L’argument ontologique, dont la première exposition remonte à Augustina et qui semble déjà contenu dans la théorie platonicienne des idées-types, a reçu sa forme classique d’Anselme de Cantorbéry, puis de Descartes. Il a dès lors toujours été emprunté à ce dernier (Spinoza, Leibnitz, Wolff, etc.). C’est donc chez lui que nous le critiquerons.
a – De libero arbitrio.
L’argument de Descartes est celui-ci : j’ai l’idée de la perfection ; or, imparfait moi-même, je ne puis produire l’idée de perfection ; donc l’idée de perfection en moi doit avoir un auteur autre que moi. C’est le premier syllogisme. Et voici le second : l’idée de perfection en moi a un auteur qui n’est pas moi ; or l’existence réelle est un élément de perfection ; donc l’auteur en moi de l’idée de perfection est un être réel.
Rappelons-nous que la méthode intellectualiste est purement dialectique, et qu’elle doit donc être critiquée comme telle. La seule donnée reconnue est l’idée pure, et le seul critère admis l’évidence logique. Toute autre donnée introduite dans le mouvement dialectique y serait introduite arbitrairement et doit être considérée comme nulle et non avenue. Cela étant, l’argument ontologique est passible des deux objections suivantes, qui lui enlèvent toute valeur et toute portée.
I) L’existence n’est pas donnée dans l’idée de perfection.
La proposition que l’existence est un élément de perfection, est une pétition de principe chez quiconque vient de faire table rase de toute donnée quelconque autre que l’idée pure (comme vient de le faire Descartes et comme l’exige d’ailleurs l’intellectualisme). Ou bien, en effet, nous considérons l’idée de perfection en elle-même, et alors elle reste aussi vide de tout contenu que stérile de toute conclusion. (Car l’idée de perfection ne peut exprimer qu’un rapport : rapport entre deux êtres, ou rapport de l’être lui-même avec sa destination. Or dans le cas dont il s’agit, celui de l’idée pure, de la seule idée de perfection, l’être ou les êtres auxquels elle s’applique ne sont pas donnés. L’idée reste donc simplement une idée. On ne peut passer de l’idée à l’existence.) — Ou bien on remplira l’idée pure de perfection, d’un objet (réalité) emprunté à un ordre étranger à celui de l’idée de perfection. C’est ce qui arrive à Descartes. Car on ne saurait affirmer que l’existence est un élément de la perfection sans avoir au préalable conçu cette perfection comme réelle, sans avoir subrepticement introduit dans la simple idée de perfection une donnée étrangère : celle de l’existence d’un objet.
Remarque. — Je voudrais illustrer l’objection précédente et la rendre palpable par un double exemple, celui de Descartes d’un côté, celui de Vacherot de l’autreb. Pour Descartes la marche de la pensée est celle-ci : le monde que nous connaissons est imparfait ; donc la perfection, dont nous avons l’idée, est réalisée dans un être supérieur au monde. — Vacherot, partant de la même constatation, aboutit à la conclusion contraire : le monde que nous connaissons est imparfait ; donc il y a contradiction entre l’idée de perfection que nous avons, et la réalité. La perfection exclut la réalité. Si Dieu est parfait, il n’existe pas ; s’il existe, il n’est pas parfait. — Logiquement, les deux conclusions sont aussi justes, c’est-à-dire aussi fausses l’une que l’autre. Elles subsistent toutes deux par un paralogisme inconscient, qui consiste à introduire dans l’idée pure de perfection une donnée qui lui est étrangère. La donnée qu’introduit Descartes est celle d’une réalité statique et personnelle ; la donnée qu’introduit Vacherot est celle d’une réalité dynamique et impersonnelle. L’un glisse dans l’idée de perfection la notion de l’être ; l’autre glisse dans l’idée de perfection la notion du devenir (ou de la puissance). D’où leurs conclusions opposées. La notion de l’être étant compatible avec celle de perfection réalisée, il en résulte que si Dieu est, il est parfait ; au contraire, la notion de devenir étant incompatible avec celle de perfection réalisée, il en résulte que si Dieu est, il est imparfait. Mais je le répète, soit l’une, soit l’autre conclusion procède d’un accroc à la méthode.
b – La métaphysique et la science, 2 vol. (1858). — Comp. E. Naville. Le Père céleste, 1re édit., p. 106-107.
II) L’idée d’un être parfait n’est pas nécessairement parfaite, et d’ailleurs une idée parfaite ne procède pas nécessairement d’un être parfait.
Notre seconde objection s’attaque au vice principal de l’argument ontologique qui consiste à attribuer à l’idée la qualité de l’objet de l’idée. De ce que j’ai en moi l’idée de perfection, il ne résulte pas nécessairement que cette idée (comme idée) soit parfaite, que l’idée d’un être parfait soit nécessairement une idée parfaite. Prétendre le contraire, ce serait affirmer que l’idée d’un être imparfait est nécessairement une idée imparfaite. Ce qui est absurde. Je puis parfaitement avoir une idée parfaite d’un être imparfait. Je puis donc aussi avoir une idée imparfaite d’un être parfait. — Or si l’idée qu’a mon esprit de la perfection est une idée imparfaite (ce qui est empiriquement certain, à tel point même que selon Secrétan on pourrait contester que tous les esprits la possèdentc, quel droit ai-je de lui attribuer la réalité parfaite ? Une idée de perfection imparfaitement pensée n’est pas nécessairement une idée réelle, en ce sens qu’elle aurait pour attribut nécessaire sa réalisation parfaite dans un être parfait.
c – La civilisation et la croyance, 1re édit., p. 245-246.
Si, au contraire, l’idée de perfection est une idée parfaite, de quel droit conclure qu’elle procède nécessairement d’un être parfait ? Tout être ne peut-il pas être conçu, par hypothèse, comme supérieur à toute idée ? Un être imparfait, dans cette hypothèse, serait donc encore supérieur à la plus parfaite des idées. Donc encore, l’homme le plus imparfait, supérieur à l’idée parfaite de la perfection. Dès lors il aurait pu la produire, sans qu’elle ait nécessairement sa cause dans un être parfait.
Au fond de l’argument ontologique se retrouve donc le même a priori que nous avons découvert dans le cogito ergo sum, à savoir l’identité préalable de l’être et de l’idée, de la substance et de la pensée. Il n’est pas étonnant, après cela, que l’on retrouve sous la forme de conclusion une identité que l’on avait introduite dans les prémisses. Mais cet a priori aurait dû être démontré avant d’être adopté. Non seulement il est douteux en soi, mais nous l’avons trouvé faux appliqué à l’anthropologue. S’il était faux là, il l’est également ici. Forcé de le rejeter dans un domaine, nous le rejetons dans l’autre et nous contestons à l’argument ontologique, qui repose sur un a priori erroné, toute force et toute valeur probante.
Remarque. — On pourrait résumer, sous une forme un peu différente, notre critique de l’argument ontologique :
1° Il n’est pas évident en soi que l’esprit humain pense l’idée parfaite de la perfection. Il se pourrait que l’idée ne fût parfaite qu’au regard de l’imperfection de l’être qui la pense. Dès lors, l’être étant identique à l’idée (c’est la thèse de l’intellectualisme), si rien ne garantit que l’idée de perfection soit parfaite, rien non plus ne garantit que l’être parfait le soit davantage. — Dieu n’est pas nécessairement donné.
2° L’affirmation que notre idée parfaite de la perfection implique l’existence objective de cette perfection (sous prétexte que l’existence est un élément de perfection) repose sur un pur a priori, l’a priori intellectualiste que l’idée c’est l’être. (Or nous avons vu par la critique du je doute donc je pense et du je pense donc je suis, que cet a priori est faux.) Considérée en elle-même (indépendamment de tout a priori), l’idée parfaite de perfection n’est pas autre chose qu’elle-même, c’est-à-dire une idée. — La réalité de Dieu n’est pas nécessairement donnée.
3° De ce que l’idée parfaite de perfection soit pensée par un être imparfait, ne résulte pas nécessairement que l’Etre parfait se pense dans l’être imparfait (que Dieu se pense en moi). Car l’être, que nous venons de voir distinct de l’idée, pourrait être supérieur à l’idée. Et dès lors, tout être, même imparfait, étant supérieur à toute idée, même parfaite, l’être imparfait que je suis pourrait produire de lui-même l’idée parfaite de la perfection. — Dieu n’est pas nécessairement donné.