Lorsque le bienheureux Apôtre Paul détermine les qualités nécessaires pour recevoir l’épiscopat, il façonne par ses directives un homme d’Eglise totalement nouveau : il nous enseigne comme le résumé des vertus parfaites que l’on s’attend à trouver chez l’évêque : « Que sa parole, nous dit-il, soit attachée à la doctrine de la foi, afin d’être en état d’exhorter selon de sains principes, et de réfuter ceux qui s’opposent à nous. Nombreux sont en effet, les esprits rebelles, vains discoureurs et séducteurs » (Tite 1.9-10).
Par ce texte, il laisse entendre qu’une ascèse spéciale sur le plan moral, est essentielle pour donner au sacerdoce sa valeur, si toutefois, entre autres qualités, ne fait pas défaut la science indispensable pour enseigner et défendre la foi. De fait, un prêtre n’est pas forcément bon et utile parce que ses mœurs sont irréprochables, ou par la seule sagesse de sa prédication : la vertu sans la science ne profiterait qu’à lui, et la science sans la sainteté de vie ne lui permettrait pas d’enseigner avec autorité.
Car cette instruction de l’Apôtre n’a pas pour seul objet de régler la vie d’un homme du monde, par des préceptes de probité et d’honnêteté ; et d’un autre côté, en exigeant une bonne connaissance de la doctrine, elle ne prétend pas former un scribe de la synagogue, capable d’interpréter la Loi. Non, c’est un chef de l’Eglise parfait qu’elle se propose de préparer ; elle le veut orné des biens parfaits que sont les plus hautes vertus : ainsi sa vie sera l’ornement de sa prédication, et sa prédication la parure de sa vie.
En somme l’Apôtre dresse le portrait du chrétien idéal, lorsqu’il conseille au même Tite, le destinataire de la lettre : « Offre en ta personne un exemple de toutes sortes de bonnes œuvres, enseignant avec gravité une doctrine saine et irréprochable, afin que l’adversaire, ne trouvant rien de mal à dire sur nous, soit rempli de confusion » (Tite 2.7-8).
Le Docteur des Nations[1], ce Maître choisi pour l’Eglise, conscient que le Christ habitait et parlait en lui[2], n’ignorait pas que l’épidémie d’un enseignement propageant la mort, allait ravager l’Eglise ; il le savait, la séduction exercée par une doctrine pestilentielle s’attaquerait à la pureté des mots employés par les fidèles, et, tel un mal secret s’infiltrant jusqu’au fond même de l’âme, elle les imprégnerait du pus de son interprétation impie ! Car c’est bien celle-ci que vise l’Apôtre lorsqu’il s’écrie : « Leur parole ronge comme la gangrène ! » (2 Timothée 2.17) ; maladie contagieuse, elle gâte la santé de l’âme où elle se glisse toujours en cachette et sans bruit !
[1] Cf. 1 Timothée 2.7.
[2] Cf. 2 Corinthiens 13.3.
Voilà pourquoi l’Apôtre attend de l’évêque l’enseignement donné par une parole sensée, la prise de conscience de sa foi, et l’habileté à enseigner ; il sera alors en mesure de s’opposer aux objections suscitées par un manque de foi, remplies de mensonges et dénuées de tout bon sens. Car beaucoup affichent une foi à laquelle ils n’adhèrent pas ; hommes gonflés par le vide de leurs pensées, ils se créent à eux-mêmes leurs croyances au lieu de recevoir la foi ; ils ne connaissent que ce qu’ils veulent bien connaître, et n’acceptent pas de reconnaître ce qui est vrai ! Mais au contraire, n’est-ce pas la marque d’une vraie sagesse, de reconnaître quelquefois ce qu’on ne voulait pas reconnaître ? Or de cette sagesse au mauvais vouloir, naît un langage stupide, puisqu’une parole absurde résulte nécessairement de pensées absurdes !
Oui, quel mal ne fait-elle pas à ceux qui l’écoutent, cette parole insensée, d’autant que ceux-ci sont attirés par de folles sentences revêtues des habits de la sagesse ! C’est pourquoi, lorsque l’Apôtre stigmatise ces gens-là, il le fait en gardant un ordre voulu : « Nombreux sont en effet, les esprits rebelles, vains discoureurs et séducteurs » (Tite 1.10).
Nous aurons donc à répondre à leur mauvais esprit extravagant, à l’extravagance de leurs vains discours, et à la séduction qu’exercent leurs radotages. Nous devrons les réfuter au moyen d’une saine doctrine, par la véracité de notre foi et par la loyauté de nos paroles. Ainsi, notre langage loyal prouvera la vérité de notre foi, et celle-ci sera la garantie d’une saine doctrine.
Si je rappelle cette pensée de l’Apôtre, c’est que des hommes à l’esprit faux, au langage trompeur, des gens dont il n’y a plus rien à espérer, de vraies langues de vipère, nous forcent à leur donner la réplique. Sous des dehors de bons apôtres, ils versent goutte à goutte dans les âmes simples de ceux qui les écoutent, leur doctrine mortelle, leur interprétation malsaine des textes, et leurs mauvais vouloirs pourris : estompant la pureté de la foi des Apôtres, ils font en sorte que pour eux, le Père ne soit plus le Père, le Fils ne soit plus le Fils, Dieu ne soit plus Dieu, et que la vraie foi ne soit plus la vraie foi !
Nous avons déjà réfuté leurs mensonges insensés, et voici l’ordre que nous avons tenu jusqu’à présent pour leur répondre : tout d’abord, nous avons prouvé par la Loi qu’il y a un Dieu et un Dieu[3], et que le vrai Dieu est dans le vrai Dieu[4]. Nous avons montré ensuite, par l’enseignement des Evangélistes et des Apôtres[5], la naissance parfaite et véritable de Dieu, le Fils Unique. Enfin, poursuivant le cours de notre exposé, nous avons enseigné que le Fils de Dieu est vrai Dieu, jouissant d’une nature identique à celle du Père[6]. Ainsi, la foi de l’Eglise ne reconnaît, ni un Dieu solitaire, ni deux dieux, puisque la naissance de Dieu s’oppose à l’idée d’un Dieu solitaire, et puisqu’une naissance parfaite ne saurait admettre les noms de deux natures différentes attribuées à deux dieux.
[3] Livre IV.
[4] Livre V.
[5] Livre VI.
[6] Livre VII.
A présent, notre souci de réfuter leurs vains discours s’oriente vers un double objectif : tout d’abord enseigner ce qui est saint, parfait, orthodoxe ; ainsi notre langage ne semblera pas chercher la vérité plutôt que la mettre au jour, ce qu’on serait en droit de lui reprocher s’il s’engageait dans des impasses ou des sentiers tortueux, ou s’il surgissait de galeries souterraines contournées et détournées ! Ensuite, nous dévoilerons aux yeux de tous, qu’ils sont vraiment ridicules et ne tiennent pas debout, tous ces arguments séduisants d’une doctrine absurde et fausse, ces leurres que nos adversaires font miroiter de l’éclat de la vérité. Car nous ne nous estimerions pas satisfaits d’avoir présenté la bonne doctrine, si nous ne faisions comprendre son excellence en prouvant la fausseté des arguments de ces impies.
Les hommes vertueux et sages utilisent toutes les ressources de leur nature et tout leur zèle pour se préparer au jour où il leur sera donné d’obtenir le bonheur qu’ils espèrent ; ceci pour que leur condition future ne soit pas inférieure sur quelque point à celle qu’ils convoitent. De la même façon, le plus grand souci de ces gens à qui la rage hérétique a fait perdre la tête, est de lutter, avec toute l’ingéniosité de leur mauvaise foi, contre ceux qui professent la vraie foi : pour vaincre ceux qui sont orthodoxes, ils redoublent d’hétérodoxie ; à l’espérance qui soutient notre vie, ils préfèrent une vie dont il n’y a plus lieu de rien espérer, et consacrent à une fausse doctrine plus de réflexion que nous ne le faisons pour la vraie.
Car voici les objections que leur perfide impiété a polies contre les justes affirmations de notre foi. Ils nous demandent tout d’abord si nous croyons à un Dieu Unique. Ils ajoutent : Croyez-vous aussi que le Christ soit Dieu ? Et pour finir : Le Père est-il plus grand que le Fils[7] ? De la sorte, quand ils nous ont entendus affirmer l’unité de Dieu, ils se servent de cette déclaration pour nier la divinité du Christ. Car ils ne s’inquiètent pas de savoir si le Fils est Dieu ; tout ce qu’ils désirent, en posant cette question sur le Christ, c’est de prouver qu’il n’est pas Fils. C’est ainsi qu’ils prennent au piège la foi des hommes simples : croire en l’unité de Dieu devient un obstacle pour reconnaître la divinité du Christ, puisque Dieu ne serait plus le Dieu Unique, s’il fallait avouer que le Christ aussi est Dieu. Oui, vraiment, à quelle hauteur ne se hisse-t-elle pas l’astuce de leur esprit profane ! Les voici qui affirment : « Si Dieu est Un, nul autre, quel qu’il soit, ne pourra être Dieu. Car si un autre était Dieu, Dieu ne serait plus Un. C’est un non-sens de dire qu’il y a un seul être là où il y en a deux, ou de prétendre que là où il y aurait un seul être, il y en aurait aussi un autre. »
[7] Cf. Ja 14.28.
Et maintenant, la voie leur est ouverte, puisque par le jeu habile de cet argument, ils ont profité de la pente que nous avons à croire tout ce que nous entendons. Ils avancent alors cette proposition : Le Christ est Dieu de nom plutôt que par sa nature. Ce vague nom de dieu, attribué au Christ, ne peut détruire la foi en un seul vrai Dieu, la seule vraie foi. Et puisque le Père est plus grand que le Fils, c’est bien la preuve de leurs natures différentes, car puisque Dieu est forcément Unique, le Père est plus grand, du fait que la nature divine lui appartient en propre. Et le Christ n’est Fils que de nom, il est une créature existant par la volonté du Père, puisqu’il est inférieur au Père, et qu’il n’est pas Dieu. Car un Dieu Unique ne souffrirait pas qu’il y ait un autre Dieu, et celui qui est inférieur au Père possède nécessairement une nature qui n’est pas celle de celui qui est plus grand que lui.
Vraiment, comme ils sont ridicules ! Les voici qui imposent leurs lois à Dieu ! Ils affirment que rien ne peut naître d’un Dieu Unique, sous prétexte que la naissance de toute créature résulte de l’union de deux géniteurs[8]. Le Dieu immuable, disent-ils, ne peut de lui-même, donner naissance à un Fils : celui qui ne change pas ne saurait être sujet à l’accroissement, et par ailleurs, la nature d’un être solitaire et unique ne contient pas en elle-même ce qui lui permettrait d’engendrer.
[8] Un des arguments des anoméens, emprunté à la génération dans la nature qui exige un principe femelle, cf. Livre III chap. 8.
Mais nous, au contraire, nous avons compris par des enseignements spirituels la foi telle que nous l’ont transmis les Evangélistes et les Apôtres ; nous avons recherché l’espérance de la bienheureuse éternité dans la confession du Père et du Fils. Après avoir démontré par la Loi le mystère d’un Dieu et d’un Dieu, nous n’avons pas renoncé à croire en un Dieu Unique, nous n’avons pas cessé d’affirmer la divinité du Christ. Les Evangiles nous ont fourni la matière de notre réfutation, ils nous ont permis d’enseigner la vraie naissance de Dieu, le Fils Unique, engendré de Dieu le Père.
C’est bien en effet, par cette naissance que le Fils est vrai Dieu, et qu’il n’est pas étranger à la nature de l’Unique vrai Dieu. Ainsi nous ne pouvons nier qu’il est Dieu ni prétendre qu’il est un autre Dieu, puisque d’une part, sa naissance nous montre qu’il est Dieu, et que d’autre part, sa nature qui est celle du Dieu Unique, engendré de Dieu, ne fait pas de lui un autre Dieu.
Le simple bon sens nous guidait vers cette conclusion : les noms de natures distinctes ne sauraient caractériser une nature identique, et pour qu’il n’y ait pas unité de nature, il faudrait souligner une différence spécifique. Pourtant il nous semblait bon de le prouver par les propres affirmations de notre Seigneur. Celui-ci, après avoir fréquemment persuadé notre foi et notre espérance de l’existence d’un seul Dieu, confirme ce mystère de l’unité de Dieu, en se déclarant Dieu et en le prouvant : il nous certifie : « Moi et le Père, nous sommes Un » Jean 10.30) ; et ailleurs : « Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père » (Jean 14.7) ; et : « Qui m’a vu, a vu aussi le Père » (Jean 14.9) ; et encore : « Le Père qui demeure en moi, accomplit lui-même ses œuvres » (Jean 14.10) ; ou bien : « Croyez en moi, car le Père est en moi, et je suis dans le Père. Si vous ne me croyez pas, croyez du moins à cause de ces œuvres » (Jean 14.11-12).
Il nous signifie sa naissance par ce nom de « Père » ; lorsqu’on le connaît, nous apprend-il, on connaît en lui le Père. Il affirme l’unité de sa nature avec celle du Père, puisque lorsqu’on le voit, on voit le Père en lui. Il s’en porte garant : il est inséparable du Père, puisqu’il demeure dans le Père et que le Père habite en lui. Dans la claire conscience de ce qu’il est, il tient à ce que nous lui fassions confiance, puisqu’il nous demande de croire à ses paroles en considération des œuvres qui manifestent sa puissance.
Ainsi, par cette merveilleuse foi en la naissance parfaite, voici écarté tout danger : et de croire en deux dieux, et de supposer un Dieu solitaire : bien qu’ils soient Un, il n’y a pas une seule personne ; et chacune des personnes divines, sans être Dieu Unique, diffère pourtant si peu de l’autre que l’une et l’autre sont une seule nature.