Les Chrétiens sont donc les ennemis de l’État, parce qu’ils ne rendent point à l’empereur des honneurs illusoires, mensongers, sacrilèges ; parce que, disciples de la religion véritable, ils célèbrent les jours de fêtes de l’empereur par une joie tout intérieure, et non par la débauche. Grande preuve de zèle, en effet, que d’allumer des feux et de dresser des tables dans les rues, d’étaler des festins par les places publiques, de transformer Rome en vaste taverne, de faire couler des ruisseaux de vin, de courir çà et là en bandes tumultueuses, l’insulte à la bouche, l’impudence sur le front, la luxure dans le regard ! La joie publique ne se manifeste-t-elle que par la honte publique ? Ce qui viole les bienséances tout autre jour, deviendra-t-il légitime aux fêtes de l’empereur ? Ces mêmes lois, qu’en d’autres temps on observe par respect pour César, faudra-t-il les fouler aux pieds pour l’honorer aujourd’hui ! La licence et le dérèglement s’appelleront-ils piété ? De scandaleuses orgies passeront-elles pour une fête religieuse ? Oh ! que nous méritons bien la mort, d’acquitter les vœux pour les empereurs, et de participer à l’allégresse générale sans nous départir de la sobriété, de la chasteté, de la modestie ! Quel crime, dans un jour consacré au plaisir, de ne pas ombrager nos portes de lauriers, de ne pas allumer des flambeaux en plein midi ! La joie populaire a sanctifié le désordre : rien de plus honnête alors que de décorer sa maison de toutes les apparences d’un lieu de prostitution nouvellement ouvert.
Il est à propos maintenant de mettre à nu la sincérité de vos démonstrations pour la seconde majesté, qui fournissent prétexte contre nous à une seconde calomnie. Vous accusez les chrétiens de sacrilège lorsqu’ils refusent, par respect pour la bienséance, pour la modestie et la pudeur, de célébrer avec vous les fêtes des Césars ? Examinons de quel côté se trouvent la franchise et la vérité. Il se pourrait que ceux qui nous refusent le nom de Romains et nous déclarent ennemis des empereurs, fussent plus criminels que nous. J’interroge donc les Romains eux-mêmes ; je demande à cette immense multitude qui s’agite sur les sept collines, si jamais sa langue, toute romaine qu’elle est, épargna aucun de ses empereurs. Tibre, réponds-moi ! parlez, écoles de gladiateurs ! Si la nature n’avait recouvert les cœurs que d’une matière transparente, pas un seul dans lequel on ne surprît, comme dans un miroir, à côté des vœux secrets qu’ils nourrissent, les images toujours nouvelles de nouveaux Césars, pour en obtenir les largesses et les distributions accoutumées. Oui, voilà ce qui occupe les Romains, à l’heure même où ils crient :
O ciel ! prends sur nos jours pour ajouter aux siens !
Un Chrétien ne connaît pas plus ce langage qu’il ne sait souhaiter un nouvel empereur.
Le peuple, dites-vous, est toujours peuple. – Soit. Mais cependant ce sont là des Romains : nous n’avons pas d’ennemis plus acharnés. Mais peut-être que les autres ordres de l’État, selon le rang qu’ils y occupent, ont montré une plus religieuse fidélité. Rien d’hostile dans le sénat, ni parmi les chevaliers : dans les camps, à la cour, pas l’ombre d’une conspiration. D’où venaient donc un Cassius, un Niger, un Albinus ? d’où venaient ceux qui assassinent César, cachés entre deux bosquets de laurier ? ceux qui s’exercent dans les gymnases pour étrangler habilement leurs maîtres ; ceux qui forcent le palais à main armée, plus audacieux que les Sigerius et les Parthenius ? D’où ils venaient ! Ils étaient Romains, si je ne me trompe ; c’est-à-dire que ce n’étaient pas des Chrétiens. Tous, lorsque déjà couvait leur rébellion prête à éclater, sacrifiaient pour le salut de l’empereur, juraient par son génie, simulaient plus ou moins la fidélité, et surtout ne manquaient pas d’appeler les Chrétiens des ennemis publics. Les complices ou les partisans des dernières factions qu’on découvre tous les jours, misérables restes échappés après la moisson de leurs parricides chefs, n’ornaient-ils pas leurs portes de guirlandes ? Y en avait-il d’assez fraîches, d’assez touffues pour eux ? Quels vestibules brillaient avec plus de pompe sous le feu des illuminations ? Ne couvraient-ils pas la place publique de la magnificence de leurs tables ? Était-ce pour prendre leur part de la joie générale ? Loin d’eux ce projet ! Ils murmuraient des vœux coupables à l’ombre d’une solennité étrangère ; et, substituant un nouveau prince à un prince dont ils tramaient la chute, ils consacraient au fond de leur cœur l’image de leur espérance.
Ils ne sont pas moins prodigues de démonstrations ceux qui consultent les astrologues, les aruspices, les augures, les magiciens, sur le salut des empereurs. Quant aux Chrétiens, jamais ils n’ont recours, pas même pour leur propre compte, à des sciences inventées par les anges rebelles et maudits de Dieu. Et d’où peut venir cette curiosité qui interroge et suppute la vie de César, si on ne machine rien contre elle, si on ne souhaite pas qu’elle ait un terme, si du moins on n’attend rien de sa mort ? Au fond de l’horoscope du maître et de la personne que l’on aime, il y a une pensée différente : autre est la curiosité du sang, autre la curiosité de l’esclavage.