Dans ses rapports avec la loi, c’est-à-dire avec l’ordre fixe de la nature, ou encore avec le déterminisme physique, on a présenté le miracle tantôt comme une violation ou une contradiction des lois naturelles ; tantôt comme une dérogation ; tantôt comme une suspension momentanée d’une ou plusieurs de ces lois ; tantôt comme un remplacement d’une loi inférieure par une autre qui lui serait supérieure ; ou enfin comme l’expression, la manifestation d’une ou plusieurs lois rares ou inexpliquées dans l’état actuel de notre connaissance scientifique.
Nous rejetons toutes ces définitions (qu’il eût été bon d’examiner de plus près) et nous les abandonnons aux adversaires du miracle.
Nous ne rejetons pas ces définitions — il importe de le remarquer — au nom de la notion de la loi elle-même. Celle-ci en effet peut avoir une, deux origines, dont ni l’une ni l’autre ne nous permet d’exclure le miracle.
1. Une origine inductive. L’observation nous révèle la succession stable, la fixité du phénomène. Mais « l’expérience à elle seule ne saurait nous conduire à proclamer la fixité des lois naturelles. Quand j’aurai observé mille cas, où s’est reproduit sous une forme identique le même phénomène, aucun raisonnement sérieux ne m’oblige à conclure que le mille et unième doive être semblable aux autres… Autrement il faudrait dire que parce que j’ai vu passer dix mille fantassins armés de fusils Lebel, le dix mille et unième ne peut porter un fusil Gras ou un pistolet ». « Celui qui déclare un fait impossible, écrit Ch. Secrétan, en se fondant sur l’expérience, n’a réellement pas d’autres raisons, sinon que, de mémoire d’homme, le fait en question ne s’est jamais vu. Il lui faudra donc poser en principe que tout ce qui ne s’est jamais vu est impossible, il lui faudra dire que nul fait réel n’a jamais été constaté pour la première fois, car toutes ces formules sont équivalentes. » Si maintenant nous ajoutons « les trous dan s notre savoir », la masse des phénomènes et de lois que nous ignorons encore, nous serons bien obligés de convenir que la notion de loi telle qu’elle est fournie par l’observation, telle qu’elle a son origine dans l’induction, n’est pas suffisamment ferme, rigide et nécessaire pour écarter le miracle.
2. Origine a priori. Si l’on se réclame de l’origine a priori de la loi, c’est-à-dire de son existence dans l’esprit humain, confirmant et renforçant ce que l’induction peut nous en apprendre, il en va de même. Car la seule loi de l’esprit humain en fonction humaine est celle de causalité. Elle n’implique le déterminisme naturel qu’en fonction scientifique, c’est-à-dire lorsqu’elle fonctionne sous l’hypothèse préalable du déterminisme, postulat premier de toute science. Mais en fonction humaine, la pensée ne réclame que la cause, libre ou nécessaire, première ou seconde, il lui importe peu. Or une cause libre (par hypothèse) laisse passer le miracle, et ce n’est pas au nom de la loi tout court qu’on peut l’exclure.
Nous rejetons les définitions courantes du miracle, soit comme incompatibles avec l’idée de Dieu (telle la notion du miracle violation ou contradiction des lois : la loi étant l’expression de la volonté divine, le miracle serait Dieu se contredisant lui-même), — soit comme incompatible avec l’idée du miracle lui-même (telle la définition du miracle expression d’une loi rare ou inconnue : le miracle se réduit à l’inexpliqué scientifiquement, il n’a plus de valeur religieuse), — soit comme impropre (tel le miracle suspension ou remplacement d’une loi par une autre : notion plus juste peut-être, mais défectueuse encore, nous l’allons voir).
Nous définissons le miracle physique, comme nous avons défini le surnaturel moral : une action spéciale de Dieu sur le monde. Et nous disons que cette action est possible sans violation, ni dérogation, ni suspension des lois naturelles, sans production ni manifestation de lois rares ou inconnues, sans rien de tout cela, parce que l’expérience nous enseigne que la même espèce d’action ou d’intervention est possible du côté de la liberté humaine, sans qu’aucune loi soit ou violée, ou contredite, ou suspendue, etc. Jamais il ne viendra à l’idée de personne que la liberté humaine, que le surnaturel physique humain introduise le trouble, la révolution ou l’anarchie dans les lois naturelles. Et nous ne voyons pas pourquoi ce qui vaut de la libre activité de l’homme sur le monde, ne vaudrait pas de la libre activité de Dieu.
Et si l’on nous demande comment ou pourquoi cette libre intervention de l’activité divine ou humaine dans le monde physique est possible sans contradiction aux lois du monde physique, il faut répondre, d’une manière générale, que c’est parce que le physique a été fait pour le moral, et la matière pour servir d’instrument à la liberté. (Ce qui est un truisme banal pour le simple spiritualisme, un lieu commun pour le théisme, et pour chacun une vérité d’expérience quotidienne.) Le physique, ou la matière, se prêtant au jeu de la liberté, accomplit donc sa destination, il est dans l’ordre qui lui est assigné, il subit sa loi suprême, laquelle, étant suprême et normale, ne saurait entraîner aucune dérogation, contradiction, ou violation de lois inférieures.
Nous touchons ici au point décisif par lequel nous terminerons, et c’est celui-ci : il y a dans l’univers une hiérarchie des ordres, des lois et des forces, et cette hiérarchie, dans laquelle chaque degré inférieur sert de base et de moyen au supérieur, tandis que chaque degré supérieur sert de but au degré inférieur, tend à l’ordre suprême, à la loi suprême et à la force supérieure : la loi de la liberté et la force libre. En sorte que la liberté est le but du monde, et le monde, le moyen de la liberté ; en sorte que l’apparition, le jeu et l’exercice de la liberté dans le monde, n’est pas en conflit, mais en accord avec la destination de l’ordre naturel, et que la destination de l’ordre naturel est en accord avec le surnaturel physique et moral, humain et divin.
Je m’appuie ici sur deux autorités non suspectes : M. Boutroux et Aug. Comte.
Dans le très beau livre qu’il a intitulé De la contingence des lois de la nature, M. Boutroux analyse avec une extrême précision les diverses séries de lois : logiques, mathématiques, mécaniques, physiques, chimiques, biologiques, psychologiques et sociologiques, et montre qu’à mesure qu’on s’élève, elles deviennent plus importantes et moins déterminantes. En d’autres termes, leur rigidité, leur fixité, leur inflexibilité diminue, pour laisser place à une plus large complexité et à un jeu plus libre, de telle sorte que la liberté est la loi supérieure en laquelle elles se consomment toutes, et à laquelle elles sont toutes destinées. C’est ce qu’avait déjà vu Aug. Comte, lorsqu’il écrivaita : « Les ordres des phénomènes avec leurs sciences respectives s’échelonnent les uns au-dessus des autres… Ils s’enchaînent, l’inférieur servant de base au supérieur, sur lequel il exerce bien une certaine action, mais qu’il ne détermine et n’explique pointb. » « La vie animale venant se greffer sur la vie végétale y apporte un facteur différent. [L’animal est un miracle pour la plante, comme la plante est un miracle pour la pierre.] L’homme, à son tour, agit sur la nature organique et la modifie [il est un miracle pour l’animal] ; il use à son gré des lois du monde inférieur, les combine, les entrave, les suspend, les favorise et obtient des résultats absolument nouveaux et impossibles à produire par le simple jeu des forces physiques. » Si ce que nous venons de dire est juste, il en ressort cette double thèse qui sera notre conclusion :
a – Auguste Comte, cité par Ch. Porret, La notion biblique du miracle. Chrétien évangélique, 1895, p. 530.
b – La loi physique de gravitation qui est celle du monde inorganique, ne cesse pas dans la plante, elle n’est pas violée ou abolie, elle est surmontée par la loi chimique de végétation.
1. Le monde physique (la nature) organisé en vue de la liberté humaine, de son apparition en l’homme et de son exercice par l’homme, l’est donc à plus forte raison en vue de la liberté divine ;
2. L’apparition de la liberté en l’homme, et l’exercice de la liberté par l’homme, étant surnaturelle, inexplicable, miraculeuse, à l’égard des ordres inférieurs sans néanmoins violer aucune de leurs lois, mais en les combinant et les surmontant par une causalité supérieure, la liberté divine et son exercice sera au même titre un miracle pour l’homme ; elle sera inaccessible à l’homme et inexplicable du point de vue de l’homme, sans violer davantage aucune des lois de l’univers physique ou moral, mais en les surmontant toutes ensemble par l’effet d’une causalité souveraine.
Et vous sentez tous, Messieurs, que si cela est vrai dans la simple conception théiste et spiritualiste du monde, cela est cent fois, mille fois vrai dans la conception chrétienne du monde, c’est-à-dire dans le point de vue d’un monde perdu et déchu sur lequel opèrent les puissances et l’effort de la grâce rédemptrice.