La nuée de témoins

Alexandre Vinet

« Vous avez été appelés à la liberté. »
(Galates 6.13)

Les larmes sur le Cid.

C’est à Ouchy, le port de Lausanne, qu’Alexandre Vinet ouvrit les yeux, le 17 juin 1797. Son père occupait une modeste place dans l’administration du canton de Vaud. Cet homme excellent dirigeait les siens selon des règles austères ; son fils, devenu collégien, était encore tondu ras par le chef de famille, qui lui coupait les cheveux lui-même. Vinet écrivit plus tard : « Sa tendresse pour moi le portait à la sévérité. » L’enfant, un sensitif, tremblait quand le pas redouté approchait. « Je ne pleurerai pas, Maman ! » affirmait le garçon, et il pleurait. Son père, un peu agacé d’une telle nervosité, concluait : « J’attends peu d’Alexandre. »

Il se fortifia, cependant ; peu à peu s’affirmèrent les vibrantes qualités littéraires qu’il devait à une sensibilité féminine. « Qui est ce laid, qui devient beau quand il parle ? » demanda une dame, au sujet de l’adolescent. Il se fiança, vers dix-huit ans, avec une cousine qui avait grandi à côté de lui. En même temps, il avait choisi, sans vocation marquée, la carrière ecclésiastique, favorable, disait-il, à une « vie bienfaisante et cachée ». Mais, ses goûts allaient, surtout, vers la littérature. Un soir, qu’il lisait Le Cid à haute voix, en société, le dialogue de Rodrigue et de Chimène le bouleversa, au point qu’il s’enfuit de la chambre et versa des larmes.

Avant même d’avoir achevé ses études théologiques, il accepta d’enseigner le français à Bâle. Sa tâche ? Inculquer la grammaire, en laquelle il discernait une véritable métaphysique, le mystérieux tableau des lois selon lesquelles fonctionne la raison humaine. En même temps, il commentait les auteurs classiques. Labeur opiniâtre ; il donnait une trentaine de leçons par semaine, publiques ou privées, avec une persévérance enthousiaste : « Quel charme, écrivait-il, de marcher avec indépendance dans cette vaste, riche et noble carrière de la haute littérature !… Si jamais quelque chose a pu me faire éprouver la sensation de l’ivresse, ce sont de beaux vers. »

Les questions religieuses le laissaient plus tiède ; l’édifiant spectacle des Bâlois, en route pour le culte public, lui donnait satisfaction. Aussi fut-il scandalisé, quand les premiers contre-coups du Réveil vinrent troubler une digne population. « La ville est remplie de piétistes ; on les reconnaît à vingt pas... Si j’avais un pouvoir quelconque, je n’épargnerais rien pour dissiper cette secte, ces orgueilleux, qui trouvent au-dessous d’eux d’être chrétiens, simplement... Au reste, ces piétistes ont aussi du bon. » Déjà, peut-être, il pressentait en eux une force capable de l’arracher à l’ennui dominical, imparfaitement combattu par le sermon, la pipe et le coucher à neuf heures du soir.

Consacré en 1819, marié la même année, il n’accepta point de paroisse, et se plongea plus que jamais dans l’étude approfondie de la littérature française. Ses préventions contre, le Réveil ne diminuaient point : « Nous avons eu la visite de quelques fous ambulants, connus sous le nom de méthodistes. Ces gens sont de zélés convertisseurs, et je ne sais trop pourquoi, puisque, à leur dire, la régénération vient subitement d’en haut, sans intermédiaire… Ils sont toujours furieux contre la raison. » En même temps, il critique avec ironie l’Institut des Missions évangéliques, à Bâle : « Il ne serait pas mal de christianiser notre vieille Europe, avant de porter l’Evangile à Otahiti. » Et, parlant des futurs missionnaires, en général « peu lettrés » (sic), il ajoute : « On peut bien appeler fanatisme et intolérance l’importance exclusive qu’ils assignent à cet Institut. »

Il avoue que « les aberrations des sectaires » auront ranimé « certains principes sans lesquels il n’y a point de vrai christianisme ». Mais, il continue à éprouver une aversion étrange pour le ministère paroissial : « Tout mon cœur se soulève à l’idée d’être dominé, surtout par l’autorité ecclésiastique. » Cependant, de pénibles expériences allaient modifier son orientation morale. Non seulement, il avait abimé son estomac par des excès de travail, mais les suites d’un coup accidentel, au bas-ventre, exigèrent une opération, dont le patient ne se remit jamais. Il resta plus ou moins infirme, dès l’âge de vingt-six ans.

A l’épreuve corporelle se joignit l’épreuve morale ; il perdit brusquement son père, qui était devenu pour lui un guide constant et un ami. Lui-même fut victime d’une grave rechute, et crut sa fin prochaine. Il était, d’ailleurs, pauvre et dévoré de soucis matériels ; il écrivait, un jour : « Je suis dans un état de faillite permanente. »

Alors s’opéra, dans cette âme profonde, une transformation décisive, celle qui exauça la prière formulée dans un de ses plus beaux cantiques :

Sous ton ciseau, divin sculpteur de l’âme,
Que mon bonheur vole en éclata !

Le changement se marque dans une lettre de décembre 1823. Il y décrit une réunion religieuse, en ce même Institut missionnaire dont il avait parlé ironiquement : « Tout est paisible, solennel, simple comme l’Evangile ; c’est un tableau digne de la primitive Eglise. » La même année, il commença de célébrer le culte de famille ; d’abord, timidement ; on employait un formulaire imprimé d’oraison, écouté assis ; puis, on lut, debout, des prières composées par Vinet ; enfin, il pria d’inspiration, « et, si l’on ne se mit pas à genoux, c’est que la maladie du chef de famille lui interdisait pareille attitude ».

Néanmoins, au cours de cette crise féconde, les nouvelles expériences religieuses de Vinet ne l’en traînèrent pas vers une simpliste acceptation de la théologie du « Réveil ». Il écrivait à un ami, au sujet des novateurs : « Je vois une ferveur qui me charme, une religion en action qui me gagne ; mais un regard porté plus avant me fait apercevoir de singulières illusions, une tendance exclusive, une logique défectueuse. Les néologues, qui accommodent la religion à leur philosophie, m’inspirent une aversion décidée ; je ne veux rien d’eux ; je veux l’Evangile. Je ne fais pas de prière plus fréquente que celle de parvenir à le bien comprendre. »

Le champion de la liberté.

Vous voyez déjà se dessiner les traits distinctifs d’une personnalité peu banale. Un libre penseur français a porté sur lui le jugement suivant : « Non seulement Vinet est un des chrétiens illustres du XIXe siècle, une des consciences où le christianisme s’est manifesté vivant ; mais, parmi les autres, il est spécialement le représentant pur et le docteur de la sincérité (1). » Un de ses amis raconte que, « très jeune encore, il était scandalisé du serment que devaient prêter, à leur entrée en charge, les membres du Grand Conseil, dont plusieurs étaient incrédules, ainsi que du serment qu’on demande aux catéchumènes pour les admettre à la sainte Cène. » Dans les rapports sociaux, « il craignait toujours que la parole ne dépassât la pensée ».

(1) Paul Desjardins. – Calendrier-Manuel des serviteurs de la vérité.

C’est pourquoi, il s’appliquait-à être sincère dans sa notion même de la sincérité. Un ami lui ayant reproché de ne pas exposer sans voiles toutes ses idées, il répondit : « Vous faites consister la franchise à dire tout ce que vous pensez ; je borne mon ambition à ne rien dire que je ne pense. » Il estimait contraire à la sagesse et à la charité d’exprimer, inutilement, une vérité que l’auditeur est incapable de comprendre ou d’approuver.

Dans cette attitude entrait, peut-être, une part d’hésitation ou de scrupules innés ; mais cette modération était, surtout, affaire de conviction morale ; et il savait s’en départir quand le devoir l’exigeait. Alors, sa hardiesse allait jusqu’à l’audace, et l’indignation lui commandait le langage d’une sainte violence. Il en fournit la preuve, dans maintes circonstances, durant sa carrière de polémiste.

Sans doute, la sincérité d’un homme ne lui garantit pas, nécessairement, la possession de la vérité ; mais elle lui garantit celle de la liberté. Or, la liberté, pour Vinet, est la base de la vie morale ; elle n’est qu’un autre nom de la Conscience, puisqu’une volonté incapable de choisir, cesse d’être responsable. L’être humain se manifeste comme personnalité, dans la mesure où il peut s’affirmer lui-même, en résistant à toute pression exercée, du dehors, contre sa conviction. « La conscience, d’après Vinet, est cette voix secrète qui condamne tout ce que nous faisons contre notre persuasion intérieure. »

Ceci n’est point la thèse de l’individualisme anarchique ; c’est la sauvegarde essentielle de l’individualité, c’est le fondement de l’obéissance réfléchie à la lumière intime, qui est la présence de Dieu en nous. « C’est pour obéir que nous sommes libres », déclarait Vinet.

En exigeant de l’autorité civile et de l’autorité ecclésiastique la liberté individuelle, Vinet se proposait donc au moins trois choses : 1° assurer à chacun la possibilité d’accomplir son Devoir personnel, et de suivre les inspirations de l’Esprit ; 2° garantir à chacun les conditions élémentaires d’une conviction réfléchie et les moyens de la certitude ; car « la vérité, sans la recherche de la vérité, n’est que la moitié de la vérité ». Pour lui, on ne peut pas recevoir une vérité du dehors, comme une armure ; il faut se l’assimiler du dedans, comme un aliment. « A une vérité apprise par cœur, et non par le cœur, sans vie, sans personnalité, qui n’est point encore faite âme, nous préférons une erreur, oui, une erreur sincère, une erreur à laquelle on croit ; une telle erreur a plus de droit au nom de vérité que la vérité même, avant que nous nous soyons identifiés avec elle. » 3° Affermir pour chacun les bases de toute activité fraternelle et de tout service effectif de la collectivité.

Ce dernier point est d’une extrême importance pour comprendre la pensée de Vinet, dans le domaine de la liberté. En effet, s’il voulut, passionnément, l’homme libre, n’est afin que l’individu, vraiment maître de lui-même, pût vraiment; se consacrer au prochain, à la Cité, au Royaume de Dieu. Pour se donner, il faut d’abord se posséder.

Cet axiome transparaît dans le Sommaire de la Loi. En effet, celui qui aime Dieu découvre sa propre personnalité, il entre en possession de Son moi immortel ; or, ce commandement n’est que « le premier » ; il prépare « le second ». En d’autres termes, l’amour des frères dérive de l’amour du Père : la possession de soi précède le don de soi.

Vous voyez à quel point Vinet marchait dans le sillon de la révélation biblique, en poussant devant lui le soc étincelant de la Liberté. Les éclairs qui en rayonnent illuminent toute son œuvre, et son puissant message.

Après la crise intérieure, dont je vous ai parlé, il écrivit à un collègue : « Quoique je sois encore malade, et peut-être en danger, la vie renaît. Mon cercle d’activité est un peu étroit. Je m’en console par des rêves. Et savez-vous ce que je rêve depuis quelque temps ? Liberté de conscience. Aujourd’hui, c’est mon idée fixe. » En effet, de graves événements lui imposaient la méditation de cet idéal. Dans le canton de Vaud, le peuple s’irritait contre les réunions méthodistes ; les prédicants étaient hués, maltraités ; et le Grand Conseil, au lieu de sévir contre les émeutiers, avait promulgué une loi qui traitait en perturbateurs de l’ordre public les missionnaires du Réveil.

Ces manifestations de la dégoûtante fureur sectaire fournirent à Vinet l’occasion de composer un livre sur la liberté de conscience, qu’il définissait : « Le droit que nous avons d’établir nos rapports avec la divinité de la manière qui nous paraît la plus convenable. » Cela implique le droit connexe de n’en point établir, et de rester en dehors des cadres cultuels. Quelle maturation de sa pensée, depuis l’époque où il souhaitait posséder assez de pouvoir pour contrecarrer l’influence des mômiers !

La lutte des idées s’exaspéra. Un journaliste affirma que « la société doit veiller à l’unité du culte ». Vinet de répliquer : « C’est lui imposer une rude tâche. Voilà quinze siècles que les princes les plus puissants échouent dans cette entreprise. Vous qui reprochez à quelques zélateurs d’attiser les discordes et de préparer les révolutions, mesurez les maux qu’a versés sur le monde ce système fatal d’unité... Vantez-nous cette unité impie !... Impie est le mot ; car, si c’est une impiété de nier Dieu, n’en est-ce pas une aussi grande de nier la conscience, qui est son organe dans nos âmes ? »

A travers la voix du jeune valétudinaire éclate soudain, comme un roulement d’orage, la protestation des innombrables martyrs de la liberté, bâillonnés sur les bûchers. On nous demande, s’écrie leur porte-parole, comment il faut appeler le citoyen qui brave la loi. Je réponds : Séditieux, factieux, rebelle… « Mais les lois elles-mêmes sont quelquefois rebelles à la loi suprême de Dieu… Une loi injuste doit être respectée par moi, lorsqu’elle ne blesse que mon intérêt. Mais une loi immorale, une loi irréligieuse, une loi qui m’oblige de faire ce que ma conscience et la loi de Dieu condamnent, si l’on ne peut la faire révoquer, il faut la braver. Ce principe, loin d’être subversif, est le principe de vie des sociétés. C’est la lutte du bien contre le mal. Supprimez cette lutte ;

qu’est-ce qui retiendra l’humanité sur cette pente du vice et de la misère où tant de causes réunies la poussent à l’envi ? C’est de révolte en révolte, si l’on veut employer ce mot, que les sociétés se perfectionnent, que la civilisation s’établit, que la justice règne, que la vérité fleurit. »

Comment ne pas songer à l’immortel dialogue de la tragédie grecque, où le poète dépeint le conflit de la libre conscience et de l’Etat ? La pieuse Antigone, malgré l’interdiction de Créon, dépositaire de la puissance publique, a rendu des soins filiaux à la sépulture de son père. Créon lui demande : « Connaissais-tu ma défense ? – Je la connaissais. – Et tu as osé enfreindre la loi ? – Je ne pensais pas que les proclamations d’un mortel pussent transgresser les lois non écrites et infaillibles des dieux. Car celles-ci existent non d’aujourd’hui, certes, ni d’hier, mais de toute éternité. »

L’article révolutionnaire de Vinet lui attira une amende fixée à 80 francs. Néanmoins, ceux qui pressentaient dans le professeur quelque incendiaire anabaptiste, découvrirent bientôt qu’il n’était nullement un agent fourrier de la jacquerie universelle. En 1831, le peuple de Bâle-campagne, pour obtenir une constitution politique plus libérale, marcha contre Bâle-ville. Aussitôt, les bourgeois, redoutant le pillage, sonnèrent le tocsin. Alexandre accourut : « J’ai pris le mousquet et la giberne, j’ai monté la garde ; le tout sans enthousiasme et sans héroïsme, mais avec le sentiment d’un père de famille qui défend ses foyers. » Les insurgés furent « dispersés à tous les vents, laissant quelques blessés et beaucoup de prisonniers entre nos mains ».

Cette promptitude légitime à défendre l’ordre public ne modifiait en rien les principes fondamentaux de Vinet ; car un libéralisme conséquent représentait, pour lui, la, vraie barrière contre la Révolution. Il persévéra donc dans son apostolat en faveur de la liberté religieuse et des réunions méthodistes, malgré les sérieuses réserves qu’il formulait toujours à l’égard du Réveil. Il écrivait : « A propos de christianisme, nous avons ici des gens qui s’entendent à le discréditer. Avec leurs petites vues et leurs grands mots, ils m’ont l’air d’enfants qui jouent à la religion. Encore, s’ils n’étaient que ridicules !... Cependant, je les défendrais encore. » Combien il avait, plus qu’eux, le respect des anciennes institutions ! « Je me reprocherais presque autant de manquer à une vieille chose qu’à un vieil homme. » Aussi, l’église nationale gardait-elle une place en son cœur : « J’aime en elle ce que nos pères y ont aimé ; un asile pour les âmes travaillées et chargées, une hôtellerie pour les voyageurs en chemin pour l’éternité, un filet jeté par la main du Seigneur sur ma terrestre patrie. J’aime en elle quelque chose de plus ancien que tout notre passé, je veux dire ce qu’elle a encore de l’église de Christ ; ou plutôt, c’est l’église de Christ que j’aime en elle. »

Malheureusement, trop de pasteurs séparaient la cause de l’église nationale et la cause de la liberté. Il les adjurait avec véhémence et chagrin : « Comment la liberté religieuse peut-elle être une question pour des chrétiens ? Comment ceux qui confessent être sauvés par la foi, peuvent-ils parler de contrainte ? Méditez sur la liberté des cultes, à genoux, devant la croix de l’Homme-Dieu ; pénétrez-vous des pensées de mort et d’immortalité ; et venez ensuite, si vous le pouvez, nous opposer vos mesquines mesures, votre sagesse naine ; essayez vos petites chaînes à la conscience des peuples ! »

Un pareil langage, au service d’une telle conviction, attirait toujours plus les regards sur celui que ses travaux littéraires avaient déjà mis en vedette. Il reçut, coup sur coup, plusieurs appels, à Genève, à Montauban, à Paris, à Lausanne. On devine les réponses d’un pasteur maladif, et si défiant de lui-même qu’il n’osait pas seulement assumer la direction d’une paroisse rurale en Suisse. Voici comment il refusa : « Vous ne savez pas que celui que vous appelez à votre sainte guerre, est à peine un chrétien commencé ; il ne marche pas, il chancelle ; il ne parle pas, il balbutie. » Et encore, soupçonnant qu’on le jugeait sur ses écrits : « Aurais-je été assez malheureux pour y déposer des expressions propres à faire illusion sur le degré de ma vie religieuse ? » Je suis, disait-il, « un homme gravissant avec la foule les degrés du temple, se retournant pour inviter à le suivre ceux qui tardent, et ne connaissant encore du sanctuaire qu’un peu de lumière et de parfums, que la porte entr’ouverte a laissés échapper jusqu’à lui. » Quand il reçut, pour la troisième fois, de Montauban, un appel-sommation à y professer la théologie, il faillit se fâcher : « Décidément, confiait-il à un ami, ces Messieurs me croient savant. Je réponds, pour la troisième fois, que je suis un âne. »

Ces textes donnent l’impression que Vinet, en l’occurrence, ne livra pas toute sa pensée. En effet, quand on étudie sa correspondance familière, et surtout son journal intime, on acquiert la conviction qu’il resta longtemps aux prises, non seulement avec la dépression physique, mais avec une détresse morale, souvent exagérée, voire morbide. Assurément, il connut les épreuves domestiques ; sa fille mourut à la fleur de l’âge, son fils fut atteint d’épilepsie. Mais ces chagrins ne suffisent pas à expliquer les jugements qu’il portait, sur lui-même, avec une application amère : « Je ne sais point quel vice je n’ai pas… Il y a en moi un fonds de malignité prêt à se soulever comme une fine poussière, au plus léger souffle, pour se répandre sur tout ce qui m’entoure… Que de puérilité, que de frivolité, chez quelqu’un qui se laisse appeler chrétien !… Passé la journée dans un état inexprimable d’angoisse et de tristesse. » Le cas est, décidément, pathologique ; c’est l’invasion du mental par les idées noires. L’exemple de Vinet prouve, comme celui d’Adolphe Monod, que la régénération spirituelle ne change pas la constitution naturelle ; mais la sainteté consiste, précisément, à bâtir, sur un « tempérament » immuable, un caractère, ce chef-d’œuvre de l’architecture divine. Nous l’avons constaté, à propos d’Adolphe Monod.

Cependant, où découvrir les vraies raisons de la répugnance manifestée par Vinet pour les responsabilités d’un ministère pratique ? Il s’écriait : « Quoi de plus effrayant que ces positions qui ordonnent d’être officiellement et systématiquement convaincu, fidèle, vivant ; où l’on représente, en vertu même de son titre, tout l’ensemble d’une doctrine publique ! » Donc, il ne met pas seulement en avant son incapacité foncière – (« Je ne suis complètement propre à rien ») – il pose, d’une manière aiguë, un problème personnel de sincérité : « Il s’agit, outre des convictions particulières que je n’ai pas, et que je n’aurai peut-être jamais, au moins dans l’âme, il s’agit surtout d’une vie qui me manque, qu’il faut avoir, qu’il faut montrer, et que je ne veux pas simuler. »

Le « Réveil » l’avait ranimé, réchauffé, avait intensifié en lui la vie ; mais il n’en avait pas reçu la lumière qu’il espérait. Il écrit : « La théologie du Réveil impose une marche au développement de la vie religieuse. Il y a une histoire orthodoxe de la conversion et de ce qui la suit. Les choses doivent, se passer d’une certaine manière, et non autrement. Bien averti de tout cela, on s’y prête, on s’impressionne artificiellement ; on se fait des sentiments factices. L’âme perd toute naïveté, la spontanéité disparaît, et la religion du cœur devient une mécanique. »

Certes, la religion elle-même, qui est le fait primordial, l’expérience créatrice, peut se passer de la théologie qui essaye d’exprimer ce fait, et de transmettre cette expérience : « J’aimerais presque, écrit Vinet, qu’il n’y eût pas de théologie. La meilleure, si c’est de la théologie, est celle qui résume ce mot dont elle ne sort pas : « Jésus, fils de David, aie pitié de moi ! » Cependant, certains chrétiens aspirent à penser leur piété ; alors, qu’ils abandonnent leur cerveau à l’engrenage ! « Dès qu’on se met à faire de la théologie (proprement ainsi nommée), il faut la faire franchement Je respecte et j’envie la foi des simples ; mais je ne puis souffrir la spéculation qui ne veut spéculer qu’à son appétit, les recherches qui ne cherchent point, la théologie qui s’arrête à mi-chemin, celle qui raisonne et maudit le raisonnement. » Et, parlant de sa propre expérience, il avoue ses tourments intellectuels ! « J’essaierai de redescendre dans mon Tartare ; j’y chercherai encore quelques-uns de ces doutes insolents, et jusqu’à ces effroyables visions de la raison, contre lesquelles je ne sais qu’un asile. » Il ose prononcer le mot de « doute » ; car, à son sens, « il n’y a que des êtres disgraciés qui n’aient jamais douté ». En d’autres termes, l’homme normal ose regarder la réalité, poser les problèmes. « On peut ne pas voir certaines difficultés ; mais, quand on les a vues, on ne peut pas les renvoyer sans solution... Cela même est une solution de pouvoir se prouver clairement qu’une chose doit rester obscure. » Le poète anglais Tennyson affirmait qu’il y a souvent plus de foi, dans un doute sincère, que dans la moitié de tous les Crédos.

Donc, ne vous laissez pas troubler par les aspects inattendus d’une grande personnalité chrétienne. Loin de nous inquiéter, ils doivent, au contraire, nous rassurer ; car ils prouvent que l’Evangile éternel ne redoute pas le regard scrutateur de l’intelligence. Mais, cet Evangile ne se confond pas toujours avec les interprétations reçues qui en sont données dans les églises.

Ne vous émouvez pas de mon affirmation ; elle est un hommage à cet Evangile infini, qu’on ne peut tenir dans le creux de sa main. « Dieu est plus grand que notre cœur », déclarait l’apôtre Jean. Quelle clarté définitive pour votre âme, quel apaisement, quelle protection future contre le doute, quelle durable bénédiction, si je parvenais à vous expliquer la distinction entre la religion et la théologie ! Partons du fait qu’il existe une seule façon de respirer dans la communion de Dieu ; mais, pour exprimer cette « religion » fondamentale, plusieurs expressions (plusieurs « théologies »), restent possibles. Vous savez qu’on peut rendre un même paysage par divers procédés artistiques : peinture, dessin, gravure sur bois, eau forte... Ou encore, l’adolescent, qui porte au cœur un grand amour, pourra l’exprimer en paroles, par la poésie, ou sans paroles, par la musique, ou simplement le manifester dans la solitude, en dépensant généreusement ses forces musculaires par une excursion de montagne, ou en ramant durant des heures. De même, la religion spirituelle, qui est une expérience d’âme, trouve diverses traductions intellectuelles. Le christianisme, élan d’enthousiasme pour Jésus et de foi au Christ, a besoin, pour chanter sa joie et propager sa certitude ici-bas, de croyances, de théologies, de symboles ; la variété, dans ce domaine, correspond à celle des mentalités, à celle des individualités morales, à celle des personnalités religieuses. Ainsi doit s’affirmer dans l’Eglise, comme dans la Nature, et bien plus encore dans l’Eglise que dans l’Univers (car les esprits sont plus riches en reflets que les choses), toute la magnifique richesse d’une inspiration inépuisable, ineffable, et sans cesse créatrice, révélatrice et rédemptrice. A ce point de vue, les vrais conservateurs sont bien ceux qui, au lieu d’effacer les nuances et de supprimer les différences, les conservent pieusement avec action de grâces.

Vinet faussa compagnie aux théoriciens du Réveil sur trois doctrines, en particulier. D’abord, en ce qui regarde l’inspiration littérale de la Bible, où il discernait « des écrits plus humains, en un sens, que ne le concède une orthodoxie peu intelligente ». Ensuite, en ce qui concerne une certaine doctrine de l’Expiation, d’après laquelle, au Calvaire, la colère divine foudroya un être sans tache, substitué à l’humanité pécheresse : « Je ne puis croire à la substitution... La translation de la coulpe du coupable sur l’innocent est, décidément, contredite par nos notions morales. » Pour Vinet, la force attractive, la vertu quasi ensorcelante, et le charme fascinateur du message apostolique résidaient dans l’affirmation que le Dieu des chrétiens, capable d’amour et de sacrifice, a souffert lui-même pour sauver l’humanité.

Enfin, Vinet s’inscrivait en faux contre la notion même du « salut gratuit » par la foi, quand celle-ci était ramenée à la nue croyance, à la simple acceptation mentale d’un dogme, à la récitation d’un credo. « On déclame, dit-il, contre le mérite des œuvres, et l’on ne voit pas que l’on en est tout imbu, lorsqu’on prétend être sauve par des doctrines ; c’est un opus operatum comme un autre, et quelquefois pire qu’un autre. » Il s’éleva vigoureusement contre « un christianisme qui fait dépendre le salut de l’assurance même du salut, en sorte qu’on est sauvé purement et simplement parce qu’on croit l’être. » Vinet ne rejette pas l’assurance du salut ; mais « cette assurance, dit-il, c’est l’Esprit de Dieu lui-même, rendant témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu... On n’est pas sauvé parce qu’on est certain de l’être, mais on est certain d’être sauvé parce qu’on est sauvé. »

C’est que le salut, dans son essence profonde, s’identifie avec la nouvelle naissance. « La foi ne sauve que parce qu’elle régénère. La foi consiste à recevoir dans le cœur des choses propres à le changer... La foi est l’obéissance intérieure de la conscience et de la volonté, la foi est un désir, la foi est un hommage, la foi est une promesse, la foi est presque un amour. L’acte destiné à nous mettre en communion de pensée, de volonté, d’habitude avec Jésus-Christ, doit être un acte moral. »

L’année 1839 marqua une date capitale, pour Vinet, dans le développement de sa pensée religieuse ; date liée, en apparence, à un futile incident. La baronne Auguste de Staël lui communiqua un manuscrit, rédigé par une dame dont nous ignorons le nom. Le philosophe chrétien étudia ces lignes avec son scrupule ordinaire, et il y découvrit, « à la page 42 », – il précise, – une parole qu’il accueillit avec transport, comme une révélation d’En-Haut. « Il y a là, disait-il, une définition de la foi qui a été pour moi un trait de lumière et une véritable délivrance. » (Quand celle-ci se produisit, le célèbre écrivain n’avait plus que huit années à vivre.) Voici donc la déclaration illuminatrice : « La foi, déclarait l’auteur anonyme, n’est autre chose que la volonté d’accepter le pardon de Dieu, et de renoncer à la recherche de tous les autres moyens de salut. »

Mais, demanderez-vous, où réside l’extraordinaire dans cette proposition ? Ecoutez comment Vinet exprima la même vérité, sous une forme plus originale : « La foi ne consiste pas à croire qu’on est sauvé. Elle consiste à croire qu’on est aimé. » Voilà pour le présent. Il ajoute : Elle consiste à croire « qu’on a reçu, sans y être absolument pour rien, le pardon de ses transgressions. » Voilà pour le passé. Il termine ainsi : Elle consiste à croire « que rien ne nous séparera de l’amour de Dieu. » Voilà pour l’avenir... Cette religion-là ressemble, étonnamment, à celle que les psalmistes inspirés d’Israël exprimaient dans leurs prières. Elle ressemble, surtout, à la religion que Jésus mit en relief, immortellement, dans les évangiles, par ses déclarations les plus catégoriques, lorsqu’il guérissait les malades et absolvait les pécheurs. Or, cette religion-là, sous sa double forme, celle de l’Ancien Testament, et celle de la Nouvelle Alliance, préexistait à l’Eglise chrétienne et au christianisme ecclésiastique.

Voilà ce qui fut, pour Vinet, un éclair éblouissant. Il en tira les conclusions suivantes : « Le salut n’est pas un fait matériel extérieur ; le salut n’est pas hors de nous, mais en nous ; c’est une œuvre dont le vrai lieu est notre cœur ; le salut est un état de notre âme. 

« Tous les hommes » et « tout l’homme ».

Il en fournit par lui-même la preuve. Celui qui s’accusait de paresse, d’ignorance, de scepticisme, et qui déplorait la dureté de son cœur, était d’une rayonnante bonté. Toujours au service d’autrui, il trouvait le moyen de corriger le style d’un livre d’agriculture ; il recevait les importuns qui usaient de sa maison comme d’une agence de placement ; il enlevait un écriteau priant les visiteurs de ne sonner qu’à certaines heures ; il détruisait l’effet d’une cure d’hydrothérapie par de « fatales imprudences causées par une excessive peur de désobliger ».

Toujours défiant de lui-même, il refusa un poste à Francfort (« Je suis trop au-dessous du ministère. »), mais il finit par accepter une chaire de théologie pratique à Lausanne ; et celui qui se trouvait indigne d’être pasteur, forma des étudiants pour la carrière pastorale. Hélas ! il fut vite saisi par l’étau des luttes ecclésiastiques. Au nom de ses principes sur la séparation nécessaire de l’Eglise et de l’Etat, il se reprocha de recevoir un traitement officiel ; puis, il donna sa démission de professeur, pour protester contre une loi qui interdisait aux pasteurs toute assemblée religieuse en dehors des temples. Alors, le gouvernement, au nom de sa « réputation européenne », le chargea d’enseigner les lettres françaises. Par ses articles littéraires, l’humble Vaudois était entré en relations avec Michelet, Hugo, Bérenger, Sainte-Beuve. Le philosophe Ravaisson lui déclarait : « Il n’y a point de critique à laquelle je dusse céder plus qu’à la vôtre. » Lamartine lui écrivait, après avoir publié l’ouvrage sur Les Girondins, qu’il attendait son jugement « qui ferait autorité pour lui ». Cependant, dix-huit mois plus tard, le même gouvernement destituait le même homme, parce qu’il fréquentait des réunions cultuelles hors de l’église nationale.

A travers tant de combats, sa personnalité s’affirmait toujours plus humble, toujours plus haute. Le célèbre critique Sainte-Beuve, arrivant de Rome, entendit une leçon de Vinet sur Bourdaloue ; il en fut ému au point d’écrire : « Une éloquence de réflexion et de conscience. L’âme morale ouvrait ses trésors. Impression profonde, intime, toute chrétienne, d’un christianisme tout réel et spirituel. Quel contraste, au sortir des pompes du Vatican ! » Et voici un autre témoignage, aussi touchant. Vinet avait fait une chute qui faillit lui coûter la vie ; l’inquiétude fut grande à Lausanne ; un pauvre cordonnier, pour exprimer sa gratitude et sa vénération, offrit au patient une couronne de mousse.

A cette époque, l’individualiste intransigeant, toujours plus maître de sa pensée, toujours plus conscient de son idéal, toujours-plus subjugué par l’Evangile, développa magnifiquement sa thèse fondamentale sur l’harmonie préétablie entre l’âme humaine et le christianisme. En effet, si la foi est moins une croyance qu’une vie, celle-ci doit déborder sur le monde entier. Telle est la secrète logique du programme formulé par Vinet : Se posséder… pour se donner.

D’après cette large vision d’ensemble, il ne faut pas seulement proposer Jésus-Christ à « tous les hommes », il faut unifier « tout l’homme » par Jésus- Christ. En d’autres termes, si l’Evangile apporte une religion universaliste, il apporte aussi une religion intégrale. L’universalité du message divin se prouve par le fait qu’il s’adresse à tous les êtres humains, sans exception, sur notre globe ; l’intégralité du message divin se démontre par le fait qu’il s’empare, dans chaque individu, de toutes ses facultés pour les intensifier, les transfigurer, les hiérarchiser au service du Royaume de Dieu, les unifier en un « jaillissement de vie éternelle » (Jean 4, 14). Par là s’éclaire le systématique et vaillant effort de Vinet pour mettre fin au conflit prétendu de la « raison » et de la « foi ».

Donc, s’il a été, dans l’histoire de l’Eglise, le champion de la liberté chrétienne, il a été en même temps, inévitablement, le théoricien de l’activité chrétienne. « L’Evangile, disait-il, est tellement humain qu’il descend de lui-même vers la vie. » Humain signifie, dans ce passage, adapté aux besoins fondamentaux et aux aspirations immortelles de l’âme. « Avez-vous vu, demandait-il, des lignes, tracées à l’encre sympathique, raviver à rapproche du feu des traits dont la pâleur se confondait avec la blancheur du papier ? Cette écriture invisible, c’est la loi de nature, ranimée par l’amour de Dieu. » Il exprimait la même idée sous cette forme saisissante : « L’Evangile est la conscience de la conscience même. »

Comme Pascal, dont il s’inspira, Vinet veut s’appuyer sur la vérité qui est innée en l’homme, pour l’amener à recevoir celle qui reste hors de lui encore. Voilà pourquoi il s’adresse avec tant de ferveur, non seulement à la conscience morale, mais au cœur, à l’imagination, à la pensée. Vinet s’incline avec respect devant les droits de l’intelligence. Quelles nobles rancoeurs, et quelle fierté légitime, dans cette boutade : « Les grandes questions ont aujourd’hui le sort des premiers chrétiens, on les livre aux bêtes... » !

Un savant moderne a écrit : « La religion est un ensemble de scrupules qui font obstacle au libre exercice de nos facultés (2). » Si pareille définition est exacte, le christianisme est plus et mieux qu’une religion ; en effet, puisqu’il est une vie. Mais cet aspect de l’Evangile est si méconnu, que la vérité réclame des volontaires pour détruire de séculaires préjugés. A cette cause Vinet se donna, prévoyant et acceptant la souffrance : « La vérité morale et sociale est comme une de ces inscriptions tumulaires sur lesquelles tout le monde passe, et qui vont de jour en jour s’effaçant davantage, jusqu’à ce qu’un ciseau secourable vienne en approfondir les traits. Ce ciseau est entre les mains d’un petit nombre d’hommes qui se tiennent obstinément baissés vers l’inscription antique, au risque d’être heurtés et foulés sur le marbre par les pieds inattentifs des passants. »

(2) S. Reinach : Orpheus (Introduction, § 5)

Voilà l’esprit des prophètes. Le canton de Vaud, tout comme la Judée, n’était qu’une petite contrée, mais quel grandiose message s’en échappa, quand un voyant moderne éleva la voix ! « Jamais attente si universelle, si grave, si anxieuse, ne s’empara d’aucun siècle. Jamais vaisseau n’entreprit, sous des auspices plus redoutables, une plus périlleuse navigation. Le souffle se tait dans les airs, l’âme du monde moderne semble retenir son haleine ; le navire paraît appelé à labourer à force de rames une mer de plomb ; les croyances ont été laissées sur le rivage. L’humanité a dit à la matière : « Fais-nous des dieux qui marchent devant nous ! », et ces dieux, comme ceux des peuples antiques, sont de bois, de métal, d’eau et de feu. Mais le chrétien a bonne espérance… »

Pourquoi ? Vinet affirme avec intrépidité : « Le christianisme est jeune comme au premier jour… Qui sait si un de ces grands succès populaires, qu’il obtient d’époque en époque, ne lui est pas réservé dans un avenir prochain ? Si ses disciples comprennent toujours mieux leur époque, l’acceptent toujours plus franchement, s’ils l’écoutent, s’ils lui répondent, s’ils ne lui offrent pas de la théologie au lieu de la religion qu’elle leur demande, s’ils ne s’obstinent pas à voir la force du christianisme où elle n’est pas, s’ils ont le courage d’être de leur temps, dans le sens chrétien que cette expression peut avoir, s’ils sont, en un mot, ce qu’ont été leurs devanciers à toute époque où le christianisme est devenu populaire, le monde, une fois encore, leur est promis, leur est livré. »

Ce christianisme, est-ce le protestantisme ? A certains égards, nul n’a été plus protestant que Vinet ; il est le protestant type, l’ultra-protestant à l’état pur. Mais le protestantisme n’est pour lui qu’un principe, une méthode, une voie d’accès au christianisme lui-même ; c’est, selon sa formule, « un hommage, rendu au principe de la liberté religieuse..., l’individualisme dans la pensée..., un espace ménagé à la liberté de conscience..., une forme de la liberté ». Il ose dire : « Le protestantisme n’est pour moi qu’un point de départ ; ma religion est au-delà. Je pourrais, comme protestant, avoir des opinions catholiques ; et qui sait si je n’en ai pas ? Ce que je repousse absolument, c’est l’autorité. »

Repoussant l’autorité, il est donc obligé, sur le terrain des principes intangibles, de rejeter l’église de l’autorité. « Aussi longtemps que je vivrai, la liberté fera battre mon cœur ; sa seule pensée me donne du bonheur... Quand tous les périls seraient dans la liberté, toute la tranquillité dans la servitude, je préférerais encore la liberté ; car la liberté c’est la vie, et la servitude c’est la mort. » Il prit donc position contre le romanisme. Et cela, sans ménagements, car  « l’intelligence, disait-il, n’ayant affaire qu’avec des idées, n’a point de charité à exercer ». Voici en quels termes, vraiment terribles, il jugea une institution qui empêche l’Evangile de pénétrer « tout l’homme ». On ne peut, sans frisson, écouter ce verdict : « Il faut détruire le catholicisme, non avec le fer des lois, mais avec le glaive de la parole. Je ne recule point devant cette conséquence des principes que j’ai avancés ; je dis qu’une Eglise qui, par son intolérance, est opposée à l’Evangile, n’est pas une Eglise chrétienne ; qu’un chrétien doit désirer, demander sa destruction ; qu’il doit y travailler de toutes ses forces, pour la voir remplacée un jour par cette Eglise qui, conformément aux instructions de son Maître, invite à éprouver toutes choses, et ne connaît de vérité que celle qui est unie à la charité. »

Il parlait ainsi, au début de sa carrière, en confrontant les principes dans l’absolu. Mais, plus tard, instruit par l’expérience et par la réflexion, il modifia son langage ; car, sur le terrain de l’histoire, les idées sont incarnées dans des personnes. « La réforme est devenue protestantisme ; à l’origine, elle fut simplement réforme. » Le mouvement passa du domaine mystique sur le terrain politique. Toutefois, « les réformateurs ont été faits anticatholiques malgré eux ; la chose, à son principe, était spirituelle et pure d’esprit de parti ; à présent encore, le véritable réformé n’est point anticatholique, ni, je crois, le vrai catholique antiprotestant ; ils sont tous deux de Christ, s’ils aiment Christ et s’ils se confient en lui. »

Voilà dans quel sens il s’écriait, dans une autre occasion : « Catholiques et protestants, tels que l’histoire vous a faits, ce n’est pas à vous qu’il appartient de former une ligue pour un but quelconque ; la force de cohésion vous manque ; vous n’êtes plus que les formes vides d’êtres autrefois vivants. Ni à vous, ni à la politique, ni à la science n’appartient le monde. Il appartient à la seule chose qui ait encore de la force ; au christianisme ! Au christianisme, vrai catholicisme et vrai protestantisme de l’humanité ; au christianisme, qui est tout à la fois la liberté et l’unité, dans toute la vigueur de ces deux nobles termes. »

On comprend que Vinet, gagné à un idéal qui dépassait et le christianisme catholique, et le christianisme protestant, fût gravement préoccupé de renouveler le vocabulaire de l’évangélisation. « Le christianisme n’est ni exclusivement, ni par excellence, celui qu’on nous prêche depuis vingt-cinq années. C’est un réchauffé très refroidi du XVIe siècle ; ce qui était original du temps de Luther, ne l’est plus aujourd’hui. Nous parlons au siècle une langue morte. » Dans sa pensée, il faut pousser en avant, au lieu de retourner en arrière ; il faut que le germe planté par les réformateurs devienne un arbre puissant. Il préconise la réforme de la Réforme. « La réformation, comme principe, est en permanence dans l’Eglise, comme le christianisme. Quelle que soit l’importance de l’événement du XVIe siècle, la réformation est encore une chose à faire, une chose qui se refera perpétuellement, et à laquelle Luther et Calvin n’ont fait que préparer un chemin plus uni. »

Tels étaient les pensers qui occupaient ce voyant, quand le conflit de l’Etat et de l’Eglise, dans le canton de Vaud, aboutit à la démission de cent soixante pasteurs. Ce fut l’avènement de l’Eglise libre pressentie, prophétisée, préparée, depuis tant d’années, par Vinet. Du jour au lendemain, il devint moralement le père spirituel et l’évêque du nouvel établissement ecclésiastique en formation, dont il se trouva l’animateur désigné. La correspondance, les entretiens, et les travaux, entraînés par les circonstances, achevèrent de ruiner une santé chancelante. Rien n’est plus passionnant, que de suivre l’exposé des principes dont il recommandait l’application aux constructeurs de l’Eglise indépendante. Rien n’est plus mélancolique, d’autre part, que de noter la fréquente résistance à des suggestions qui semblaient trop hardies aux novateurs eux-mêmes ; soit qu’il déconseillât de réserver aux seuls membres du clergé le droit de consacrer les pasteurs ; soit qu’il recommandât instamment de ne pas surcharger, par des formules de métaphysique doctrinale, la Déclaration de foi qu’il avait rédigée : « Il faut, expliquait-il, que la formule de cette confession soit accessible à la plus humble servante, au plus ignorant manœuvre. » Bref, il déplora la timidité du synode constituant, et il en exprima ses regrets dans une lettre importante, qu’il n’acheva jamais.

Il déclinait. Un bouquet de fleurs, témoignage d’affection, le ravit de joie : « Le contraste que forme leur éclat, l’énergie de leur jet, la suavité de leurs parfums avec ma décrépitude actuelle, tout cela a porté jusqu’aux larmes l’émotion que j’ai ressentie. » Quelques jours avant sa mort, il rédigea encore un article où il parle en ces termes du testament de Pascal : « Plusieurs lecteurs, en l’entendant « implorer les intercessions de la glorieuse Vierge Marie et de tous les saints et saintes du paradis », vont crier à l’inconséquence. Mais qui, en matière de religion, est tout à fait conséquent ? Pour ce qui est de Pascal, nous avons la ferme confiance que, tout en exprimant ici une persuasion sincère au sujet de la Vierge et des saints, il faisait reposer d’aplomb sa foi et son espérance sur l’unique et vrai fondement. »

Dans la soirée du dimanche 1er mai, il exprima le désir qu’on lui lût deux des psaumes de pénitence, le trente-deuxième et le cinquante et unième. Après la lecture, il ajouta : « C’est tout ce que je puis vous dire. » Le lendemain, constatant que ses yeux se voilaient et qu’il ne pouvait plus lire, il dit : « Cela va mal..., ou plutôt, mieux. » Il demanda sa sœur, puis la domestique, et quand tous les présents furent groupés autour de son lit, il essaya de parler : « Je demande pardon à Dieu et aux hommes des nombreux scandales que j’ai donnés par mes impatiences et mon intolérance. Dites à mon fils de rester attaché à son Sauveur. » Tout à coup, il vit que sa femme écrivait ses paroles ; c’était, précisément, pour le fils, affligé de surdité. Le mourant ajouta : « C’est assez, ne parlons plus (3). » Depuis ce moment, il garda un silence presque complet.

(3) « Ne parlons plus ... » A. Monod, durant sa dernière maladie, écrivit à Mme Vinet : « Un de mes amis, mourant d’un cancer à la figure, et sentant sa langue déjà profondément entamée : « Profitons, dit-il, de ce qui m’en reste pour chanter encore ses cantiques ». Ce dernier mot me rappelle ceux que Dieu a donnés à l’Eglise par Alexandre Vinet. Ils font souvent ma consolation. Comment s’étonner que Dieu nous retire avant notre œuvre achevée, semble-t-il, quand il a retiré à quarante-sept ans celui qui fut notre maître à tous ? » (10 décembre 1855). Vinet mourut, en réalité, à quarante-neuf ans.

Cependant, il prononça encore, en diverses fois, les paroles suivantes : « Demandez pour moi toutes les grâces, même les plus élémentaires... Priez pour moi, comme pour la plus indigne des créatures... Demandez à Dieu que je vive, afin de me convertir. » Un de ses amis l’ayant abordé en prononçant le nom du Christ, le mourant leva les yeux au ciel et déclara : « En lui la vie. » Sa femme lui posa une question ; il répondit : « Je ne puis plus penser. » A diverses reprises, il s’écria : « Oh ! mon Dieu, aie pitié de moi. » Ce furent ses dernières paroles.

Voyant l’altération de son visage, sa femme lui demanda s’il entendait encore. Il fit signe que oui. Elle le pria de prononcer son nom ; il n’en eut pas la force. Alors elle le baisa et dit : « Il n’y aura donc plus entre nous que le nom de Jésus. » Il donna une faible marque d’assentiment. Quelques instants plus tard, il rendait le dernier soupir.

Ses traits se détendirent bientôt ; le visage prit une expression sereine.

Sur l’agenda de son mari, au 4 mai 1847, la veuve inscrivit: « Fin. – Gloire à Dieu au plus haut des cieux, paix sur la terre. »

Les étudiants réclamèrent l’honneur de porter le cercueil ; et le convoi descendit au cimetière par un chemin bordé de cerisiers en fleur.

L’influence de Vinet ira grandissant dans l’Eglise universelle, qui ne cessera pas de vénérer en lui un de ses Pères. Car il a séparé la balle et le grain dans l’apport mélangé d’une tradition millénaire ; il a ramené les chrétiens, du christianisme, au Christ ; il a rappelé, avec une gravité, une conviction, une vaillance incomparables, que la foi évangélique est contenue dans un simple regard de l’âme, qui s’absorbe dans la contemplation de Jésus. Ecoutez cet hymne au Sauveur :

« Le regard vers Jésus, à mesure qu’il se prolonge, excite dans notre âme un saint enthousiasme, un saint amour ; il rend ces dispositions habituelles ou dominantes dans notre cœur ; il devient la lumière en même temps que la chaleur de notre vie ; il facilite, il simplifie, il éclaircit tout ; il fait mieux que réfuter les doutes, il les absorbe ; il éteint dans ses clartés toutes les lueurs équivoques ou fausses ; il écarte les questions frivoles, il jette au rebut les subtilités, il crée une évidence triomphante, et, nous transportant d’avance dans la lumière du ciel, il met sous nos pieds tous les nuages qui étaient sur nos têtes.

» ... Ah ! puisse l’homme savoir s’oublier une fois ! puisse-t-il, par moments du moins, trouver tout son bonheur dans l’admiration, dans l’enthousiasme et dans l’attendrissement ; puisse-t-il ne pas se dire seulement : Jésus m’a sauvé ! Jésus m’a aimé ! mais : Jésus est le salut ! Jésus est l’amour ! Puisse-t-il, quelquefois, dans cet amour qui est le salut, oublier que cet amour est le salut, et dans l’amour ne voir que l’amour.

Sous ton voile d’ignominie,
Sous ta couronne de douleur,
N’attends pas que je te renie,
Chef auguste de mon Sauveur !
Mon œil, sous le sanglant nuage
Qui me dérobe ta beauté,
A retrouvé de ton visage
L’ineffaçable majesté.

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