La Vérité Humaine – II. Quel homme je suis

B) La sanctification.

Ce terme, ainsi que le précédent, est inaliénable à l’expérience de la conscience chrétienne. Comme le précédent, il a subi des éclipses dans l’histoire de l’Église, des éclipses correspondantes à celles de la foi et de la vie chrétienne elle-même ; mais comme lui encore, il est constamment ressuscité de cette mort apparente, de cette désuétude ou de cet oubli, et chaque réveil de la foi lui a rendu son sens en lui rendant son contenu. Comme la conversion, la sanctification a été prise en des acceptions variables et parfois fausses. Une classification exacte aurait à distinguer entre les notions catholique et protestante de la sanctification ; et, dans le protestantisme lui-même entre les notions calviniste, luthérienne, méthodiste, etc… Nous passons par dessus ces divergences de détail, et par dessus les exagérations malsaines auxquelles l’idée de sanctification a pu donner lieu de tout temps et même de nos joursb. Le discrédit qui, de ces exagérations ou de ces manifestations excentriques ou morbides, est tombé, dans certains milieux, sur la chose elle-même, ne nous arrêtera pas non plus. Car quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, il reste ceci : que le besoin de sainteté est indéfectiblement inscrit au fond de toute conscience humaine, et la réponse qu’y donne le christianisme, c’est-à-dire le phénomène de sanctification, reste l’un de ses plus précieux privilèges.

b – Armée du Salut, darbysme, woodisme (cœurs purs).

Sans prétendre donc épuiser la signification du terme, bien moins encore les manifestations innombrables du fait, il nous suffira de saisir celui-ci dans son centre et d’en analyser les facteurs psychologiques essentiels. Or, à ce point de vue, qu’est-ce que la sanctification ? Remarquons d’abord que la sainteté d’un être ou d’un objet dépend de son appartenance à Dieu. Dans l’Ancien Testament (kodesh), dans le Nouveau Testament (ἁγιοσυνη), dans l’antiquité païenne elle-même, la sainteté a pour base la consécration à Dieu ; elle exprime le résultat d’une consécration à Dieu ; et le degré de sainteté correspond au degré de consécration. D’où la sainteté des temples (sanctuaires), des cérémonies, du rituel, et des prêtres eux-mêmes, envisagés comme caste ou personnes spécialement consacrées à Dieu. Telle est la signification originelle, primitive, toute religieuse du mot ; elle doit lui être conservéec. L’Évangile ne l’abolit pas ; il la conserve et la confirme, mais en la transformant. Il est clair, en effet, que cette sainteté est encore toute mécanique, matérielle et magique. Tant qu’il s’agit de lieux, d’objets ou de personnes envisagées comme objets (caste sacerdotale), la consécration à Dieu, l’appartenance à Dieu, n’est ni libre, ni volontaire. La sainteté, ou le caractère de sainteté qui en découle, ne l’est pas davantage. C’est la sainteté rituelle et magique de toutes les idolâtries. L’Évangile, sans toucher à la notion religieuse de la sainteté, c’est-à-dire à la notion centrale d’appartenance et de consécration à Dieu, en spiritualise le caractère en le faisant porter sur la liberté et la volonté humaine. Dès lors ce n’est plus l’objet ou l’homme considéré comme objet (la caste sacerdotale) qui est saint, c’est-à-dire consacré ; c’est l’homme en tant que sujet (conscient, libre et volontaire) qui se sanctifie, c’est-à-dire qui se consacre, qui se donne à Dieu pour lui appartenir. La sainteté n’est plus le résultat d’un acte ou d’un état extérieur (rituel), mais le résultat d’un acte ou d’un état intérieur (moral). La sanctification s’est moralisée en se personnalisant. L’homme comme sujet, se sanctifie lui-même, c’est-à-dire se donne, se consacre lui-même à Dieu pour lui appartenir ; il agit, veut, pense, éprouve d’une manière conséquente à cette appartenance.

c – Par distinction avec cette sorte de sanctification areligieuse qui ne serait que le progrès de la vertu morale. Notion courante aujourd’hui.

Si maintenant nous interprétons la sanctification chrétienne par la psychologie de l’obligation, nous verrons qu’elle dépasse la conversion tout en s’en rapprochant beaucoup. Elle est la conversion même, envisagée sous un angle un peu différent, avec en plus un élément nouveau qui manque à la première. La sanctification chrétienne, comme la conversion chrétienne, n’est pas celle de l’instinct moral, lequel est tout sanctifié, parce qu’il est tout converti, et serait de plus incapable de se sanctifier (censurer) lui-même. Il s’agit donc ici, comme tout à l’heure, de la volonté consciente et réfléchie, et comme tout à l’heure encore, il s’agit d’un changement d’attitude morale de la libre conscience. A deux différences près cependant :

1° Si dans la conversion, l’homme revient surtout sur lui-même ; dans la sanctification, l’homme (revenant sur lui-même) ne revient à lui-même que pour revenir à Dieu. La conversion restituait l’harmonie de la conscience psychologique, la sanctification restitue (par la consécration à Dieu, c’est-à-dire à l’autorité divine perçue dans l’obligation) la communion religieuse. D’une part l’homme se soumet (et a le sentiment de se soumettre) avant tout au caractère normal de son humanité ; de l’autre, le croyant se soumet à l’autorité de Dieu perçue dans l’obligation. C’est donc des deux côtés le même sujet, engagé dans un même mouvement, réalisant une même attitude, obéissant à une même autorité, pour les mêmes motifs. A cette distinction près que dans la conversion, l’objet et l’autorité sont sentis comme humains (obéissance de soi à soi, sincérité) — et dans la sanctification, l’objet et l’autorité sont divins (obéissance de l’homme à Dieu, consécration religieuse). — La conversion et la sanctification ne sont donc pas deux phénomènes distincts, mais deux aspects, deux prises de conscience différentes du même phénomène. De là leur étroite connexion ; de là le fait que toute conversion est une sanctification, toute sanctification, une conversion. De là encore que toutes deux sont progressives, renouvelables, et soumises à un développement strictement parallèle.

2° Ici cependant s’ajoute un nouveau caractère, qui n’est pas contenu (ou du moins pas exprimé) dans la conversion : c’est qu’à la consécration volontaire par laquelle l’homme se sanctifie, correspond (dans la sanctification chrétienne) une consécration de l’homme par Dieu, grâce à laquelle l’homme est sanctifié. Ce facteur nouveau, nous ne l’inventons pas, nous ne l’expliquons pas non plus (ce sera affaire à la dogmatique), nous le constatons. Il éclate dans le témoignage unanime de la conscience chrétienne à travers les siècles, et je ne pense pas qu’il se trouve un seul chrétien moderne pour le contester. Ce témoignage, en voici la teneur commune et constante : je suis sanctifié par Dieu dans la mesure où je me sanctifie moi-même à Dieu. Je ne me consacre pas seulement moi-même au Dieu de Jésus-Christ, mais je suis consacré par Jésus-Christ (choisi, élu, mis à part) à Dieu ou pour Dieu lui-même. On en trouvera l’expression partout répandue (liturgie, hymnologie, prédication, biographies) ; elle éclate d’emblée dans le témoignage apostolique dont voici quelques exemples :

[Qu’on m’entende. Je ne donne, pour le moment, à ces textes aucune valeur ou autorité particulière, hors celle-ci : d’être un témoignage historique de l’état de conscience des chrétiens primitifs. Je cherche la psychologie chrétienne dans la littérature chrétienne, avec les mêmes droits et les mêmes méthodes que l’on cherche la psychologie grecque ou latine ou française, dans la littérature grecque, ou latine, ou française.]

A ces expressions directes d’une sanctification par Dieu (par Christ ou par le Saint-Esprit), il faudrait ajouter toutes celles qui attestent le sentiment d’un choix divin, d’une élection divine, même d’une prédétermination divine, affirmations parfois troublantes au premier abord, mais qui deviennent acceptables et compréhensibles, quand on se rappelle qu’elles n’expriment pas autre chose que cette consécration (mise à part) à Dieu du croyant par Dieu lui-même (sanctification).

Cette constatation (ce caractère spécial de la sanctification chrétienne) est considérable. Elle suppose qu’il y a quelque chose de plus dans l’expérience de la conscience chrétienne qu’il n’y a dans l’expérience de la conscience naturelle. Quoi exactement ? Ce n’est pas ici la place de le chercher, ni de le dire (ce sera la mission de la dogmatique) ; mais l’affirmation s’impose. Car dans l’humanité naturelle, extra-chrétienne, et donc soumise à la seule expérience de l’obligation, on peut dire que la sanctification, au sens chrétien du mot, c’est-à-dire personnel, est un phénomène inconnu. L’antiquité païenne, ou le paganisme actuel, offre l’exemple de vies religieuses et de caractères vertueux : elle n’offre pas d’exemples de caractères sanctifiés au sens que le christianisme imprime à ces motsd. A peine dans les heures d’extase de ses plus grands génies religieux (Socrate, Platon, Plotin surtout), l’humanité naturelle retrouve-t-elle une faible lueur, un pressentiment prophétique (jamais, ou rarement, ou partiellement réalisé) de cette sanctification qu’a présentée au monde l’humanité chrétienne en d’innombrables représentants (bien que trop rares encore). Sans préjuger de l’explication que donne de cette différence la dogmatique chrétienne (ce qui ne nous concerne pas en ce moment), l’explication en est très simple du côté de l’humanité naturelle. Et c’est l’impossibilité réelle de se consacrer moralement à un Dieu dont le caractère moral reste, inconnu, bien plus : contradictoire et dont la contradiction (tolérance et rigueur) grandit dans la mesure où son adorateur cherche à s’en approcher. En sorte que l’homme, même religieux par ses aspirations et ses intentions, finit toujours lorsqu’il en vient au fait et au prendre, par demeurer seul en face de lui-même pour l’accomplissement de ses devoirs moraux. Et c’est la sanctification, dans l’humanité extra-chrétienne, prend un caractère exclusivement moral et se ramène à la notion profane de la vertue. La vertu, l’effort de la vertu morale, c’est l’homme, sur la base de l’obligation sans doute, c’est-à-dire d’une action divine positive, mais séparé de l’auteur même de cette action, mais seul et réduit à ses propres forces, luttant désespérément contre lui-même, et moins encore contre lui-même que contre tel ou tel de ses défauts, tel ou tel de ses vices. De là le caractère à la fois incomplet et précaire de la vertu morale. C’est un combat, non sans triomphes, je l’accorde, mais sans paix, sans garantie de succès définitif, total et durable, et qui n’a guère pour résultats que celui des actes bons et des habitudes bonnes. L’activité de la volonté (l’acte, le faire moral) est transformée, non la volonté elle-même (son attitude intime). La tension, l’effort sont continuels. Il n’y a ni repos, ni joie, ni liberté, ni cette production facile, heureuse, organique et spontanée qui fait sortir l’œuvre bonne de la volonté bonne, comme un bon fruit sort d’un bon arbre.

d – Je fais ici abstraction de la sainteté catholique dont la notion rejoint au contraire la notion païenne, et de plus en plus (rituelle, monacale, ascétique, hiératique et mystique).

e – La vertu (le XVIIIe siècle en était épris, nos libres-penseurs encore, mais moins) c’est l’attitude morale moins l’attitude religieuse, en l’absence de l’attitude religieuse. Le devoir faire moins le devoir être (pharisaïsme, hypocrisie).

Or, c’est précisément par là que se distingue spécifiquement la sanctification chrétienne authentique. Les mêmes actes que produit la vertu, la sanctification les produit autrement. Plus religieusement d’abord, plus librement, plus naturellement, plus joyeusement ensuite. Et c’est ce qui donne à ces actes un nouveau parfum, une nouvelle saveur, une plus grande fécondité aussi. Au lieu d’être obtenus en quelque sorte artificiellement, par l’éducation de la volonté sur elle-même seulement, ils découlent, ils naissent, ils croissent organiquement. Ils portent leur saveur en eux-mêmes. Et tout cela résulte de ce que la sanctification chrétienne comporte comme expérience de conscience distincte, celle qu’a le croyant d’être sanctifié (consacré à Dieu) par Dieu en même temps qu’il se sanctifie consacre) lui-même à Dieu. Donnée et certitude qui manque à la conscience naturelle ; nous venons de dire pourquoi.

C’est par ce facteur spécial et nouveau que la sanctification comme expression de l’expérience chrétienne dépasse la conversion. Si la conversion était l’homme rentré en communion morale avec lui-même (et par là même en harmonie psychologique), la sanctification est l’homme rentré en communion morale avec Dieu (et par là même en communion religieuse) sur la base d’une communion rétablie ou établie par Dieu lui-même.

La sanctification est donc l’élément explicatif de la conversion ; non sans doute de la conversion en général, mais du caractère spécifique de la conversion chrétienne. Nous nous étions demandé, sans pouvoir répondre, pourquoi la conversion, possible partout et effectivement réalisée partout, ne l’était cependant d’une façon sérieuse, pleine, entière que dans le christianisme ; pourquoi le mot de conversion n’avait pris que dans le vocabulaire chrétien son sens éminent, intégral et usuel ; pourquoi le christianisme présentait à lui seul dans son histoire plus de conversions, et de plus caractérisées, que toutes les autres religions ensemble ? nous en avons trouvé une explication partielle dans les motifs plus graves qu’en donnait l’Évangile. Nous le savons maintenant. Et c’est le second élément impliqué dans la conscience de la sanctification chrétienne qui nous l’apprend : c’est parce que l’homme n’est plus seul avec lui-même, c’est parce que la volonté n’est plus abandonnée à ses propres forces, mais soutenue, portée, appuyée par une consécration réelle de l’homme à Dieu par Dieu lui-même, et que l’homme rétabli dans la communion divine par cette consécration même, trouve en elle une force et un point d’appui nouveau, un secours qu’il ne possédait pas auparavant ; dont témoigne maintenant sa conscience, et dont elle ne témoignait pas auparavant.

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