Bâle – Œcolampade – Il va à Augsbourg – Il entre au couvent – Il se retire chez Sickingen – Retour à Bâle – Ulrich de Huttin – Ses plans – Dernier effort de la chevalerie – Huttin meurt à Ufnau
Ainsi tout annonçait les triomphes que la Réformation devait bientôt remporter dans Berne. Une cité non moins importante, et qui était alors comme l’Athènes de la Suisse, Bâle, commençait aussi à se préparer au grand combat qui a signalé le XVIe siècle.
Chacune des villes de la confédération avait son aspect particulier. Berne était la ville des grandes familles, et la question paraissait devoir y être décidée par le parti que prendraient tels et tels des chefs de cette cité. A Zurich, les ministres de la Parole, les Zwingle, les Léon Juda, les Myconius, les Schmidt, entraînaient après eux une bourgeoisie puissante. Lucerne était la ville des armes et des capitulations militaires ; Bâle était celle du savoir et des imprimeries. Le chef de la république des lettres au XVIe siècle, Érasme, y avait fixé son séjour ; et préférant la liberté dont il jouissait, aux séduisantes invitations des papes et des rois, il y était devenu le centre d’un concours nombreux de lettrés.
Mais un homme humble, doux et pieux, d’un génie inférieur à celui d’Érasme, devait bientôt exercer sur cette ville une influence plus puissante que celle du prince des écoles. L’évêque de Bâle, Christophe de Utenheim, d’accord avec Érasme, cherchait à s’entourer d’hommes propres à accomplir une réformation de juste milieu. Dans ce dessein, il avait appelé près de lui Capiton et Œcolampade. Il y avait dans ce dernier quelque chose de monastique, qui heurtait souvent l’illustre philosophe. Mais Œcolampade s’attacha bientôt à lui avec enthousiasme ; et peut-être eût-il perdu toute indépendance dans cette étroite relation, si la Providence ne l’eût éloigné de son idole. Il retourna, en 1517, à Weinsberg, sa ville natale, et là les désordres et les plaisanteries profanes des prêtres le révoltèrent ; il nous a laissé un beau monument de l’esprit grave qui l’animait dès lors, dans son ouvrage célèbre sur « les rires de Pâques, » qui paraît avoir été écrit dans ce temps-làa.
a – Herzog, Studien und Kritiken, 1840, p. 334.
Appelé à Augsbourg vers la fin de 1518, comme prédicateur de la cathédrale, il trouva cette ville encore émue de la fameuse conférence que Luther y avait eue, au mois de mai, avec le légat du pape. Il fallait se décider pour ou contre ; Œcolampade n’hésita pas et se prononça pour le Réformateur. Cette franchise lui suscita bientôt une vive opposition ; et, convaincu que sa timidité et la faiblesse de sa voix ne lui permettraient pas de réussir dans le monde, il se mit à promener ses regards tout autour de lui, et les arrêta sur un couvent de moines de Sainte-Brigitte, célèbre par sa piété et par ses études profondes et libérales, qui se trouvait près d’Augsbourg. Sentant le besoin du repos, du loisir, du travail et de la lumière, il se tourna vers ces religieux, et leur dit : Peut-on vivre chez vous selon la Parole de Dieu ? » Ceux-ci lui en ayant donné l’assurance, Œcolampade franchit la porte du couvent le 23 avril 1520, sous la condition expresse qu’il serait libre, si jamais le service de la Parole de Dieu le réclamait quelque part.
Il était bon que le futur réformateur de Bâle connût, comme Luther, cette vie monastique, qui était la plus haute expression du catholicisme romain. Mais il n’y trouva pas le repos ; ses amis blâmaient sa démarche ; et lui-même déclarait hautement que Luther était plus près de la vérité que ses adversaires. Aussi le docteur Eck et d’autres docteurs romains le poursuivirent-ils de leurs menaces, jusque dans sa tranquille retraite.
Œcolampade n’était alors ni réformé, ni sectateur de Rome ; il voulait un certain catholicisme purifié, qui n’existe nulle part dans l’histoire, mais dont l’idée a été souvent comme un point qui a servi de passage à plusieurs. Il se mit à corriger par la Parole de Dieu les statuts de son ordre. « Je vous en supplie, disait-il aux frères, n’estimez pas vos ordonnances plus que les commandements du Seigneur ! — Nous ne voulons, répondirent les religieux, d’autre règle que celle du Sauveur ; prenez nos livres, et marquez, comme en présence de Christ lui-même, ce que vous trouverez de contraire à sa Parole. » Œcolampade commença ce travail ; mais il se lassait presque à la peine. « O Dieu tout-puissant ! s’écriait-il, quelles abominations Rome n’a-t-elle pas approuvées dans ces statuts ! »
A peine en eut-il signalé quelques-unes, que la colère des frères s’enflamma. « Hérétique ! lui dit-on, apostat ! tu mérites d’être jeté pour la fin de tes jours dans un cachot obscur ! » On l’exclut des prières communes. Mais le danger était encore plus grand au dehors. Eck et les siens n’avaient point abandonné leurs projets. « Dans trois jours, lui fit-on dire, on doit venir vous arrêter. » Il se rendit vers les frères : « Voulez-vous, leur dit-il, me livrer aux assassins ? » Les religieux étaient interdits, irrésolus… ; ils ne voulaient ni le sauver, ni le perdre. Dans ce moment arrivèrent près du cloître des amis d’Œcolampade, avec des chevaux pour le mener en lieu sûr. A cette nouvelle, les moines se décidèrent à laisser partir un frère qui avait apporté le trouble dans leur couvent. « Adieu, » leur dit-il, et il fut libre. Il était resté près de deux ans dans le cloître de Sainte-Brigitte.
Œcolampade était sauvé ; il respirait enfin : « J’ai sacrifié le moine, écrivait-il à un ami, et j’ai retrouvé le chrétien. » Mais sa fuite du couvent et ses écrits hérétiques étaient partout connus ; partout aussi on reculait à son approche. Il ne savait que devenir, quand Sickingen lui offrit une retraite, au printemps de l’an 1522 ; il l’accepta.
Son esprit opprimé par la servitude monacale prit un élan tout nouveau au milieu des nobles guerriers d’Ebernbourg. « Christ est notre liberté ! s’écriait-il ; et ce que les hommes regardent comme le plus grand malheur — la mort elle-même — est pour nous un gain véritable. » Aussitôt il se mit à lire au peuple en flamand les évangiles et les épîtres. « Dès que ces trompettes-là retentissent, disait-il, les murs de Jéricho s’écroulent. »
Ainsi l’homme le plus modeste de son siècle préludait dans une forteresse des bords du Rhin, au milieu des rudes chevaliers, à cette transformation du culte, que la chrétienté allait bientôt subir. Cependant Ebernbourg était trop étroit pour lui, et il sentait le besoin d’une autre société que celle de ces hommes d’armes. Le libraire Cratandre l’invita à se rendre à Bâle ; Sickingen le lui permit, et Œcolampade, heureux de revoir ses anciens amis, y arriva le 16 décembre 1522. Après avoir vécu quelque temps comme simple savant, sans vocation publique, il fut nommé vicaire de l’église de Saint- Martin, et ce fut cette vocation à un emploi humble et ignoréb qui décida peut-être de la réformation de Bâle. Chaque fois qu’Œcolampade montait en chaire, une foule immense remplissait l’églisec. En même temps les leçons publiques données, soit par lui, soit par Pellican, étaient couronnées de tant de succès, qu’Érasme lui-même fut obligé de s’écrier : « Œcolampade triomphed ! »
b – Meis sumtibus non sine contemptu et invidia. Œcol. ad Pirekh. de Eucharistia.
c – Das er kein Predigt thate, er hatte ein mächtig Volk darinn, dit Pierre Ryf, son contemporain. (Wirtz. v. 350.)
d – Œcolampadius apud nos triumphat. (Eras. ad Zwing. Zw. Epp. p. 312.)
En effet, cet homme doux et ferme répandait tout autour de lui, dit Zwingle, la bonne odeur de Christ, et tous ceux qui l’entouraient croissaient dans la véritée. Souvent, il est vrai, la nouvelle se répandait qu’il allait être obligé de quitter Bâle et de recommencer ses aventureux voyages. Ses amis, Zwingle en particulier, étaient dans la consternation ; mais bientôt le bruit de nouveaux succès remportés par Œcolampade dissipait leurs craintes et augmentait leur espoir. La renommée de ses travaux parvint même jusqu’à Wittemberg et réjouit Luther, qui s’entretenait de lui tous les jours avec Mélanchthon. Cependant le réformateur saxon n’était pas sans inquiétudes. Erasme était l’ami d’Œcolampade… Luther crut devoir mettre sur ses gardes cet homme qu’il aimait. Je crains fort, lui écrivit-il, que, comme Moïse, Érasme ne meure dans les campagnes de Moab, sans nous conduire dans le pays de la promessef. »
e – Illi magis ac magis in omni bono augescunt. (Eras. ad Zwing. Zw. Epp. p. 312.)
f – Et in terram promissionis ducere non potest. (L. Epp. II. 353.)
Érasme s’était réfugié à Bâle, comme dans une ville tranquille, située au centre du mouvement littéraire, et du sein de laquelle il pouvait, au moyen de l’imprimerie de Frobenius, agir sur la France, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie et l’Angleterre. Mais il n’aimait pas qu’on vînt l’y troubler ; et s’il voyait avec quelque ombrage Œcolampade, un autre homme lui inspirait encore plus de crainte. Ulrich de Hütten avait suivi Œcolampade à Bâle. Longtemps il avait attaqué le pape, comme un chevalier en attaque un autre. « La hache, disait-il, est déjà mise à la racine de l’arbre. Allemands ! ne succombez pas au fort de la bataille ; le sort en est jeté ; l’entreprise est commencée… Vive la liberté ! » Il avait abandonné la langue latine et n’écrivait plus qu’en allemand ; car c’était au peuple qu’il voulait s’adresser.
Frobenius (1460-1527)
Ses pensées étaient grandes et généreuses. Une assemblée annuelle des évêques devait, selon lui, régler les intérêts de l’Église. Une constitution chrétienne, et surtout un esprit chrétien, devaient, de l’Allemagne, comme autrefois de la Judée, se répandre dans le monde entier. Charles-Quint serait le jeune héros destiné à réaliser cet âge d’or ; mais Hütten, ayant vu ses espérances déçues à cet égard, s’était tourné vers Sickingen et avait demandé à la chevalerie ce que l’Empire lui refusait. Sickingen, à la tête de la noblesse féodale, avait joué un grand rôle en Allemagne ; mais bientôt les princes l’avaient assiégé dans son château de Landstein, et les armes nouvelles, les canons, les boulets, avaient fait crouler ces vieilles murailles accoutumées à d’autres coups. La prise de Landstein avait été la défaite finale de la chevalerie, la victoire décisive de l’artillerie sur les lances et les boucliers, le triomphe des temps modernes sur le moyen âge. Ainsi le dernier exploit des chevaliers devait être en faveur de la Réformation ; le premier effort des armes et des guerres nouvelles devait être contre elle. Les hommes armés de fer qui tombaient sous les coups inattendus des boulets et gisaient parmi les ruines de Landstein, faisaient place à d’autres chevaliers. C’étaient d’autres faits d’armes qui allaient commencer ; une chevalerie spirituelle succédait à celle des Duguesclin et des Bayard. Et ces vieux créneaux brisés, ces murailles en ruine, ces héros expirants, proclamaient avec plus de force encore que n’avait pu le faire Luther, que ce n’était pas par de tels alliés et de telles armes que l’Évangile du prince de la paix remporterait la victoire.
Avec la chute de Landstein et de la chevalerie, s’étaient écroulées toutes les espérances de Hütten. Il dit adieu, près du cadavre de Sickingen, aux beaux jours que son imagination avait rêvés, et perdant toute confiance dans les hommes, il ne demanda plus qu’un peu d’obscurité et de repos. Il vint les chercher en Suisse, auprès d’Érasme. Longtemps ces deux hommes avaient été amis ; mais le rude et bruyant chevalier, bravant le jugement d’autrui, toujours prêt à porter la main sur son épée, attaquant à droite et à gauche tous ceux qu’il rencontrait, ne pouvait guère marcher d’accord avec le délicat et timide Érasme, aux manières fines, au ton doux et poli, avide d’approbation, prêt à tout sacrifier pour l’obtenir, et ne craignant rien au monde autant qu’une dispute. Hütten, arrivé à Bâle pauvre, malade et fugitif, s’enquit aussitôt de son ancien ami. Mais Érasme trembla à la pensée de partager sa table avec un homme mis au ban par le pape et par l’Empereur, qui ne ménagerait personne, qui lui emprunterait de l’argent et qui traînerait après lui sans doute une foule de ces « évangéliques » qu’Érasme craignait toujours plusg. Il refusa de le voir, et bientôt le magistrat bâlois pria Hütten de quitter la ville. Hütten navré, irrité contre son timide ami, se rendit à Mulhouse et y publia contre Érasme un écrit plein de violence, auquel celui-ci fit une réponse pleine d’esprit. Le chevalier avait saisi des deux mains son glaive et l’avait fait tomber avec force sur son adversaire ; le savant, s’échappant avec adresse, avait répondu aux coups d’épée par des coups de bech.
g – « Ille egens et omnibus rebus destitutus quærebat nidum aliquem ubi moveretur. Erat mihi gloriosus ille miles cum sua scabie in ædes recipiendus, simulque recipiendus ille chorus titulo Evangelicorum, » écrit Erasme à Mélanchthon, dans une lettre où il cherche à s’excuser. (Er. Epp., p. 949.)
h – Expostulatio Hutteni. Erasmi Spongia.
Hütten dut de nouveau s’enfuir ; il arriva à Zurich, où il trouva auprès du noble Zwingle un généreux accueil. Mais des cabales le contraignirent à quitter encore cette ville, et, après avoir passé quelque temps aux bains de Pfeffers, il se rendit, avec une lettre du réformateur suisse, chez le pasteur Jean Schnepp, qui habitait la petite île d’Ufnau, sur le lac de Zurich. Ce pauvre ministre reçut avec la plus touchante charité le chevalier malade et fugitif. Ce fut dans cette retraite paisible et ignorée que, après la vie la plus agitée, chassé des uns, poursuivi des autres, délaissé presque de tous, ayant toujours combattu la superstition, sans avoir jamais, à ce qu’il semble, possédé la vérité, Ulrich de Hütten, l’un des génies les plus remarquables du XVIe siècle, mourut obscurément, vers la fin d’août 1523. Le pauvre pasteur, habile dans l’art de guérir, lui avait en vain donné tous ses soins. Avec lui mourut la chevalerie. Il ne laissa ni argent, ni meubles, ni livres, rien au monde, excepté une plumei. Ainsi fut brisé le bras de fer qui avait osé soutenir l’arche de Dieu.
i – Libros nullos habuit, supellectilem nullam, præter calamum. (Zw. Epp. p. 313.)