Nous définissons la loi morale : l’expression de la fin suprême de l’agent libre, revêtue de la nécessité propre à l’ordre moral, qui est l’obligation absolue.
De cette définition dérivent les caractères principaux et distinctifs de la loi morale, que nous pouvons résumer sous ces trois chefs : l’unité, l’universalité, l’absoluité.
Nous disons d’abord l’unité, car la fin morale de l’homme étant, dans la diversité de ses réalisations particulières, un principe premier et unique, ainsi que nous l’avons montré dans notre première section, la loi morale qui rend cette fin obligatoire et l’ordre moral qu’elle régit constitueront un organisme unique aussi et dont toutes les parties seront solidaires les unes des autres.
Nous disons, ensuite, l’universalité ; car cette fin étant, comme nous l’avons montré, proposée et imposée à toutes les créatures libres et responsables, et sollicitant en même temps toutes les forces, toutes les facultés et tous les moments de chacune d’elles, toute activité morale se produisant sur la terre est régie par cette loi unique, placée sous son contrôle et attendant sa sanction.
Nous disons enfin l’absoluité, car cette fin unique, rendue obligatoire pour tous les agents moraux et pour la totalité de l’activité morale, ne maintient pas moins, en face du fait anormal, son caractère d’immutabilité ; la loi morale, contredite et niée par le fait, affirme la plénitude de son droit de reprendre définitivement possession de la réalité au jour de la rétribution.
Nous affirmons l’unité de la loi, en regard de la multiplicité des cas ; son universalité, en regard de la multiplicité des agents ; et son absoluité, en regard de la multiplicité des violations. Le premier de ces caractères exclut la casuistique, qui admet des collisions de devoirs ; le second, la théorie qui admet dans la morale des œuvres indifférentes ou surérogatoires ; et le troisième, la théorie du succès, qui ne reconnaît de droit qu’au fait accompli.
Ces trois caractères enfin, distinctifs de la loi morale, doivent être déniés à la loi civile ; l’unité lui fait défaut, à raison de la pluralité des sociétés, des époques et des intérêts qu’elle est destinée à servir ; l’universalité, puisqu’elle ne régit jamais qu’un nombre limité de sujets, et, chez ces sujets eux-mêmes, une fonction restreinte de l’existence ; l’absoluité, puisqu’elle-même institue des prescriptions qui arrêtent ses effets.
Nous aurons d’ailleurs à exposer ultérieurement comment cette unité essentielle de la loi et son universalité peuvent s’accorder avec les déterminations concrètes de cette loi, c’est-à-dire avec l’existence de devoirs particuliers et temporaires, et comment cette absoluité à son tour s’accorde avec les conditions du développement et du progrès chez le sujet moral. Pour le moment, nous considérons ces trois caractères en eux-mêmes.
L’unité de la loi morale consiste en ce que tous les préceptes particuliers qui y sont renfermés, issus d’un principe unique, la volonté de Dieu, convergent vers une fin unique, la gloire de Dieu, et aspirent à une réalisation unique, suprême et sommaire, qui se dégagera tôt ou tard de cette multiplicité même, comme l’obligation suprême dans laquelle toutes les autres seront abolies et accomplies.
L’unité de la loi implique comme son corollaire la solidarité de tous les commandements moraux particuliers, dans ce sens que toute offense portée à l’un d’entre eux est portée à la loi tout entière, de même que toute lésion faite à une des parties d’un organisme en affecte l’ensemble. Pour se révéler et apparaître dans des préceptes particuliers, la loi ne se décompose jamais dans ces préceptes ; elle ne cesse pas un seul instant, au sein même de la plus grande dissémination apparente des obligations morales, de dominer souverainement la totalité de son domaine, en même temps que les plus menus commandements de la loi ne conservent leur valeur et leur autorité que par leur relation continue avec le principe.
C’est la vérité énoncée avec une grande force dans plusieurs passages du Nouveau Testament, entre autres Matthieu 5.18-19 et Jacques 2.10. Jésus déclare dans le premier de ces passages qu’offenser, par sa pratique ou par son enseignement, le plus petit (ἐλάχιστος) des commandements, c’est encourir une punition exactement correspondante à la faute (ἐλάχιστος κληθήσεται ἐν τῇ βασιλείᾳ τῶν οὐρανῶν), parce que ce plus petit des commandements est une partie organique de la loi et doit survivre avec elle à l’économie actuelle de l’univers terrestre.
Le second passage cité, Jacques 2.10, contient à la fois le corollaire et le commentaire du principe énoncé de l’unité de la loi. Son apparence paradoxale, à laquelle s’est achoppé quelque part Vinet lui-même, disparaît, nous semble-t-il, devant une saine appréciation de la valeur souveraine en morale des motifs de nos actions. Pourquoi, demandons-nous, la violation du sixième commandement, citée en exemple par l’auteur, est-elle équivalente à la violation du septième et de la loi tout entière ? Parce que le motif qui détourne l’un du meurtre, l’autre de l’intempérance, l’autre de l’adultère, sans le détourner de toutes ces transgressions à la fois, n’est pas d’essence morale, n’est pas la fidélité à la loi morale, puisque l’homme qui la respecte sur un point la viole sur l’autre, et que, s’il la respectait là où il l’observe, il la respecterait également là où il la viole. Ce motif d’abstention est donc tiré de sa nature, de son penchant, de son intérêt. L’observation purement légale et littérale d’un des commandements de la loi peut être un péché de plus, l’hypocrisie ajoutée à la rébellion. Ce peut n’être aussi que le résultat du conflit de deux passions, dont la plus forte, quoique la moins apparente, a fini par expulser sa rivale ; ainsi l’avarice expulsant l’intempérance (Luc 11.24-26).
Si tous les commandements sont atteints par l’offense faite à un seul, ce n’est pas que, selon nous, tous les péchés soient égaux, également offensants pour la loi morale ; ni non plus qu’il soit indifférent d’avoir plusieurs vices ou un seul ; mais le degré de culpabilité du sujet se mesure précisément à la gravité de l’offense portée au principe suprême et unique de la morale, que nous avons formulé comme la glorification de Dieu par la créature, et qui engendre et anime toutes les obligations morales particulières.
Le caractère d’unité de la loi, qui se traduit dès le début de l’existence morale par la solidarité de tous les préceptes et de tous les devoirs, s’affirme également au cours de cette existence morale dans le fait que toutes les obligations particulières et provisoires convergent vers un commandement unique, suprême et sommaire, dans lequel toutes sont successivement et jusqu’a complète extinction abolies et accomplies.
« L’amour interprétant la loi, a dit excellemment M. Godet, est comme un auteur interprétant son propre ouvrage, » et nous ajoutons : comme l’amour est le véritable inspirateur de la loi morale, c’est lui seul aussi qui donnera à toutes ses intentions, ses vœux et ses efforts pleine et entière satisfaction. Aussi le commandement de l’amour de Dieu, déjà contenu en termes explicites dans la révélation de l’Ancien Testament et jeté là en avant comme la prophétie et la promesse d’une alliance nouvelle et supérieure à l’ancienne (Deutéronome 6.5), est-il sanctionné par Jésus-Christ comme le plus grand de tous les commandements, celui auquel aboutissent de concert la loi et la prophétie (Matthieu 22.37). Ce commandement suprême, en effet, étant une fois connu et accompli, tous les commandements particuliers, accomplis en lui, sont devenus par là même superflus, tandis que, ce commandement étant sciemment et délibérément violé, tous les autres sont violés avec lui.
Saint Paul établit le même rapport entre le commandement de l’amour du prochain et toutes les autres obligations envers le prochain (Romains 13.9-10 ; 1 Corinthiens 13.3, 13 ; Galates 5.14 ; Colossiens 3.14, où l’ἀγάπη est appelé σύνδεσμος τῆς τελειότητος, l’amour étant présenté ici comme l’essence qui maintient en un seul corps toutes les parties de la perfection morale).
Que donc une règle morale inférieure à celle de l’amour, légitime jusqu’alors, soit tenue pour définitive, satisfaisant à l’idéal parfait du bien et à l’idée complète de la loi, la morale est aussitôt appauvrie et faussée ; et que le sujet oppose cette norme morale inférieure au commandement suprême de l’amour, une fois révélé à sa conscience, il commet, sous prétexte de conservatisme peut-être, un acte révolutionnaire.
Comme le formalisme, le légalisme et la casuistique s’appellent et s’engendrent l’un l’autre, et que le morcellement de la norme morale dans la pluralité des préceptes est à la fois la cause et l’effet de la matérialisation de l’idée morale, nous statuons en revanche l’étroite connexité des deux termes : unité et spiritualité de la loi morale. Celle-ci est à la fois la condition et le corollaire de celle-là. Ce n’est pas à dire que cette loi une, parce qu’elle est d’essence spirituelle, se désintéresse des manifestations extérieures de la vertu et du bien ; elle les réclame au contraire et les attend. Faites ces choses, disait Jésus aux Pharisiens, la justice, la miséricorde et la fidélité, sans négliger les autres, la dîme de la menthe, de l’anet et du cumin (Matthieu 23.23). La loi réclame et attend l’acte extérieur comme la manifestation et le produit du principe ; et l’acte extérieur, considéré à part de la disposition du cœur, non seulement n’est, au point de vue de la loi, d’aucune valeur morale, mais n’est pas même comme tel susceptible d’une appréciation morale. Les jeûnes, les aumônes et les prières sont-ils, considérés en eux-mêmes, moralement bons ? La question est mal posée (Matthieu 6.1-18).
La spiritualité dans l’unité de la loi en est donc un caractère si nécessaire qu’il en constitue l’essence même ; et supposer un seul instant qu’une obligation particulière de l’homme pourrait ne pas concourir à la fin unique de l’homme et à la réalisation suprême du bien, ou ne pas se rapporter avant tout à la disposition du cœur, statuer une dualité ou une pluralité des principes de la loi morale, serait en méconnaître l’autorité et en détruire l’efficacité.
Nous appelons L’universalité de la loi le caractère à raison duquel elle impose à tout homme et à toutes les activités humaines, conscientes et libres, l’obligation de réaliser une fois la fin suprême de la créature, qui est la glorification pleine et parfaite de Dieu par l’amour de la créature, sans qu’il soit loisible à aucun homme de s’y soustraire en tout ou en partie ; d’accepter une partie des exigences posées par la loi et de répudier les autres ; de réduire l’idéal de perfection présenté à tous à la mesure de ses goûts ou au niveau prétendu de ses forces.
Il est entendu par là que tout homme est tenu de chercher à connaître la fin normale de l’homme, et une fois connue, de s’efforcer de la réaliser sans déficit et sans relâche.
Il nous suffira pour le prouver de considérer la loi morale dans sa réalisation sommaire, et de montrer ensuite que, d’après l’Ecriture, ce commandement suprême de la loi est adressé à tous.
Or le commandement de l’amour de Dieu qui, comme nous l’avons montré tout à l’heure, est le sommaire de toute la loi, et appelle pour être accompli le concours de toutes les forces disponibles de l’homme : de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force, est déjà dans l’Ancien Testament même adressé à tout fidèle. Tu aimeras (Deutéronome 6.5 ; comp. Matthieu 22.37).
A diverses reprises, Jésus enseigne que le but de la carrière morale n’est ni plus ni moins que la perfection, et que ce but est assigné indistinctement à tous (Matthieu 5.48).
La parole adressée au jeune homme riche : Si tu veux être parfait, en réponse à la question : Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? prouve tout à la fois que la poursuite de la perfection est la condition indispensable de l’obtention de la vie éternelle, et qu’à l’inverse de l’interprétation catholique, cette condition est exigible du premier venu.
Et lorsque, à la veille de sa mort, Jésus transforme ce commandement ancien en celui de l’amour pour lui et pour les frères, et d’un amour qui doit aller jusqu’au sacrifice de la vie, il impose également sans distinction cette obligation nouvelle à tous ses disciples présents et à venir (Jean ch. 13 à 17, surtout Jean 13.34 ; 14.21).
Nous entendons par l’absoluité de la loi, le caractère en raison duquel elle affirme et maintient son droit idéal et absolu en face de l’anomalie des faits. Nous avons vu que la loi civile n’est point absolue, puisqu’elle-même fixe des termes au delà desquels elle renonce à produire ses effets. La loi morale ne connaît ni prescription, ni péremption ; elle plane, offensée, mais intacte, au-dessus du champ de lutte de la liberté humaine, des entreprises et des outrages des méchants, résolue toujours à dicter tôt ou tard ses conditions au vainqueur du moment ou au possesseur du succès apparent. A la différence de tous les usurpateurs, détenteurs chancelants du pouvoir, elle n’est pas tenue de réussir, ni de se poser avec éclat ; il lui suffit de devoir être, pour être et pour être tout, là même où l’on eût cru qu’elle n’était rien. Comme le terme qu’elle présente à nos efforts est placé à une distance infinie du point où nous sommes, sans se laisser jamais dompter par le nombre ou l’obstination des coupables, elle use de longanimité ; elle prolonge ses délais, et ce qui fut dit de Dieu même est vrai de la loi qui est la volonté de Dieu, supérieure en ceci à toute loi humaine : elle est patiente parce qu’elle est éternelle.
Cette patience toutefois ne saurait dégénérer en complicité. Il est évident que sous peine de se renoncer elle-même, la loi morale ne saurait demeurer à toujours invisible et idéale. La justice législative, privée de la sanction future de la justice rétributive, destituée de son caractère d’absoluité, prendrait rang parmi les accidents et les phénomènes de l’histoire de l’humanité. Il faut donc que le terme de la réalisation du droit dans le fait, pour ajourné qu’il soit, n’en reste pas moins assuré. L’absoluité de la loi, qui est restée jusqu’à aujourd’hui un objet de foi, se manifestera donc au terme de l’histoire par la crise du jugement et dans les deux effets visibles et opposés de la récompense et de la punition. L’absoluité de la loi morale signifie qu’après des siècles et des milliers d’années d’attente, le jour viendra où force sera pleinement rendue au droit dans chaque existence individuelle comme dans l’univers.
La loi morale remplit donc l’intervalle qui sépare le point de départ de l’agent libre de sa destination, et elle préside unique et souveraine à son développement moral tout entier. Elle y préside dans ce sens que jusqu’à la réalisation effective de la vocation morale de l’homme, elle demeure constamment au-dessus de lui et devant lui, comme l’étoile devant les Mages, le dirigeant, le jugeant, l’obligeant toujours, et que la réunion de l’idée et du fait ne sera accomplie qu’au terme final du développement moral.