Prosper était simple laïc, et devait avoir, à la mort de saint Augustin, une quarantaine d’années. Augustinien dans les moelles, il s’était identifié en quelque sorte avec le maître, et a toujours prétendu ne faire que répéter son enseignement. On verra dans quelle mesure cette prétention est justifiée. Quoi qu’il en soit, il n’avait pas attendu la disparition de l’évêque d’Hippone pour prendre la plume contre les nouvelles erreurs. Sa Lettre à Rufin et son poème De ingratis sont de 429 ou des premiers mois de 430. Ensuite, il faut placer immédiatement peut-être les Pro Augustino responsiones ad excerpta Genuensium, explications fournies à deux prêtres de Gênes, Camille et Théodore, sur neuf passages du De praedestinatione sanctorum et du De dono perseverantiae. Mais la mort d’Augustin a enhardi ses contradicteurs : vers la même époque, des gaulois du parti de Lérins et de Saint-Victor lancent quinze propositions qui se donnent comme le résumé exact de la doctrine augustinienne sur la prédestination, la volonté salvifique de Dieu, la dispensation de l’Évangile, la part qui revient à Dieu dans le péché, la fin de la création, etc., et qui la présentent sous un jour odieux et d’une façon, en somme, inexacte. Prosper réplique par les Pro Augustino responsiones ad capitula obiectionum gallorum calumniantium, et part pour Rome afin de trouver du secours auprès du pape Célestin. Celui-ci adresse, en 431, aux évêques de la Gaule méridionale surtout, une lettre, dans laquelle il les blâme délaisser sur ces questions la parole à de simples prêtres, et relève bien haut l’autorité de saint Augustin, mais ne donne, en définitive, aucun enseignement sur les problèmes posés. Un second pamphlet plus virulent que le premier, et qui est probablement l’œuvre de saint Vincent de Lérins, part (vers 432) du côté des provençaux. Il résume en seize propositions savamment déduites la doctrine de saint Augustin et de Prosper lui-même. Cette doctrine, au dire du pamphlet, nie que Dieu veuille le salut de tous les hommes et que Jésus-Christ soit mort pour tous ; elle suppose que Dieu est l’auteur de tout le mal que font les non-prédestinés et de leur damnation, car il veut ce mal et cette damnation ; ils sont nécessités au péché, et quand ils demandent à Dieu « que sa volonté soit faite », ils prient en réalité contre leurs intérêts éternels. Saint Prosper répond à ce libelle par les Pro Augustino responsiones ad capitula obiectionum vincentianarum. Et enfin, sentant que l’autorité de Cassien est pour ses adversaires un appui qu’il faut absolument renverser, il écrit en 433-434 le De gratia Dei et libero arbitrio liber contra Collatorem, dans lequel il attaque directement et s’efforce de réfuter surtout la conférence xiii. Que l’on ajoute à ces ouvrages la collection des sentences extraites de saint Augustin, composée vers la fin de la vie de l’auteur (autour de 451), et l’on aura la liste complète des écrits de Prosper sur la grâce avec les circonstances qui ont provoqué leur composition.
Dans ces écrits, nous l’avons remarqué, Prosper prétend qu’il reproduit fidèlement la doctrine de saint Augustin ; et cela est absolument vrai de la Lettre à Rufin, du poème De ingratis et de la Réponse aux Génois. Dans les autres ouvrages, on s’aperçoit que sous la poussée de la controverse Prosper fléchit un peu. Il adopte nettement la théorie de la prédestination à la damnation post praevisa demerita, et sur d’autres points s’exprime d’une façon assez ambiguë et embarrassée pour que quelques critiques aient pris le change sur ses vrais sentiments. Dans l’ensemble cependant, il est bien resté le disciple fidèle du maître et l’inébranlable défenseur de son enseignement.
Cette circonstance nous dispense d’entrer dans les détails de sa doctrine, surtout en ce qui concerne les erreurs déjà condamnées du pélagianisme. Nous ne ferions que répéter ce qui a été dit. Il suffira de présenter un aperçu de ses réponses aux propositions des semi-pélagiens.
Ceux-ci affirmaient d’abord que la nature et le libre arbitre n’ont pas été foncièrement viciés par le péché d’origine, qu’ils sont capables de quelque bien moral, et même de désirer, de vouloir le bien surnaturel, de prier, et de commencer l’œuvre du salut. — Prosper le nie résolument. La nature est absolument impuissante à commencer l’œuvre du salut ; le libre arbitre ne saurait être tiré que par la grâce de l’abîme où il est tombé et de la domination du démon sous laquelle il gémit. On ne va à Dieu que par Dieu, et l’on ne saurait avoir l’initium fidei que par le Saint-Esprit :
« Liberum arbitrium… ante illuminationem fidei in tenebris… et in umbra mortis agere non recte negatur. Quoniam priusquam a dominatione diaboli per Dei gratiam liberetur, in illo profundo iacet in quod se sua libertate demersit. Amat ergo languores suos, et pro sanitate habet quod aegrotare se nescit, donec prima haec medela conferatur aegroto ut incipiat nosse quod langueat et possit opem medici desiderare qua surgat. » — « Qui credunt Dei aguntur Spiritu… Conversio ergo nostra ad Deum non ex nobis, sed ex Deo est. »
Bien plus, la nature sans la grâce, et sans la grâce de la foi, est incapable même de bien simplement moral, et toute la justice des infidèles n’est que justice apparente, et au fond injustice condamnable : « Intellegat iustitiam infidelium non esse iustitiam quia sordet natura sine gratia ». — « Habent quidem pietatis similitudinem sed non habent veritatem. »
La seconde affirmation des semi-pélagiens portait sur la dispensation et le mode d’action de la grâce. Tous sont appelés également (indifferenter) ; la grâce cependant est offerte plus spécialement à ceux qui se sont mieux disposés à la recevoir. Cette grâce, le libre arbitre l’accepte ou la rejette à son gré : l’efficacité de la grâce vient de lui, et par conséquent le mérite est le résultat de la double action parallèle de la grâce et de la volonté libre.
Prosper repousse ces prétentions ou du moins les réduit. D’abord, c’est être pélagien que de présenter la grâce comme une récompense de la bonne volonté et de nos mérites humains. Ensuite, il n’est pas vrai que tous soient appelés indifferenter, car c’est un fait qu’un grand nombre d’hommes n’ont pas entendu annoncer l’évangile ; et parmi ceux à qui il a été prêché, beaucoup en ont perçu l’annonce matérielle, sans que leur cœur fût ouvert à ses enseignements. Et enfin, s’il est certain que le libre arbitre n’est pas contraint par la grâce et s’exerce même sous son influence, il n’en est pas moins certain que c’est la grâce qui nous fait vouloir et agir, que c’est par la grâce que nous correspondons à la grâce, que la grâce est pour nous, quand nous la suivons, un auxilium quo. « Quoties enim bona agimus, Deus in nobis atque nobiscum ut operemur operatur. » Notre volonté n’est pas seulement régie par la grâce, elle est agie. Or « plus est procul dubio agi quam regi. Qui enim regitur aliquid agit… qui autem agitur agere ipse aliquid vix intellegitur ». Ces deux sentences sont de saint Augustin, et Prosper les accepte. Ainsi, bien que la liberté du converti reste entière, sa conversion est cependant l’œuvre de Dieu : « non a seipso sed a creatore mutatur, ut quidquid in eo in melius reficitur nec sine illo sit qui sanatur, nec nisi ab illo sit qui medetur ». D’où la conclusion que nos mérites sont des dons de Dieu, et que nous ne devons pas nous les attribuer comme une chose qui nous soit propre :
… Tu (Deus) vota petentis
Quae dari vis tribuis, servans largila creansque
De meritis merita, et cumulans tua dona coronis.
Mais alors, Dieu veut-il le salut de tous les hommes ? On se rappelle combien, faute d’avoir clairement distingué entre la volonté antécédente et la volonté conséquente de Dieu, la réponse de saint Augustin à cette question est embarrassée. Celle de saint Prosper ne l’est guère moins. Il sent quelle énormité ce serait que de nier absolument que Dieu veuille sauver tous les hommes, et il écrit : « Item qui dicit quod non omnes homines velit Deus salvos fieri sed certum numerum praedestinatorum durius loquitur quam loquendum est de altitudine immutabilis gratiae Dei, qui et omnes vult salvos fieri et in agnitionem veritatis venire. » Il écrit encore : « Sincerissime credendum atque profitendum est Deum velle ut omnes homines salvi fiant. » Mais dans ce dernier passage même, il suppose qu’il y a des exceptions, et que Dieu a, pour les faire, des raisons qui nous échappent. Il admet que la volonté de Dieu se réalise seulement dans les prédestinés dont le nombre est immuablement fixé. Son enseignement est donc moins net qu’il ne paraît d’abord, et si l’on remarque que, dans le poème De ingratis, il semble nier en fait la volonté salvifique universelle de Dieu ; que, dans sa lettre à Rufin (14), il présente du texte 1Timothée.2.4 les mêmes explications arbitraires que saint Augustin, on est conduit à conclure que, faute des distinctions susdites, Prosper s’est trouvé incapable lui aussi de formuler sur la volonté salvifique de Dieu une doctrine claire et de s’y tenir fermement. On en peut dire autant de ce qu’il écrit sur l’universalité de la rédemption de Jésus-Christ.
Et cependant, par sa théorie de la prédestination, saint Prosper se trouvait, pour résoudre la question de la volonté salvifique universelle de Dieu, dans une meilleure position que l’évêque d’Hippone. Celui-ci, on se le rappelle, avait admis la prédestination absolue ante praevisa merita vel demerita, soit pour les élus soit pour les réprouvés. Les provençaux, repoussant cette idée comme monstrueuse, tenaient au contraire pour l’opinion de la prédestination conditionnée par la prescience des mérites ou des démérites de chacun. Prosper — et c’est une infidélité qu’il fait à son maître — adopte dans ses derniers ouvrages une solution moyenne. Les élus ont été prédestinés gratuitement, indépendamment de toute considération de leurs bonnes œuvres, « ut et qui salvantur ideo salvi sint quia illos voluit Deus salvos fieri » ; mais les méchants n’ont été prédestinés à la damnation qu’en conséquence de la prévision de leurs péchés : « Non ex eo necessitatem pereundi habuerunt quia praedestinati non sunt, quia tales futuri ex voluntaria praevaricatione praesciti sunt ». « Vires itaque oboedientiae non ideo cuiquam subtraxit, quia eum non praedestinavit, sed ideo non praedestinavit quia recessurum ab ipsa oboedientia esse praevidit. » Inutile d’ajouter que Prosper repousse avec horreur l’idée d’une prédestination au mal et au péché. Le mal, que Dieu prévoit, n’est pas son œuvre.
Telle était, dans ses grandes lignes, la doctrine que saint Prosper opposait aux détracteurs de saint Augustin et de la grâce. Malgré la vigueur de son argumentation, et quel que fût le talent de l’écrivain, il ne convertit aucun des adversaires. Cassien, directement attaqué, dédaigna de répondre ; le pape Xyste III, indirectement sollicité d’intervenir, n’intervint pas ; et Vincent de Lérins lança, en 434, son Commonitorium où il semble bien, que saint Augustin soit visé sous le masque des anciens hérétiques épris de nouveautés.
La faiblesse du plaidoyer de Prosper venait de ce qu’il voulait faire passer pour la doctrine de l’Église les vues particulières de l’évêque d’Hippone. Or, cette identification, Rome refusait de l’admettre. On a dit plus haut qu’à la lettre xxi de Célestin aux évêques de Gaule se trouve actuellement annexée une série de canons doctrinaux rapportant les décisions des anciens papes — c’est-à-dire d’Innocent et de Zosime — sur les questions de la grâce. On a tout lieu de croire que l’auteur de ce document, paru sous Xyste III (432-440), est le diacre Léon, le futur pape. Si cette pièce ne fut jamais l’objet d’une promulgation solennelle, elle n’en représente pas moins très fidèlement l’état de l’opinion romaine au moment où elle fut composée. Or, dans ces canons, l’erreur des semi-pélagiens sur la possibilité pour l’homme de concevoir par lui-même de bons désirs et de saintes pensées, de commencer, sans la grâce, l’œuvre de sa conversion et de son salut, de correspondre par ses propres forces à l’appel et à la grâce de Dieu, cette erreur, dis-je, est formellement condamnée ; mais de la grâce efficace par elle-même, de la prédestination, de la volonté de Dieu de sauver tout ou seulement partie des hommes il n’est rien dit : bien plus, ces questions sont formellement écartées. Ce n’est pas, dit l’auteur, que nous méprisions ces problèmes, étudiés par ceux qui ont combattu les hérétiques ; mais il n’est pas nécessaire, pour avoir sur la grâce, de Dieu une foi saine, de les avoir résolus : il suffit d’accepter simplement les décisions sus-mentionnées du siège apostoliquea.
a – Cette attitude de l’autorité romaine, dans la question de la grâce est celle qui persista pendant tout le ve et le commencement du vie siècle. On est augustinien, mais on insiste sud la part de la liberté humaine, et on écarte les problèmes de la prédestination et de la grâce plus ou moins irrésistible
Saint Prosper ne put donc obtenir aucune condamnation solennelle contre ses adversaires ; et ceux-ci virent, dans le blâme dont une partie de leur enseignement était l’objet de la part de Rome, tout au plus une raison d’en adoucir l’expression et de tempérer leur langage. C’est ce qu’ils paraissent avoir fait. Il s’ensuivit une sorte de trêve, et la controverse s’assoupit pour quelque temps. On cessa de se disputer sans pourtant cesser d’écrire.
De cette époque en effet, c’est-à-dire de la période qui va de 434 à 460 environ, datent probablement deux ouvrages anonymes, l’Hypomnesticon contra pelagianos et caelestianos et le De vocatione omnium gentium, dont le dernier surtout mérite plus qu’une simple mention. L’auteur, en qui on a voulu voir saint Prosper lui-même ou le diacre Léon, est un augustinien modéréb, qui veut concilier, avec l’existence en Dieu d’une volonté salvifique universelle — qu’il admet, — le fait de la réprobation d’un grand nombre. Il distingue à cet effet deux sortes de grâce : une grâce de salut générale, qui est offerte à tous les hommes « virtute una, quantitate diversa, consilio immutabili, opere multiformi », et une grâce spéciale (specialis gratiae largitas, specialis misericordia), qui n’est due à personne, mais qui est donnée actuellement à beaucoup, et qui les conduit effectivement au salut. Pourquoi cependant cette grâce spéciale n’est pas dispensée à tous, et pourquoi elle est octroyée à ceux-ci et non pas à ceux-là, l’auteur ne peut le dire. Il se voit obligé, pour se tirer d’embarras, de recourir à la profondeur insondable des divins conseils, inévitable aboutissant, depuis qu’elle s’était formulée, de la doctrine augustinienne de la grâce.
b – On peut en dire autant de l’auteur de l’Hypomnesticon. Il reproduit la doctrine de saint Augustin, mais s’efforce d’en adoucir certaines affirmations plus dures : l’exposé n’y gagne pas en clarté.