Toute l’Écriture des Juifs n’est, pour ainsi dire, qu’un tissu de prophéties. Noé maudissant Cham, père de Canan, prédit ce qui arrivera aux descendants de ce dernier. Jacob mourant prévoit la manière dont ses enfants seront partagés dans la terre de Canaan, et quelle sera la condition de chaque tribu. Moïse annonce l’idolâtrie et la superstition à laquelle le peuple d’Israël devait s’abandonner après sa mort. Isaïe prédit la venue et la prospérité de Cyrus, cent ans avant la naissance de celui-ci. Il y a divers prophètes qui marquent la prochaine arrivée des Babyloniens, et la servitude du peuple de Dieu : Jérémie prédit qu’elle ne durera que soixante et dix années. Daniel marque la dernière et effroyable ruine de Jérusalem par les armées romaines, et divers autres événements qui ne sont guère moins remarquables. Et tous les prophètes, sans exception, depuis Moïse jusqu’à Malachie, annoncent la vocation des païens, et prédisent cet événement accompagné de circonstances tout à fait remarquables.
Nous nous engagerions dans une longueur infinie, si nous voulions maintenant examiner tous ces oracles à part. Il suffit de choisir deux ou trois prophéties bien circonstanciées, qui nous feront juger du caractère des autres, si nous les examinons avec soin : Daniel nous les fournira telles que nous les souhaitons.
Le songe de Nebukadnetsar est assez connu, et peu de gens ignorent l’interprétation que Daniel lui en donna : Toi roi, dit-il, es le roi des rois, d’autant que le Dieu des cieux t’a donné royaume, puissance, force et gloire ; et après toi s’élèvera un autre royaume moindre que le tien ; puis un autre royaume d’airain qui dominera sur toute la terre : et le quatrième royaume sera comme du fer, parce que le fer brise toutes choses et en vient à bout ; et comme le fer brise toutes choses, ainsi ce royaume brisera tout. Quant à ce que tu as vu les pieds et les orteils être en partie de terre à potier, en partie de fer, c’est que le royaume sera divisé ; et il y aura en lui de la force du fer, parce que tu as vu le fer mêlé avec la terre à potier : et ce que les orteils des pieds étaient en partie de fer et en partie de terre, c’est que ce royaume sera en partie fort et en partie frêle. Mais ce que tu as vu le fer mêlé avec la terre à potier, c’est qu’ils se mêleront par semence humaine ; mais ils ne se joindront point l’un avec l’autre, comme le fer ne se peut mêler avec la terre. Et au temps de ces rois, le Dieu des cieux suscitera un royaume, lequel ne sera jamais dissipé ; mais il brisera et consumera tous ces royaumes-là, et il sera établi éternellement : et d’autant que tu as vu qu’une pierre de la montagne a été coupée sans main, le grand Dieu a fait connaître au roi ce qui arrivera ci-après ; et le songe est véritable, et son interprétation certaine.
Il n’est pas bien difficile de s’apercevoir que cet oracle nous met devant les yeux les quatre grandes monarchies qui ont affligé le peuple de Dieu depuis le déluge jusqu’à Jésus-Christ, à la venue duquel elles ont pris fin, qui sont l’empire des Assyriens, celui des Mèdes, celui des Perses, et celui des Grecs ; que le fer représentant la quatrième monarchie, nous représente la force prodigieuse de l’empire des Grecs, lequel, presque en un instant, brisa toutes les autres puissances ; que le mélange du fer et de la terre représentant la division de cet empire, nous fait assez connaître ce qui arriva lorsqu’après la mort d’Alexandre, les grands ayant partagé ses conquêtes, il se forma diverses dominations moins puissantes que la première ; et que les divers mariages par lesquels les rois d’Egypte s’unirent avec ceux de Syrie, sans pourtant que cette union fût jamais ni solide ni durable, répondent assez bien à la terre de la statue, qui ne peut s’unir avec le fer : et nous verrons dans la suite, que la pierre qui fut coupée sans main d’une montagne, et qui brisa la statue, enferme sous une image mystérieuse une prophétie qui a eu son accomplissement.
Nous pouvons joindre au songe de Nebukadnetsar une vision qu’eut Daniel lui-même, et qu’il décrit en ces termes : J’élevai mes yeux, et regardai, et voici un bélier se tenait auprès du fleuve, et il avait deux cornes, et les deux cornes étaient hautes, dont l’une était plus haute quel’autre, et la plus haute s’avançait en arrière. Je vis ce bélier heurtant de ses cornes contre l’Occident, et contre le Septentrion, et contre le Midi ; et aucune bête ne pouvait subsister devant lui, et il n’y avait personne qui lui pût rien ôter, et il faisait selon sa volonté, et il se faisait grand. Et comme j’y prenais garde, voici un bouc d’entre les chèvres venait d’Occident sur le dessus de toute la terre, et ne touchait point à la terre ; et ce bouc avait une corne qui paraissait entre ses yeux, et il vint jusqu’au bélier qui avait deux cornes, lequel j’avais vu qui se tenait auprès du fleuve, et il courut contre lui en la fureur de sa force. Je le vis s’approcher du bélier, et il s’enfélonnab contre lui, et il heurta le bélier, et brisa ses deux cornes ; et il n’y avait aucune force au bélier pour tenir bon contre lui ; et quand il l’eut jeté par terre, il le foula, et nul ne pouvait délivrer le bélier de sa puissance. Alors le bouc d’entre les chèvres devint fort grand : et sitôt qu’il fut devenu puissant, sa grande corne fut rompue, et au lieu de celle-là il en crut quatre apparentes vers les quatre vents des cieux, et de l’une d’elles sortit une autre petite corne qui s’agrandit contre le Midi, et contre l’Orient, et contre le pays de noblesse, et elle s’agrandit jusqu’à l’armée des cieux et des étoiles, et les foula. Et un certain temps lui fut donné contre le sacrifice continuel par infidélité, et il jeta la vérité par terre, et il fit des exploits, et prospéra. C’est là la vision, et voici l’interprétation qui lui en fut donnée.
b – Vieux français s’enfélonner, s’irriter.
Le bélier que lu as vu ayant deux cornes, ce sont les rois des Mèdes et des Perses, et ce bouc velu, c’est le roi de Javan ; et la grande corne qui est entre ses yeux, est le premier roi ; et ce qu’elle s’est rompue, et que quatre cornes sont survenues au lieu de celle-là, ce sont quatre royaumes, lesquels s’établiront d’une nation, mais non pas selon la force de l’autre, et en la fin de leur règne, quand le nombre des déloyaux sera accompli, il s’élèvera un roi félon de face et entendu en subtilité, et sa force sera renforcée, non pas néanmoins par sa force, et il détruira à merveille, et il prospérera, et il fera de grands exploits, et il détruira les puissances et le peuple des saints ; et même, comme il l’aura entendu, et qu’il aura fait avancer la tromperie en sa main, il se magnifiera en son cœur, et il en gâtera plusieurs par prospérité. Il résistera contre le Seigneur des seigneurs, mais il sera brisé sans main. Il ne se peut rien de plus circonstancié que cette prophétie, et il ne se peut rien aussi de plus exactement accompli.
Car il est vrai qu’après la monarchie des Assyriens, s’éleva celle des Mèdes et des Perses, qui tantôt sont considérés comme formant deux divers empires, et tantôt comme n’en faisant qu’un seul, dont ces deux peuples étaient comme les deux cornes. L’une était plus haute que l’autre, parce que les Perses furent plus puissants que les Mèdes. La plus haute corne s’avançait en arrière, parce que l’empire des Perses s’étendit vers l’Orient et vers les lieux opposés à celui où était Daniel lorsqu’il eut cette vision. Ce bélier heurtait de ses cornes contre l’Occident, le Septentrion et le Midi, c’est-à-dire que les Perses avaient des guerres continuelles avec les Grecs qui étaient du côté d’Occident, avec les Scythes qui habitaient vers le Septentrion, et avec les Egyptiens qui occupaient le Midi ; ce qui ne peut être ignoré par tous ceux qui ont quelque connaissance de l’histoire. Aucune bête ne pouvait subsister devant le bélier ; c’est qu’il n’y avait point de peuple qui pût résister à la puissance des Perses. Ce bélier faisait sa volonté, et se faisait grand : cela veut dire que l’empire des Perses s’augmentait chaque jour, lorsque les Macédoniens arrêtèrent le cours de ses prospérités. La monarchie des Macédoniens nous est représentée dans cette prophétie comme un bouc venant d’Occident, parce que la Grèce était à l’occident de la Perse, où allèrent les Macédoniens. Il paraissait sur le dessus de toute la terre : c’est que les Macédoniens s’avançant pour combattre Darius, se rendaient les maîtres de toutes les provinces qui étaient à leur droite et à leur gauche. Il est dit que ce bouc ne touchait point à la terre : cela marque la rapidité de ses conquêtes. Il avait une corne qui paraissait entre ses yeux, et cette corne était le premier roi de cette grande monarchie, suivant l’explication qui en fut donnée à Daniel : chacun conçoit sans peine que ce ne peut être là qu’Alexandre le Grand. Le bouc courut contre le bélier, et brisa ses deux cornes : cela signifie les batailles que les Macédoniens gagnèrent en si peu de temps contre les Perses, dont ils renversèrent l’empire. Et nul ne pouvait délivrer le bélier de sa puissance : cela nous marque les efforts inutiles qu’on fit pour résister aux armes des Macédoniens. Alors le bouc d’entre les chèvres devint fort grand : l’empire des Macédoniens s’accrut extrêmement, lorsque après la mort de Darius ils eurent vaincu Porus, et subjugué les Indiens. Mais sitôt qu’il fut devenu grand, sa grande corne fut coupée : l’armée des Macédoniens ne fut pas plus tôt de retour de l’expédition des Indes, qu’Alexandre le Grand mourut. De cette corne il en crut quatre apparentes vers les quatre vents des cieux : les successeurs d’Alexandre ayant fait entre eux le partage de ses conquêtes, qu’ils usurpèrent d’abord sous le titre de gouvernements, ils se divisèrent ; et par leur division, ils établirent quatre monarchies principales, qui furent celle d’Egypte vers le midi, sous les Ptolomées ; celle de la Thrace, du Pont, de la Cappadoce et de l’Asie Mineure, sous Lysimacus et ses successeurs, vers le nord ; celle de Syrie à l’orient, sous les Séleucides ; et enfin, celle de Macédoine, sous des rois de diverses familles, vers l’occident. Il y eut, à la vérité, d’autres petits États qui se formèrent de l’empire d’Alexandre ; mais il n’y eut que ces quatre royaumes qui fussent bien considérables ; ce qui répond à cette expression : Il m crut quatre apparentes, et de l’une d’elles sortit une autre petite corne qui s’agrandit contre le Midi, et contre l’Orient, et contre le pays de noblesse. Antiochus, surnommé l’illustre, sorti des rois de Syrie ou des Séleucides, qui tenaient un de ces quatre royaumes, s’agrandit par les guerres qu’il eut avec les Egyptiens qui étaient vers le midi, avec les Parthes qui étaient à l’orient de la Syrie, et avec la Judée, qui est appelée dans l’Écriture le pays de noblesse (Jér.3.19 ; Ezéch.20.15). Il s’agrandit jusqu’à l’armée des cieux, et jeta bas quelques-uns de l’armée et des étoiles, et les foula ; et certain temps lui fut donné contre le sacrifice continuel par infidélité, et jeta la vérité par terre, et fit des exploits, et prospéra. Il ne faut que lire l’histoire des Machabées, pour voir que tout cela s’accomplit fort exactement en la personne d’Antiochus l’Illustre ; ou, si l’on veut, il ne faut que considérer l’interprétation qui en est donnée à Daniel, et qui paraît plutôt historique que prophétique : le temps du règne d’Antiochus y est décrit en ces termes : Et à la fin de leur règne, quand le nombre des déloyaux sera accompli, s’élèvera un roi, etc. Car il est vrai que la monarchie des Séleucides fut bientôt après détruite par les Romains. Son naturel est décrit dans cette prophétie, tel qu’il nous est représenté par Tite Live, Polybe, etc. Il sera furieux de visage, et entendu en subtilités. Il est prédit qu’il fera la guerre aux Juifs, et qu’il les opprimera, lorsque l’oracle ajoute : Il détruira les puissances et le peuple des saints. Ses succès et ses avantages, acquis par la ruse et par la fraude, nous y sont encore représentés. Et même, est-il dit, comme il l’aura entendu, et qu’il aura fait avancer la tromperie en sa main, il se magnifiera en son cœur, et il en gâtera plusieurs par prospérité. Sa mort enfin et le genre de sa mort rapportés dans le livre des Machabées, s’y trouvent assez bien marqués dans ces dernières paroles : Il résister a contre le Seigneur des seigneurs, mais il sera brisé sans main.
Celui qui ne sera pas satisfait de toutes ces prophéties, n’a qu’à lire celle qui est contenue au chap. 9 du livre de Daniel ; sa longueur nous empêche de la rapporter : là, il trouvera la naissance de la monarchie des Grecs, sa décadence par la mort d’Alexandre, la naissance des quatre grandes monarchies qui se formèrent du débris de celle-là, les guerres qui furent ensuite entre les Ptolomées et les Séleucides, leurs trêves, leurs accords, leurs mariages, leurs progrès, leurs défaites, leurs alliances, les efforts d’Antiochus contre le peuple saint, et enfin la ruine des successeurs d’Alexandre, et la fin des empires qui avaient affligé le peuple de Dieu. On n’a qu’à comparer cette prophétie de Daniel avec Tite Live, Justin, Polybe, etc., et l’on doutera si le prophète ne mérite pas, aussi bien qu’eux, la qualité d’historien.
Il n’est point nécessaire qu’on s’arrête ici à des minuties de critique : nous raisonnons par le gros de la prophétie, qu’on ne peut douter qui ne soit claire et exactement accomplie ; c’est aux incrédules à dire ce qu’ils en pensent.
Porphyre parlera pour tous : il soutient que le Livre de Daniel est supposé, et que les prophéties qui y sont contenues ont été composées après l’événement : il les a trouvées si claires, qu’il n’a pas cru qu’elles pussent lui laisser d’autre défaite que celle-là, qui se détruit d’elle-même, et qui ne serait pas digne qu’on s’y arrêtât, si l’on voyait que les incrédules eussent quelque chose de meilleur à dire.
Car qui ne voit que ce n’est là qu’un soupçon, qui vient uniquement de l’envie qu’on a que ce ne soient pas là de véritables prophéties ? A-t-on jamais douté parmi les Juifs de l’autorité du livre de Daniel ? S’est-on jamais plaint de cette supposition ? Et comment Josèphe rapporte-t-il que le souverain sacrificateur des Juifs fit voir à Alexandre le Grand les prophéties de Daniel, qui lui promettaient l’empire ? Ou comment ce monarque traita-t-il les Juifs avec tant d’humanité à cette considération, si ces prophéties ne sont point de cette date-là ? Le moyen que toutes les différentes sectes qui partagèrent les Juifs depuis le siècle d’Alexandre le Grand eussent consenti à la supposition de ce livre ?
Mais qui ne voit que, supposé ou non, ce livre est incontestablement prophétique, puisque ces deux vérités sont infiniment évidentes ? La première, que le livre de Daniel subsistait avant la venue de Jésus-Christ ; la seconde, que les plus remarquables prophéties de Daniel ont eu leur accomplissement, ou vers ce temps-là, ou quelque temps après, et que la dernière désolation de Jérusalem, par exemple, produite par les aigles abominables, ou par les aigles romaines, et citée par Jésus-Christ, ne saurait avoir été ajoutée après l’événement, comme cela sera prouvé avec plus d’étendue dans la suite.
Que les incrédules s’agitent tant qu’ils voudront, qu’ils inventent tout ce qu’il leur plaira, ils seront obligés de penser que ces prophéties qu’on leur fait voir en si grand nombre dans l’Écriture des Juifs, ont été ajoutées après l’événement, ou qu’elles sont un effet du hasard, ou qu’elles partent d’un autre esprit que de l’Esprit de Dieu ; et cependant il faut qu’ils renoncent à toutes les lumières du sens commun, s’ils veulent conserver aucun de ces trois soupçons.
Il leur sera impossible, sans doute, pour peu qu’ils se piquent d’être raisonnables, de penser que des prophéties aussi suivies, en si grand nombre, si circonstanciées, si extraordinaires, et si exactement accomplies, soient la production du hasard. Ils seront contraints de reconnaître qu’elles sont plus anciennes que l’événement : et la seule prophétie de la vocation des païens, répétée presque dans toutes les pages de cette Écriture, leur arrachera cet aveu malgré qu’ils en aient ; et on leur fera voir que si ces prophéties ont un principe surnaturel, elles ne viennent ni de l’esprit malin ni d’aucune autre source que de l’Esprit de Dieu, lorsqu’on unira ces prophéties avec les autres caractères de divinité que l’on trouve dans cette révélation, avec cette sublimité dans la doctrine, cette simplicité de style, cette candeur des mœurs, cette bonne foi si sensible, ce désintéressement dans la fin, cette sainteté dans la morale, cette proportion avec la religion naturelle, cet esprit de piété, ce sel de vertu qui l’assaisonne partout, et ce je ne sais quoi de divin qu’on ne peut dire, et qu’une bonne âme sent mieux qu’elle ne l’exprime. En vérité, il faudrait un monstrueux renversement d’esprit pour attribuer une telle révélation à l’esprit de ténèbres. Mais si ce n’est pas cela qu’ils disent, que diront-ils donc ?