Ce bannissement de Zinzendorf fait époque dans sa vie. Dorénavant et pour un temps assez long, Herrnhout ne sera plus le centre et l’objet essentiel de son activité. C’est maintenant que commence pour lui la vie missionnaire. Nous avons vu, et ses deux derniers voyages en sont la preuve, que le besoin de répandre au loin la connaissance du Seigneur le pressait de plus en plus : il y avait donc dans la circonstance extérieure qui l’éloignait de Herrnhout quelque chose qui correspondait parfaitement à sa disposition intérieure. Aussi se soumit-il sans trop de regret à l’ordre rigoureux du roi. Il y voyait distinctement un appel du Seigneur, une réponse peut-être à une prière réitérée. Quand Nitschmann le rencontra et lui fit lire le texte du rescrit qui le bannissait, le comte s’écria avec une singulière expression de joie : « De dix ans je n’aurais également pas pu retourner à Herrnhout pour m’y fixer ; car maintenant nous avons à rassembler la petite église des pèlerins et à prêcher le Sauveur à tout le monde. »
« C’est avec cet exil, dit Spangenberg, que commence réellement sa carrière de pèlerin, qui a duré tout le reste de sa vie. Il avait fait déjà bien des voyages pour le service du Seigneur, mais cet exil lui donna la livrée et les droits du pèlerin, et il acquit dans son cœur une certitude plus complète que c’était la volonté de Dieu qu’il travaillât à son service en tout lieu, partout où se présentait une occasion de le faire. »
Cette église ambulante, dont nous l’avons vu déjà entouré dans son voyage de Hollande, va maintenant se grouper autour de lui toujours plus nombreuse : c’est une famille dont Zinzendorf est le père ; l’amour fraternel qui en est le lien n’en exclut pas la liberté. Le comte se charge des frais généraux, des dépenses de ménage, et la comtesse, qui a en main l’administration, possède le rare talent de faire beaucoup avec peu. Ceux des pèlerins qui ont quelque chose à eux se procurent eux-mêmes leurs vêtements et les autres objets dont ils ont besoin ; à ceux qui n’ont rien, on aide tant bien qu’on peut. Si quelque frère ou quelque sœur se sent disposé à faire l’office de domestique, on accepte sans scrupule ses services, mais il ne reçoit point de gages. Les réunions d’édification ont lieu tous les jours ; on célèbre solennellement les dimanches et les jours de fête. Tel est le tableau que nous fait Spangenberg de la société errante dont Zinzendorf était le chef.
La situation financière du comte eût été de nature à lui inspirer quelque inquiétude, s’il eût été homme à s’inquiéter de choses pareilles. Depuis longtemps déjà, les dépenses extraordinaires qu’il avait dû faire à Herrnhout, soit en constructions, soit pour assister des malheureux de toute espèce, dépassaient ses revenus. Il avait dû contracter un emprunt et hypothéquer ses terres. Sa qualité d’exilé eût pu nuire aussi à son crédit, en déterminant ses créanciers à exiger le remboursement de leur capital ; mais heureusement la Providence y avait pourvu d’avance et sans qu’il y songeât : pendant qu’il était encore en Hollande, un riche négociant nommé Beuning, « un original, » dit-il, lui avait proposé de lui-même un nouveau prêt qui lui permit de rembourser ses créanciers primitifs.
Après que la commission d’enquête eut quitté Herrnhout, la famille du comte et sa suite allèrent le rejoindre à Lindheim, près de Francfort-sur-le-Main, chez le baron de Schrautenbach. On lui avait fait à Francfort diverses propositions d’établissement pour lui et les siens : il accepta celle du comte d’Ysembourg-Wæchtersbach, qui mettait à sa disposition le vieux château de la Ronnebourg. La Ronnebourg était une masure à peu près inhabitable, mais il y avait là une population extrêmement pauvre, parmi laquelle se trouvaient des juifs, des illuminés, des gens de toute sorte, dont Zinzendorf espérait gagner quelques-uns au Seigneur. Aussitôt arrivé, il s’occupa d’eux activement. Ces malheureux ne manquaient pas de secours spirituels seulement, mais étaient en partie réduits à la mendicité. Il commença donc par leur procurer, autant qu’il lui fut possible, du pain et des vêtements. On ouvrit des écoles pour les enfants et le comte fit de fréquentes prédications.
Ces soins divers furent acceptés avec reconnaissance par ceux qui en étaient l’objet, mais un certain nombre de personnes prirent ombrage de cette œuvre et s’efforcèrent de l’entraver : l’Évangile annoncé aux pauvres leur était en scandale, comme il l’était déjà pour plusieurs au temps de Jésusa. Mais Zinzendorf déclara hautement qu’il n’était point disposé à se laisser intimider par les menées de ses adversaires : « Si je suis venu à la Ronnebourg, » écrivait-il, « c’est précisément à cause des pauvres qui y demeurent ; je les recherche pour leur faire connaître Jésus et pour sauver leurs âmes. Qu’on vienne m’entraver dans ce travail (lorsque, certes, j’agis loyalement et sans faire de tort à personne), cela m’est, je l’avoue, insupportable ; et comme voilà plus de dix ans que partout je me suis toujours tiré des embarras que l’on m’a suscités, ici aussi je ne me laisserai pas arrêter, mais je risquerai tout pour pouvoir me livrer à ce qui est ma passion. J’aime le Sauveur, j’ai pitié des âmes ; on sait les sacrifices que j’ai déjà faits, mais ils ne sont rien encore, car je me risquerai tout entier, corps et biens. »
a – « L’Évangile est annoncé aux pauvres : heureux qui ne se scandalisera pas à cause de moi ! » (Matth.11.5-6)
Cependant, au bout de six semaines déjà, Zinzendorf dit adieu à la Ronnebourg. La comtesse y restait avec quelques membres de la caravane ; pour lui, il se rendit en Livonie, où l’appelaient des invitations pressantes. Plusieurs visites faites par les Frères dans ce pays-là depuis 1729 y avaient créé des relations avec Herrnhout. Le séjour qu’y fit Zinzendorf ne fut que d’un mois, mais produisit des effets bénis qui se sont perpétués jusqu’à nos jours. A Riga, à Revel surtout, ses prédications produisirent une profonde impression. « Ses sermons, » dit un pasteur de cette ville, « ses sermons, dans lesquels il parle de ce que Christ est pour nous, ont dû être salutaires aux mystiques, aux partisans de Dippel, ainsi qu’aux âmes timorées. Zinzendorf est un homme apostolique, comme Luther ou Franke. Toutes les préventions que j’avais contre lui ont disparu quand j’ai appris à le connaître. » — Et le peuple disait : « Si l’on prêchait toujours ainsi, il faudrait bien que tout le monde se convertît. » Sur le désir de quelques personnes pieuses de Revel, il organisa entre elles une société qui resta en relations avec Herrnhout. Il s’intéressa vivement aussi aux entreprises qui se faisaient alors pour traduire la Bible en esthonien et en lette.
L’épisode le plus intéressant et le plus important de ce voyage est sans contredit le passage de Zinzendorf à Berlin et son entrevue avec le roi de Prusse. De Memel, où il s’arrêta en revenant de Riga, il avait écrit à ce souverain, lui demandant de lui donner quelque emploi auprès des émigrés salzbourgeois, auxquels le roi venait d’accorder un asile dans ses États. Frédéric-Guillaume Ier était un prince d’un caractère tout positif, unissant un esprit juste et un sens droit à une piété sincère et à une rigoureuse orthodoxie. En religion, il n’aimait ni les exaltés, ni les esprits forts. Cependant ce qu’il entendait dire depuis longtemps du comte de Zinzendorf piquait sa curiosité, et quoiqu’il ne se le représentât guère que comme une sorte de fanatique, moitié ridicule, moitié dangereux, il y avait trop de données contradictoires dans les jugements qu’il entendait porter sur lui pour qu’il ne désirât pas apprendre à le connaître par lui-même.
A son arrivée à Berlin, le comte trouva donc une lettre autographe du roi l’invitant à se rendre auprès de lui : Jablonski l’attendait pour le conduire au château de Wusterhausen, où se trouvait alors la cour. Frédéric-Guillaume vit bientôt qu’il avait affaire à un homme très différent de celui qu’on lui avait dépeint ; il admira le bon sens parfait du comte, sa connaissance du monde, son indépendance d’esprit et de caractère et sa rare franchise. Il le retint trois jours auprès de lui. Le premier jour, à ce que nous rapporte Zinzendorf, le roi lui parla avec froideur, tout en l’interrogeant à fond ; le second jour, il s’entretint avec lui familièrement ; le troisième, il déclara en présence de la reine et de la cour que le portrait qu’on lui avait fait du comte était entièrement faux. « Le diable, s’écria-t-il, ne saurait mentir plus impudemment qu’on ne l’a fait en me parlant de Zinzendorf ! Ce n’est ni un hérétique, ni un brouillon. C’est un homme dont le seul crime est de se vouer au service de l’Évangile, quoique ayant le titre de comte et occupant un rang élevé dans la société. »
Voici ce que dit Zinzendorf en rapportant une de ses entrevues avec Frédéric-Guillaume : « Après un accueil bienveillant et quelques questions spéciales, auxquelles je répondis d’une manière qui parut la satisfaire, Sa Majesté me dit tout à coup : Mais, si telles sont vos opinions, pourquoi donc vous poursuit-on de la sorte ? — J’en sais plusieurs raisons, répondis-je, et Dieu en sait peut-être d’autres encore. La première, c’est mon genre de vie inusité, dans lequel il y a en apparence certaines contradictions. La seconde, c’est mon esprit critiqueb ; je m’y laissais fort aller quand j’étais jeune, et maintenant j’en sens le contre-coup ; car, bien que j’aie cessé depuis plusieurs années de soumettre les autres à mon inspection, ce sont eux maintenant qui s’occupent de moi plus qu’ils n’y seraient tenus. La troisième enfin, c’est la condescendance et l’amitié que j’ai pour chacun ; j’en ai pour des gens que l’on ne viendrait pas à bout de persuader avec les arguments et la manière de faire que l’on emploie ordinairement ; j’en ai pour des hommes qui sont dans l’erreur et qui, à cause de cela, sont traités, à mon avis, avec trop peu d’humanité par ceux qui possèdent ou prétendent posséder la vérité ; et ma condescendance pour ces gens-là sert de prétexte à mes adversaires pour me confondre avec eux. »
b – En français.
Zinzendorf profita des dispositions bienveillantes du roi pour l’entretenir des émigrés de Salzbourg, auxquels il portait grand intérêt. Il lui présenta même un projet relatif à la manière d’organiser leur colonie. « Ce projet », dit Varnhagen auquel on en doit la publication, « est un chef-d’œuvre en politique ; tout y est si bien pesé et si a exactement calculé, que l’homme d’État le plus expérimenté n’eût certainement pas fait mieux. »
Il ne fut pourtant pas donné suite à cette affaire, mais le roi assura Zinzendorf à plusieurs reprises de son affection et de son entière confiance, lui déclarant qu’il était disposé à lui rendre service toutes les fois qu’il le pourrait. L’occasion ne se fit pas attendre. Zinzendorf désirait qu’on soumît encore sa doctrine à l’examen d’une autorité ecclésiastique compétente ; il avait en vain demandé cette faveur au roi de Pologne. Le roi de Prusse la lui promit et l’engagea, en outre, sans même que Zinzendorf lui en eût parlé, à se faire conférer la dignité épiscopale, ce qui pouvait être d’un grand avantage pour l’église des Frères ; puis il écrivit en ces termes à Jablonski : « J’ai maintenant vu moi-même le comte de Zinzendorf ; je me suis entretenu avec lui et j’ai trouvé en lui un homme honorable et plein de raison, qui n’a en vue que de propager le vrai christianisme et la salutaire doctrine de la Parole de Dieu. Je veux donc que, lorsque vous le verrez à Berlin, vous examiniez avec lui les choses qu’il a à vous proposer, et que vous me fassiez votre rapport là-dessus. »
[On s’étonnera qu’après avoir reçu de l’Université de Tubingue un certificat d’orthodoxie luthérienne, Zinzendorf ait insisté si souvent pour faire examiner de nouveau sa doctrine. Mais les églises des divers États de l’Allemagne étant indépendantes les unes des autres, un certificat de ce genre n’avait de valeur que dans le pays même où il avait été délivré. Voilà pourquoi Zinzendorf, après avoir été examiné en Wurtemberg, avait voulu l’être à Stralsund (ville appartenant alors à la Suède) et désirait l’être aussi en Saxe et en Prusse. — Voyez le Manuscrit de Genève.]
En outre, le roi chargea deux autres ecclésiastiques luthériens de Berlin de soumettre à un soigneux examen l’orthodoxie et les opinions religieuses de Zinzendorf, conformément au désir qu’il en avait témoigné. Le comte remit aux mains de ses nouveaux juges tous les écrits, livres et pièces diverses qui pouvaient servir à l’instruction de l’affaire, et repartit, en attendant, pour la Ronnebourg, où il comptait retrouver sa famille.
Les rapports d’affection qui venaient de s’établir entre Frédéric-Guillaume et Zinzendorf n’en restèrent point là : le comte demeura en correspondance avec le roi jusqu’à la mort de celui-ci, en 1740.