(1523-1527)
Un professeur et un écolier – Arrivée et reconnaissance de Calvin – Influence de Cordier sur Calvin – Calvin entre à Montaigu – Un professeur espagnol – Calvin monte en philosophie – Pureté et zèle de Calvin – Ses études – Un souffle d’Évangile dans l’air – Olivétan, cousin de Calvin – Conversations d’Olivétan et de Calvin – Résistance de Calvin – Calvin s’examine – Ses maîtres veulent l’arrêter – Calvin recourt aux pénitences et aux saints – Son désespoir
Les tendances d’une époque se personnifient d’ordinaire dans un homme qu’elles produisent, mais qui bientôt les domine et les amène au but, que sans lui il leur eût été impossible d’atteindre. C’est à la catégorie de ces éminentes personnalités, de ces grands hommes, à la fois fils et maîtres de leur siècle, que les réformateurs ont appartenu. Mais tandis que les héros du monde font des forces de leur époque le piédestal de leur propre grandeur, les hommes de Dieu ne pensent qu’à les faire servir à la grandeur de leur Maître. La Réformation existait en France ; mais le réformateur était encore inconnu. Farel eût été un puissant évangéliste ; mais son pays l’avait repoussé, et d’ailleurs homme de batailles, il n’était ni le docteur, ni le guide qu’il fallait à l’œuvre du seizième siècle ; un plus grand que Farel allait paraître, et nous allons maintenant étudier ses premiers pas dans le chemin où il devait être plus tard le guide de plusieurs peuples.
Il y avait alors (1526), à Paris, dans les classes du collège de La Marche, un professeur d’environ cinquante ans, et un écolier de dix-sept ans ; on les voyait souvent ensemble. L’écolier, au lieu de jouer avec ses condisciples, s’attachait à son maître pendant les heures de récréation, et écoutait avec avidité ses discours. Ils étaient unis, comme le sont quelquefois un maître distingué et un enfant qui doit devenir un grand homme ; leurs noms étaient Mathurin Cordier et Jean Calvinx. Mathurin était une de ces âmes antiques, qui préfèrent toujours le bien public à leurs intérêts et à leur gloire ; aussi, négligeant une carrière brillante qu’il eût facilement parcourue, consacra-t-il toute sa vie à l’éducation des enfants. Avant l’arrivée de Calvin à Paris, il tenait la première classe du collège, et y enseignait avec honneur ; mais il n’était pas satisfait ; souvent il s’arrêtait au milieu de ses leçons, ne trouvant chez ses élèves qu’une connaissance superficielle de ce qu’ils eussent dû savoir à fond. L’enseignement, au lieu de lui procurer les jouissances dont il était avide, ne lui donnait que tristesse et dégoût. « Hélas ! disait-il, les autres maîtres façonnent ces enfants par ambition et par bravade ; aussi ne sont-ils point fondés à bon escient. » Il se plaignit au directeur du collège. « Les écoliers qui entrent en première, lui dit-il, n’apportent rien de ferme ; ils ont seulement quelques bouffées, pour faire mine, en sorte qu’il me faut recommencer à les façonner tout de nouveauy. » En conséquence, Cordier demanda de quitter la première classe, et de descendre à la quatrième, afin de bien poser les principes.
x – Voir Histoire de la Réformation, tome III, 12.15
y – A Mathurin Cordier, Dédicace du Commentaire de la 1re Ép. aux Thess., par Calvin, Genève, 17 février 1550.
Il venait de se charger de cet humble département, quand un jour (en 1523), il vit entrer dans son école un garçon petit, maigre, pâle, timide, mais grave, et dont le regard était plein d’intelligence ; c’était le jeune Jean Calvin, qui n’avait alors que quatorze ans. Il était d’abord craintif, intimidé devant le savant professeur ; mais celui-ci s’apercevant bientôt qu’il avait là un écolier d’une espèce toute nouvelle, s’attacha aussitôt à lui. Il prenait plaisir à développer cette jeune et belle intelligence ; peu à peu les appréhensions de l’enfant de Noyon se dissipèrent, et pendant tout le temps qu’il passa au collège, il jouit des instructions du maître « comme d’un singulier bienfait de Dieu. » Aussi plus tard, quand l’un et l’autre, jetés par la persécution hors de France, eurent fixé leur demeure au pied des montagnes de la Suisse, Calvin, devenu l’un des grands docteurs de l’Europe, aimait à se porter humblement à ces jours de son enfance, et manifestant publiquement sa reconnaissance, il disait à Cordier : « O maître Mathurin, ô homme doué de doctrine et d’une grande crainte de Dieu ! lorsque mon père m’envoya, jeune enfant, à Paris, n’ayant seulement que quelques petits commencements de la langue latine, Dieu voulut que je vous rencontrasse pour être mon précepteur, afin que je fusse adressé par vous, au vrai chemin et à la droite façon d’apprendre ; et ayant premièrement commencé le train d’étudier sous votre conduite, j’ai avancé jusqu’à ce point, que je peux maintenant en quelque chose profiter à l’Église de Dieuz. »
z – A Mathurin Cordier, Dédicace du Commentaire de la 1re Ép, aux Thess., par Calvin, Genève, 17 février 1550.
A l’époque où Calvin entra au collège, le maître et l’élève, également étrangers aux doctrines évangéliques, suivaient dévotement les exercices du culte romain. Sans doute, Cordier ne se contenta pas d’apprendre le latin et le grec à son élève favori ; il l’initia aussi à cette culture plus générale qui caractérisait la Renaissance ; il lui communiqua quelque chose de la connaissance de l’antiquité et de l’ancienne civilisation, il lui inspira facilement cette ardeur qui animait l’école classique ; mais quand Calvin dit qu’il a été adressé par Cordier au vrai chemin, c’est du chemin de la science et non de celui de l’Évangile qu’il parle.
Quelque temps après l’arrivée de l’écolier, le directeur de l’école, voyant que l’enfant était plus fort que ses condisciples, résolut de le faire monter dans la classe supérieure. Calvin, en étant informé, ne put contenir sa tristesse, et se laissa même aller à un de ces accès de dépit et de mauvaise humeur dont il ne se guérit jamais entièrement. Nulle promotion ne causa tant de douleur à un écolier. « O maître Mathurin, dit-il, cet homme, étourdi, sans jugement, qui dispose de mes études à son vouloir, — ou plutôt selon sa folle fantaisie, ne me permet pas de jouir plus longtemps de votre instruction, il me fait incontinent monter plus haut… Quel malheura ! » Il ne s’agissait pourtant que du passage d’une classe à l’autre, et non comme on l’a cru d’un collège à un autre collège. Calvin, tout en suivant une autre classe, demeura pourtant sous le même toit que Cordier. Il courait à lui dans l’intervalle des leçons ; il était suspendu à ses lèvres, et pendant tout le temps qu’il passa à La Marche, il ne cessa de profiter de son goût si exquis, de sa latinité si pure, de son érudition si vaste, et de ses dons si admirables pour former la jeunesse.
a – Ce sont les paroles françaises de Calvin. Dans son Commentaire latin, il dit : Ab homine stolido, cujus arbitrio, vel potius libidine, etc. » (Dédicace du Commentaire de la 1re Ép. aux Thess.)
Cependant le moment vint où il fallut se séparer. Jean Calvin avait appris à son professeur qu’il devait devenir prêtre, selon l’intention de son père. Celui-ci, en effet, espérait que, grâce à la protection de ses puissants amis, son fils parviendrait aux dignités de l’Église. L’écolier devait donc entrer dans l’un des collèges destinés à former des prêtres savants. Il y en avait deux à Paris, celui de la Sorbonne et celui de Montaigub ; ce fut ce dernier que l’on choisit. Un jour donc, en 1526, le moment arriva où le jeune homme dut prendre congé de l’excellent Cordier. Il avait le cœur brisé ; ce ne sera plus seulement pendant les heures de classes qu’il en sera séparé, ce sera durant de longues journées. Toutefois, la pensée d’apprendre des choses qu’il ne savait pas encore, le soutint. Il quitta son maître avec un cœur plein de reconnaissance. « L’instruction et l’adresse que vous m’avez données, » lui dit-il plus tard, m’ont si bien servi, qu’à bon droit je confesse vous devoir l’avancement qui a suivi. Je veux en rendre témoignage à ceux qui viendront après nous, afin que s’ils retirent quelque utilité de mes écrits, ils sachent que c’est en partie de vous qu’elle provientc. » Dieu a souvent de grands maîtres en réserve pour les grands hommes. Le professeur Cordier devint plus tard le disciple de son écolier, et à son tour il lui rendit grâce, mais d’un enseignement divin, d’une inappréciable valeur.
b – Chevillier, Origine de l'Imprimerie, p. 89.
c – « Atque hoc posteris testatum, etc. » (Dédicace à Mathurin Cordier du Commentaire de la 1re Ep. aux Thess.)
Quand Calvin arriva au collège Montaigu, il était affligé, n’espérant point y retrouver le père qu’il avait perdu ; mais impatient, heureux devoir s’ouvrir devant lui un plus vaste champ d’études.
L’un des premiers personnages qu’il remarqua fut un professeur espagnold, qui, sous un abord froid, cachait une âme aimante, et dont l’air grave et silencieux voilait des affections profondes. Calvin se sentit attiré vers lui. La renommée de bon écolier l’avait devancé à Montaigu ; aussi, ce docteur de la péninsule ibérique, fixa-t-il sur lui un œil attentif. Lent, calme et réfléchi comme le sont en général les Espagnols, il étudia soigneusement le jeune Calvin, eut avec lui des conversations intimes, et passa bientôt de la plus grande froideur à l’affection la plus vive. « Quel génie merveilleuxe ! » s’écriait-il. Au reste le professeur avait apporté d’Espagne ce catholicisme fervent, ces pratiques minutieuses, ce zèle aveugle, qui caractérisent cette nation. L’écolier de Noyon ne pouvait donc recevoir de lui quelque lumière évangélique ; l’Espagnol, au contraire, joyeux de voir son disciple obstinément adonné aux superstitions de la papautéf, espérait que ce jeune homme serait un flambeau dans l’Église.
d – « Hispanum habuit doctorem. » (Bezæ Vita Calvini.)
e – « Ingenium acerrimum. » (Ibid.)
f – Calvin, Préface des Psaumes.
Calvin, plein d’admiration pour les poètes, les orateurs et les philosophes de l’antiquité, les étudiait avec ardeur et s’enrichissait de leurs trésors ; nous retrouvons souvent dans ses écrits des citations de Virgile, de Sénèque et de Cicéron. Il eut bientôt de nouveau laissé derrière lui tous ses condisciples. Les professeurs, qui le regardaient avec surprise, le firent monter en philosophieg quoiqu’il n’eût pas atteint l’âge voulu. Alors une sphère nouvelle, le monde de la pensée, s’ouvrit devant sa belle intelligence ; il le parcourut avec une infatigable ardeur. La logique, la dialectique, la philosophie, eurent pour lui des charmes indéfinissablesh.
g – « Ita profecit ut caeteris sodalibus in grammatices cuniculo relictis. » (Ibid.)
h – Ad dialectices et aliarum quas vocant artium studium promoveretur. (Ibid.)
Calvin se gagna de nombreux amis parmi ses condisciples ; cependant il planait au-dessus d’eux par la moralité de son caractère. Il ne faisait pas le pédagogue et il n’y avait en lui rien d’affecté ; mais quand il se trouvait dans les préaux du collège ou dans quelques salles où plusieurs élèves étaient rassemblés, il ne pouvait être témoin de leurs querelles, de leurs folies, de leurs mœurs légères, sans les en reprendre avec fidélité. « Ah ! s’écriait quelque écolier d’une conduite équivoque, il trouve redire à tout ! — Profitez plutôt répondaient les hommes sages, des conseils de ce jeune et équitable censeuri. — Des catholiques-romains dont le témoignage était irréprochable, dit Théodore de Bèze, m’ont raconté ces choses bien des années après, quand son nom était déjà célèbrej. » Ce n’est pas seulement l’acte, disait Calvin plus tard, mais le regard et même le brûlement secret qui rend l’homme coupable. — Personne, a dit l’un de ses adversaires, n’eut jamais pour l’adultère une si vive hainek. » La chasteté était à ses yeux la couronne de la jeunesse et le centre de toutes les vertus.
i – « In suis sodalibus vitiorum censor. » (Beza Vita Calvini.)
j – « Quod ex nonnullis etiam catholicis idoneis testibus… audire memini. » (Ibid.)
k – « Nemo adulteria acrius odisse videbatur. » (Papyrius Masso.)
Le collège de Montaigu avait à sa tête des sectateurs enthousiastes de la papauté. Beda, si célèbre par ses déclamations violentes contre la Réformation, par ses intrigues factieuses et sa domination tyrannique, était le principal de cette écolel. Il suivait des yeux avec satisfaction le jeune Calvin qui, observateur strict des pratiques de l’Église, ne manquait pas un jeûne, une retraite, une messe, une procession. « Vraiment, disait-on, il y a long temps que la Sorbonne ou Montaigu n’ont possédé un séminariste si pieux. » Tant que Luther, Calvin, Farel furent dans l’Eglise catholique, ils appartinrent à sa secte la plus rigide. Les exercices rigoureux de la vie dévote furent une pédagogie qui les amena à Jésus-Christ. « J’étais a alors si obstinément adonné aux superstitions de la papauté, dit Calvin, qu’il semblait impossible qu’on pût me tirer jamais de ce bourbier profond. »
l – Dictionnaire de Bayle, article Beda.
Il n’étonnait pas moins ses maîtres par son application au travail. Plongé dans ses livres, il oubliait souvent les heures des repas et même celles du repos. Les bourgeois qui habitaient dans le voisinage, rentrant le soir chez eux, se montraient l’un à l’autre une petite et solitaire lueur, une fenêtre toujours éclairée durant la nuit ; on en parla longtemps dans le quartier. Jean Calvin dépassa ses condisciples dans la philosophie, comme il l’avait fait dans les lettres. Il se mit alors à la théologie, et s’enthousiasma, chose étrange ! de Scot, de Bonaventure et de Thomas d’Aquin. Ce dernier surtout le ravissait. Si Calvin n’avait pas été réformateur, il fût devenu thomiste. La scolastique lui paraissait la reine des sciences ; mais il n’en fut d’abord l’amateur passionné que pour en être plus tard le terrible adversaire.
Son père, le secrétaire de l’évêché de Noyon, nourrissait toujours l’espoir de faire de son fils un dignitaire de l’Église. Il cultivait à cet effet la faveur de l’évêque ; il parlait humblement avec les chanoines. Jean était depuis plusieurs années chapelain de la Gésine, ce n’était pas assez pour le père ; aussi la cure de Saint-Martin de Marteville étant devenue vacante, Gérard Cauvin sollicita et obtint à sa grande joie cette église pour l’étudiant de Montaigu, qui n’avait pourtant reçu que la tonsure ; c’était dans l’année 1527. Calvin, profitant probablement d’un temps de vacance, alla voir sa famille et sa nouvelle paroisse. On a cru qu’il y avait prêché. « Quoiqu’il n’eût reçu aucun ordre, dit Bèze, il fit diverses prédications devant le peuple. » Monta-t-il en effet dans les chaires de sa patrie, au moment où ses luttes intérieures commençaient ? L’entendre eût été une grande satisfaction pour son père, et son âge n’était pas un obstacle à ce qu’il prêchât ; on a vu de grands prédicateurs commencer plus jeunes encore. Mais il nous paraît, d’après un examen du passage, qu’il ne parla dans son église que plus tard, lorsque l’Évangile eut pleinement triomphé dans son cœur. Quoi qu’il en soit, à dix-huit ans, Calvin était curé ; il allait devenir tout autre chose.
Des lumières nouvelles, qui ressemblaient peu aux fausses lueurs de la scolastique, commençaient à l’entourer. Il y avait alors dans l’air un souffle d’Évangile, et cette brise vivifiante atteignait l’écolier derrière les murs de son collège, et même le moine au fond de son couvent ; nul n’était à l’abri de ses atteintes. Calvin entendait parler autour de lui des saintes Écritures, de Lefèvre d’Étaples, de Luther, de Mélanchthon, de ce qui se passait en Allemagne. Quand les rayons du soleil paraissent dans les Alpes, ce sont les pics les plus élevés qui sont les premiers à les recevoir ; c’étaient aussi les esprits les plus éminents qui étaient éclairés les premiers. Mais ce que les uns acceptaient, d’autres le rejetaient ; il y avait ainsi dans les collèges de vives et fréquentes altercations, et Calvin fut d’abord au nombre des plus inflexibles adversaires de la Réforme.
Un jeune homme de Noyon, son cousin, un peu plus âgé que lui, venait souvent le voir au collège. Il s’appelait Pierre-Robert Olivétan, et sans posséder le génie transcendant de son jeune parent, il était doué d’un esprit solide, d’une grande persévérance dans l’accomplissement de ses devoirs, d’une inébranlable fidélité à ses convictions, et même d’une sainte hardiesse quand il s’agissait de combattre l’erreur. Il le montra à Genève, où sa voix fut l’une des premières à s’élever en faveur de l’Évangile. Quand Calvin reconnut que cet ami d’enfance était atteint d’hérésie, il en ressentit la plus vive douleur. « Quel dommage ! » pensait-il. Olivétan, en effet, était versé non seulement dans le latin, mais encore dans le grec et même dans l’hébreu ; il lisait dans les langues originales l’Ancien et le Nouveau Testament, et connaissait la version des Septante. L’étude des saintes Écritures, dont la Picardie semble avoir été en France comme le lieu d’origine (Lefèvre, Olivétan et Calvin étaient tous les trois Picards), s’était fort répandue depuis la traduction de Lefèvre. Il est vrai que la plupart de ceux qui s’en occupaient y regardaient seulement comme en passant, dit Calvin, mais d’autres cherchaient bien avant, le trésor qui s’y trouvait caché. » Olivétan était de ce nombre, et c’était lui qui devait un jour donner aux populations françaises une traduction des Écritures, célèbre dans l’histoire de la Bible.
La chronologie de la vie de Calvin, dans le temps de ses études, est moins facile à déterminer que celle de Luther. Nous avons presque pu indiquer les jours où s’accomplirent pour le réformateur de l’Allemagne les transformations les plus marquantes de sa foi. Il n’en est pas de même pour le réformateur de Genève. Le moment exact où eut lieu dans l’âme de Calvin telle lutte, telle défaite, telle victoire, ne peut être indiqué. Faut-il pour cela supprimer l’histoire de ses combats spirituels ? Les taire, serait manquer au premier devoir de l’historien. Au reste, nous ne citerons que des paroles authentiques, et après avoir donné dans le texte, le français de Calvin, nous donnerons souvent son latin dans la note.
Olivétan, qui était alors dans toute la ferveur du prosélytisme, se préoccupait fort de son très catholique cousin, et celui-ci (Calvin) eût voulu à tout prix ramener son ami dans le sein de l’Église. Les deux jeunes Picards avaient ensemble des conversations longues et animées, dans lesquelles ils cherchaient mutuellement à se convertirm. « Il y a beau coup de religions fausses, disait Olivétan, et il y en a une seule vraie. » Calvin l’accordait. « Les fausses, ce sont celles que les hommes ont inventées, selon lesquelles nos propres œuvres nous sauvent ; la vraie, c’est celle qui vient de Dieu, selon laquelle le salut est donné gratuitement d’en haut… Choisissez la vraien. » Calvin faisait un signe négatif. « La religion véritable, continuait Olivétan, ce n’est pas cet amas infini de cérémonies et de pratiques que l’Église impose à ses sectateurs et qui éloignent les âmes de Jésus Christ. O mon ami ! cessez de crier à pleine bouche, comme les papistes : Les Pères ! les docteurs ! l’Église ! Écoutez à leur place les prophètes et les apôtres ; étudiez les saintes Écritureso. — Je ne veux pas de vos doctrines, répondait Calvin ; leur nouveauté m’offense ; je ne puis vous écouter. Vous imaginez-vous que j’aie été nourri toute ma vie dans l’erreur ?… Non, je résisterai courageusement à vos attaquesp. — Mon cœur, dit plus tard Calvin, endurci par la superstition, demeurait insensible à tous ces appels. » Les deux cousins se quittaient peu contents l’un de l’autre. Calvin, effrayé des innovations de son ami, se jetait à genoux dans les chapelles et priait les saints d’intercéder pour cette âme égaréeq. Olivétan s’enfermait dans sa chambre et invoquait Jésus-Christ.
m – « A cognato quodam suo Petro Roberto Olivetano. » (Beza Vita Calvini.)
n – « De vera religione admonitus… » (Ibid.)
o – « Legendis sacris libris se tradere. » (Beza Vita Calvini.)
p – « At ego novitate offensus… Ægerrime adducebar ut me in ignoratione et errore tota vita versatum esse confiterer, strenue anitnoseque resistebam. » (Calvini Opuscula, p. 125.)
q – « Ad sanctos primum confugere… » (Ibid.)
Cependant Calvin, doué d’un esprit essentiellement observateur, ne pouvait se trouver au milieu du grand mouvement qui s’accomplissait dans le monde, sans réfléchir sur la vérité, sur l’erreur et sur lui-même. Souvent, quand il était seul et que la voix des hommes avait cessé de se faire entendre, une voix plus puissante parlait à son âme ; et sa chambre devenait le théâtre de luttes aussi vives que celles de la cellule d’Erfurt. C’est à travers les mêmes tempêtes que les deux grands réformateurs sont entrés dans le port. Calvin parvint à la foi, par cette voie pratique qui y avait amené Farel et Augustin, Luther et saint Paul.
L’étudiant de Montaigu, inquiet, troublé à la suite de ses controverses avec son jeune parent, s’enfermait dans sa petite chambre et s’examinait lui-même ; il se demandait ce qu’il était, où il allait… « Seigneur, tu le sais, disait-il, je professe la foi chrétienne telle que je l’ai apprise dès mon enfancer… Et pourtant quelque chose me manque… On m’a enseigné à t’adorer comme mon seul Dieu ; mais j’ignore le véritable culte qu’il faut te rendres… On m’a enseigné que ton Fils m’a racheté par sa mort… ; mais jamais je n’ai éprouvé dans mon âme la vertu de cette rédemptiont. On m’a enseigné qu’il y aura un jour une résurrection, mais j’en ai horreur comme du plus funeste de tous les joursu… Où trouverai-je la lumière dont j’ai besoin ? Hélas ! ta Parole, qui, semblable à une lampe, devait éclairer tout ton peuple, nous a été ôtéev… On nous parle à sa place d’une science cachée et d’un petit nombre d’initiés dont il nous faut recevoir les oracles… O Dieu ! illumine-moi de ta lumière ! »
r – Ego, Domine, ut a puero fueram educatus. » (Calvini Opusc, p. 125.) Les paroles que nous insérons dans le texte sont tirées de l’édition française des Opuscules.
s – « Sed cum me penitus fugeret vera colendi ratio. » (Ibid.)
t – « Redemptionem, cujus virtus nequaquam ad me parveniret. » (Ibid.)
u – Cujus diei memoriam, velut rei infaustissimæ abominarer. » (Ibid.)
v – « Verbum tuum ademptum. » (Ibid.)
Les supérieurs du collège de Montaigu commençaient à concevoir des inquiétudes sur leur étudiant. Le professeur espagnol, enclin comme ses compatriotes, à l’esprit d’intolérance, voyait avec horreur ce jeune homme, dont la dévotion l’avait d’abord charmé, mécontent de la religion traditionnelle, et peut-être prêt à la quitter. Le meilleur des élèves tomberait-il dans l’hérésie… ? Les maîtres entraient en conversation avec Calvin, et pleins encore d’affection pour ce jeune homme, cherchaient à l’affermir dans la foi romaine. « La plus haute sagesse des chrétiens, lui disaient-ils, est de se soumettre aveuglément à l’Églisew, et leur plus haute dignité, c’est la justice de leurs œuvresx. — Ah ! répondait Calvin, qui sentait le péché en lui, je suis un misérable pécheur… ! — Il est vrai, reprenait le professeur ; mais il y a un moyen d’obtenir miséricorde : c’est de satisfaire à la justice de Dieuy… Confesse tes péchés à un prêtre, et demandes-en humblement l’absolution… Efface par tes bonnes œuvres la mémoire de tes fautes, et pour ce qui te manquera encore, supplées-y en ajoutant des sacrifices et des purifications solennelles. »
w – « Non altiorem intelligentiam convenire quam ut se ad Ecclesiæ obedientiam subigerent. » (Calvini Opusc, p. 125.)
x – Dignitatem porro in operum justitia collocabant. » (Ibid.)
y – « Si pro offensis tibi satisfieret. » (Ibid.)
En entendant ces paroles, Calvin se disait que celui qui écoute un prêtre écoute Christ lui-même. Subjugué, il allait à l’église, il entrait dans le confessionnal, il s’agenouillait sur le prie-Dieu, confessait ses péchés au ministre de Dieu, lui demandait l’absolution et acceptait humblement toutes les pénitences qu’on lui imposait. Et aussitôt avec toute l’énergie qui le caractérisait, il s’efforçait d’acquérir les mérites requis par son confesseur. « O Dieu ! disait-il, je veux par mes bonnes œuvres, t’ôter la mémoire de mes offensesz. » Il s’acquittait des satisfactions prescrites par le prêtre ; il dépassait même la tâche qu’on lui avait imposée, et espérait qu’après tant de labeurs il serait sauvé… Mais, hélas ! sa paix n’était pas de longue durée. Quelques jours, quelques heures peut-être, ne s’étaient pas écoulés, que s’étant laissé aller à un mouvement d’impatience ou de colère, son cœur était de nouveau troublé : il croyait voir l’œil de Dieu plonger dans les profondeurs de son âme, et découvrir ses souillures. « O Dieu ! s’écriait-il effrayé, ton regard me glace d’épouvantea … » Il courait alors de nouveau au confessionnal. — Dieu, lui disait le prêtre, est un juge rigoureux, qui venge sévèrement l’iniquité. Adressez-vous donc d’abord aux saints. » Et Calvin, qui plus tard appelait sacrilèges ceux qui inventent de faux avocats, invoquait les saints, et les suppliait d’apaiser parleur intercession, un Dieu qui lui semblait inexorableb.
z – « Ut bonis operibus, malorum memoriam apud te deleremus, etc. » (Calvini Opusc., p. 125.)
a – « Quam formidolosus tuus conspectus ! » (Ibid.)
b – « Ut eorum intercessione exorabilis ac propitius nobis reddereris. » (Ibid.)
Ayant ainsi trouvé quelques moments de relâche, il se remettait à ses études ; il s’absorbait dans ses livres ; il pâlissait sur Scot et Thomas d’Aquin ; mais au milieu même de ses travaux, un trouble soudain venait envahir son âme, et repoussant loin de lui les volumes qu’il étudiait, il s’écriait : « Ah ! ma conscience est encore très éloignée de la vraie tranquillitéc. » Son cœur se troublait, son imagination s’exaltait ; il se voyait entouré d’abîmes et poussait un cri d’effroi en disant : « Chaque fois que je descends dans les profondeurs de mon âme ; chaque fois, ô Dieu ! que j’élève mon cœur juste qu’à ton trône, une extrême horreur me saisitd… Je le vois, aucune purification, aucune satisfaction ne peuvent porter remède à mon male ! Je sens ma conscience transpercée de rudes aiguillonsf … »
c – « Procul adhuc aberam a certa conscientiæ tranquillitate. » (Calvini Opusc, p. 125.)
d – « Quoties enim vel in me descendebam, vel animum ad te attollebani, extremus horror me incessebat. » (Ibid.)
e – « Nulla piacula, nullæ satisfactiones mederi possent. » (Ibid.)
f – « Eo acrioribus pungebatur aculeis conscientia. » (Ibid.)
Calvin descendait ainsi de degré en degré, jusque dans les bas fonds du désespoir ; et tout brisé, pareil à un cadavre, il prenait la résolution de ne plus s’occuper de son salut. Il vivait davantage avec ses condisciples, il allait même jusqu’à s’amuser avec eux ; il visitait les amis qu’il avait en ville, cherchait des conversations propres à se distraire, et demandait, comme jadis les Athéniens, s’il y avait quelque chose de nouveau. L’œuvre de Dieu, commencée dans cette âme, ne s’accomplira-t-elle pas ? Il se passa cette année un événement qui ne pouvait manquer de remuer Calvin.