L’homme s’étant perdu, Dieu, continue saint Irénée, a travaillé à le sauver mais progressivement, et en lui donnant successivement les quatre testaments d’Adam à Noé, de Noé à Moïse, de Moïse à Jésus-Christ, et le nouveau par Notre-Seigneur (iii.11.8 ; iv.9.3). Bien que les deux premiers ne continssent que les préceptes naturels (naturalia legis), quiconque les pratiquait était justifié (iv.13.1 ; cf. iv.15.1 ; iv.16.3). Le troisième fut une loi de servitude, mais de servitude envers Dieu, qui conduisait au Christ (iv.15.1 ; iv.12.5). L’Évangile est la loi d’amour et de liberté (iv.12.2,5 ; iv.13.2), loi universelle qui impose plus à croire et plus à pratiquer, mais qui apporte aussi plus de grâce et plus de joie (iv.9.2 ; 11.3 ; 28.2).
Nous arrivons ainsi à Jésus-Christ.
La christologie ne rentrait pas dans le cadre de la discussion des apologistes contre les païens. Aussi est-elle chez eux fort pauvre, si l’on excepte saint Justin. Aristide se contente de résumer l’histoire de Jésus-Christ d’après l’Évangile. Tatien n’a que deux mots, le premier, déjà cité, où il est question du Dieu souffrant (13) ; le second qui désigne Jésus-Christ comme ϑεὸν ἐν ἀνϑρώπου μορφῇ (21). L’Épître à Diognète connaît également le Sauveur comme Dieu (vii, 4, 8, 9), fils propre et unique de Dieu (ix, 2 ; x, 2), qui étant Verbe toujours est devenu Fils aujourd’hui (xi, 4, 5). Ce Verbe s’est fait homme parmi les hommes (vii, 4), nous a appris à connaître Dieu (viii, 1) et nous a sauvés, parce qu’en lui seul juste l’iniquité d’un grand nombre a été cachée : « O douce substitution ! (ὠ τῆς γλυκείας ἀνταλλαγῆς) s’écrie l’auteur, ô impénétrable invention ! ô bienfaits inespérés, que l’iniquité d’un grand nombre soit cachée dans un seul juste, et que la justice d’un seul justifie un grand nombre de pécheurs ! » (ix, 5).
Dans saint Justin et saint Irénée la christologie et la sotériologie sont exposées avec plus d’ampleur. En voici les traits essentiels.
Au début, l’affirmation énergique contre la gnose que Jésus-Christ rédempteur est le même que le Verbe créateur ; qu’il est le Fils de Dieu, le Verbe incarné (σαρκοποιηϑείς), le Verbe devenu homme. Il était corps et logos et âme (σῶμα καὶ λόγος καὶ ψυχή). Dieu s’est fait homme, remarque saint Irénée, parce que nous ne pouvions parvenir à l’immortalité et à l’incorruptibilité qu’à la condition que celui qui est l’immortalité et l’incorruptibilité par essence s’unît à notre nature, et par là même à l’humanité tout entière dont nous sommes les membres, et qu’il a récapitulée en lui. C’est la doctrine de l’ἀνακεφαλαίωσις chère à l’évêque de Lyon, et que Méliton de Sardes a aussi connue. En conséquence le corps et le sang de Jésus-Christ ont été réels ; il a eu, comme nous, une âme humaine ; il a été notre frère, de notre race, de la race de Jacob et d’Abraham, formé de la même matière que nous. Sa naissance sans doute, au contraire de la nôtre, a été virginale — saint Justin et saint Irénée en donnent une démonstration en forme —, mais il a passé d’ailleurs par tous les âges et tous les états : « per omnem venit aetatem », passible, tenté, souffrant, éprouvant nos douleurs et nos passions honnêtes, sujet à la peur et à la crainte.
[On a accusé saint Justin (Semisch, Neander), en s’appuyant sur la deuxième Apologie, x, 1, de n’avoir pas admis en Jésus-Christ d’âme raisonnable, et d’en avoir fait remplir les fonctions par le Verbe. Mais, outre que dans ce passage, le saint docteur peut avoir donné au mot ψυχή un sens plus large que celui d’âme animale, l’accusation vient échouer contre le texte du Dialogue (cv, 3, 5), où le Sauveur est représenté rendant sur la croix son πνεῦμα, et priant pour que son âme ne tombât pas, comme les nôtres, au pouvoir des puissances infernales. On y peut joindre celui du chapitre lxxii, 4 sur la descente de Jésus-Christ aux enfers.]
Toutefois, en devenant homme, le Verbe n’a pas cessé d’être Dieu, et il n’avait pas besoin de l’effusion du Saint-Esprit pour compléter les dons qui étaient en lui. Les noms qu’il a reçus et qu’il reçoit indiquent que Jésus-Christ est à la fois Dieu et homme. Comme homme, il est le juste par excellence ; il est aussi le prêtre éternel de Dieu et notre prêtre. Il a fallu, ajoute saint Irénée, que le Sauveur fut réellement et à la fois Dieu et homme pour être médiateur entre le ciel et la terre, pour vaincre le démon et pour le vaincre justement (iii.18.7). Et c’est pourquoi il a eu une double naissance : il a été homme pour être tenté, Verbe pour être glorifié (iii.19.2,3 ; cf. iii.16.3) : « Secundum id quod Verbum Dei homo erat… secundum hoc requiescebat Spiritus Dei super eum… secundum autem quod Deus erat, non secundum gloriam judicabat, neque secundum loquelam arguebat » (iii.9.3). Nous touchons ici à la doctrine des deux natures. Méliton, si le fragment vi est authentique, — et il n’y a aucune raison décisive d’en douter —, a été le premier à la formuler explicitement : ϑεὸς γὰρ ὢν ὁμοῦ τε καὶ ἄνϑρωπος τέλειος ὁ αὐτὸς (χριστὸς) τὰς δύο αὐτοῦ οὐσίας ἐπιστώσατο ἡμῖν. Mais d’autre part, nos auteurs, et par la façon dont ils parlent, et par l’emploi qu’ils font de la communication des idiomes, montrent assez qu’ils n’admettent en Jésus-Christ qu’une seule personne : « Ipse enim vere salvavit ; ipse est Verbum Dei, ipse unigenitus a Patre Christus Iesus Dominus noster ». « Ipsum Verbum Dei incarnatum suspensum est super lignum »d. Saint Irénée va même plus loin et, manquant du terme technique pour traduire l’union hypostatique, il la désigne parfois comme une commistio, un mélange de Dieu et de l’humanité. Mais il ne faut voir là qu’une impropriété de langage que corrige son enseignement ferme des deux natures. Les expressions communio Dei et hominis, ἕνωσις τοῦ λόγου τοῦ ϑεοῦ πρὸς τὸ πλάσμα αὐτοῦ, employées ailleurs (iv.20.4 ; 33.11 ; cf. iii.16.6 ; 19.1), sont plus près du mystère, bien qu’elles n’en disent pas tout le contenu.
d – Irénée, iii.16.9 ; v.18.1 ; cf. iii.9.3 ; 19.2,3 ; Méliton, fragm. VII, XIII, XIV, XVI.
La sotériologie de saint Justin est moins développée que sa christologie. Il serait exagéré cependant de dire, ainsi qu’on l’a fait, que l’idée de l’expiation et de la substitutio vicaria ne se rencontre pas du tout dans ses ouvrages. Non seulement le saint docteur répète que Jésus-Christ a souffert pour nous, pour nous rachetere, mais il remarque que tous les hommes étant soumis à la malédiction pour leurs péchés, le Père a voulu que son Christ reçût en lui les malédictions de tous. Non que ce Christ ait été maudit de Dieu en effet, mais c’est nous qui l’étions, et il a souffert pour le genre humain. L’auteur observe encore que la mort est la conséquence du péché, que Jésus-Christ l’a soufferte cependant non pour lui, mais pour les hommes ; d’où il suit bien que le Sauveur a pris sur lui la peine du péché et a détruit par là et le péché et la mort.
e – I Apol., lxiii, 10, 16 ; Dial., xli, 1 ; cxxxiv, 5.
Quant à saint Irénée, il expose d’abord cette théorie mystique de la Rédemption, qui voit dans le fait même de l’Incarnation un premier moyen de notre réparation. Le Verbe incarné récapitulait en lui, nous l’avons vu, l’humanité tout entière, et devenait pour elle un nouvel Adam, un nouveau chef en qui elle recouvrait ce qu’elle avait autrefois perdu dans le premier. « Quando incarnatus est et homo factus, longam hominum expositionem in se recapitulavit, in compendio nobis salutem praestans, ut quod perdideramus in Adam, id est secundum imaginem et similitudinem esse Dei, hoc in Christo Iesu reciperemus » (iii.18.1 ; 21.10 ; v.23.2). Jésus nous représentait tous collectivement et individuellement, et dès lors, par l’Incarnation même qui nous faisait en lui communier à l’immortalité et à l’incorruptibilité du Verbe, l’œuvre de notre rédemption et de notre réintégration était déjà commencée (iii.9.1 ; 18.7). Cependant elle n’était pas complète : car une rédemption ainsi conçue aurait bien réparé les suites du péché, la corruption et la mort ; mais le péché lui-même n’eût pas été expié. Le Christ, notre représentant, devait apaiser la colère de Dieu ; et c’est pourquoi l’évêque de Lyon passe à la doctrine classique de notre rachat par l’expiation de Jésus-Christ. Comme le péché est avant tout une désobéissance, saint Irénée insiste d’abord sur l’obéissance de Jésus-Christ comme sur l’acte réparateur du péché : « Propitians quidem pro nobis Patrem in quem peccaveramus, et nostram inoboedientiam per suam oboedientiam consolatus » (v.17.1 ; iii.18.6-7). Mais il en vient ensuite à ses souffrances, à son jeûne (v.21.2) et surtout à son agonie et à sa mort sur la croix. Le sang de Jésus-Christ est le prix dont il nous a rachetés. « Verbum potens et homo verus sanguine suo rationabiliter redimens nos, redemptionem semetipsum dedit pro his qui in captivitatem ducti sunt » (v.1.1 : 2.1 ; cf. 16.3). Sa mort a été un sacrifice pour notre rédemption : Ἵνα καὶ ὁ ϑεὸς εὐδοκήσῃ… τὸν ἴδιον μονογενῆ καὶ ἀγαπητὸν υἱὸν ϑυσίαν παρεσχεῖν εἰς λύτρωσιν ἡμετέραν (iv.5.4.4).
Et saint Justin et saint Irénée mettent donc dans la mort de Jésus-Christ la cause principale et décisive de notre rédemption. Quant à la théorie des droits du démon, c’est-à-dire à cette théorie qui considère le sang de Jésus-Christ comme une rançon payée au démon, et moyennant laquelle celui-ci a renoncé au juste empire qu’il exerçait sur nous depuis le premier péché, elle ne se trouve pas, quoiqu’on en ait dit, dans saint Irénée. L’évêque de Lyon a seulement fréquemment insisté sur ce fait que, aux divers moments de l’œuvre rédemptrice, incarnation, tentation, mort de Jésus-Christ, Dieu a observé, même vis-à-vis du démon, des convenances supérieures qui tenaient à son plan salvifique. C’est ainsi qu’il a voulu que le démon, vainqueur de l’homme, fût vaincu à son tour par un Dieu devenu homme ; que Jésus-Christ rachetât par son sang un bien détenu par le démon, encore que ce bien appartînt à Dieu, et que le démon l’eût injustement usurpé. Les mots δικαίως, juste, dont se sert saint Irénée, ne signifient pas qu’il y a eu entre Dieu et le démon exercice de justice commutative, mais seulement que Dieu n’a pas voulu user de son droit absolu, et arracher par la violence même ce qui lui avait été violemment arraché.
Notons enfin la part que nos deux auteurs, saint Justin et saint Irénée, attribuent dans la rédemption à la vierge Marie, et qu’on se plaira, après eux, à mettre de plus en plus en relieff. Le parallélisme est rigoureux entre Adam et Ève, d’une part, Jésus-Christ et Marie, de l’autre. Ève, encore vierge, a accueilli la parole du serpent, et elle a enfanté la désobéissance et la mort : Marie, vierge, a accueilli la parole de l’ange, et a enfanté celui qui est notre salut. La désobéissance suggérée par le serpent a été réparée par la même voie qui lui avait d’abord donné naissance. Et saint Irénée plus précis ajoute :
f – E. Neubert, Marie dans l’Église anténicéenne, Paris, 1908, p. 238, suiv.
« Bien qu’Ève eût déjà un mari, Adam, c’est encore dans son état de virginité que par sa désobéissance elle causa sa propre mort, et celle de la race humaine entière ; de même Marie, alors fiancé à un homme, mais toujours vierge, a été cause de salut, du sien, et de toute la race humaine… Ce que la vierge Ève a lié en désobéissant, la vierge Marie l’a délié en obéissantg. »
g – Adv. haer., iii.22.4 ; v.19.1 ; Démonstr., 33. Tixeront donne ces deux passages en latin (ThéoTEX).
Quant aux effets de la rédemption, saint Irénée les a signalés en plusieurs passages de ses écrits : c’est la défaite du démon justement vaincu, notre réconciliation avec Dieu, l’image de Dieu restaurée en nous, la filiation divine, mais surtout l’immortalité et la vie incorruptible reçues en Jésus-Christ et par lui (iii.18.7 ; 19.1 ; 23.1,7 ; 24.1 ; iv.14.1 ; v.1.1 ; 12.6 ; 14.1,3 ; 16.2-3).