartes et le panthéisme de Spinoza, il ne prévoyait pas qu’on s’en servirait un jour pour rejeter dans le néant Dieu, l’âme humaine, tout être réel et personnel, toute cause première et finale, et pour réduire toutes choses à un mélange de mécanique et de dynamique incarnées dans la matière.
Quelque spécieux qu’il puisse paraître à des esprits superficiels ou prévenus par la nature de leurs études et de leurs travaux habituels, le matérialisme n’est, comme le panthéisme, qu’une hypothèse : une hypothèse construite à force d’abstractions et d’assertions purement verbales, qui non seulement méconnaît ou supprime les faits qu’elle prétend expliquer, mais qui est en contradiction directe avec les faits reconnus et constatés par l’observation psychologique ; hypothèse, je suis forcé de répéter ici ce que je disais tout à l’heure du panthéisme, qui choque également l’esprit scientifique et le bon sens.
L’hypothèse matérialiste n’a qu’un mérite : c’est d’être plus conséquente que les autres. Mais elle ne garde ce mérite qu’à condition d’aller hardiment jusqu’au bout de ses conséquences, quelles qu’elles puissent être, philosophiques ou pratiques ; c’est-à-dire à condition de nier la liberté humaine, la loi morale, les principes nécessaires de l’esprit humain, et d’aboutir, comme le dit M. Damiron, au fatalisme, à l’égoïsme et à l’athéisme. Les philosophes ont raison de rechercher et de respecter la vérité pour elle-même et à tout risque ; mais il y a des conséquences dans lesquelles éclate le vice du principe ; et ce vice, dans le matérialisme, c’est l’aveugle oubli des faits les plus avérés et des éléments les plus essentiels de la nature humaine.