Il y a deux scepticismes, le scepticisme expérimental et le scepticisme systématique. Le premier est le résultat de l’incertitude qui naît dans les esprits à la vue de l’infinie variété, discordance et mobilité des opinions humaines. Le second s’attaque à la puissance même de l’esprit humain, et le déclare incapable de connaître le fond des choses, la réalité en soi. L’un est le doute mis en pratique ; l’autre est le doute érigé en principe.
Dans un Essai sur le scepticisme, écrit en 1830, M. Jouffroy a traité avec un grand mépris le scepticisme expérimental et pratique « qui ne se fonde que sur les contradictions apparentes des jugements humains. Prouver, dit-il, qu’il y a contradiction, soit entre les résultats auxquels arrive chaque faculté de l’esprit prise à part, soit entre ceux auxquels aboutissent les diverses facultés, comme les sens et la raison ; établir qu’il y a la même contradiction, soit entre les opinions admises par différents hommes ou différentes nations, soit entre celles auxquelles l’humanité s’est arrêtée à différentes époques ; puis, conclure de là que l’intelligence humaine regarde tour à tour comme vraies des choses contradictoires, et que par conséquent il n’y a, pour elle, point de vérité : tel est tout le mécanisme de ce scepticisme de second ordre dans lequel se sont complus et se complaisent encore une foule de petits esprits. Il y a longtemps que ce scepticisme a été réfuté sur tous les points, et que l’unité de la vérité humaine, admise a priori, dans tous les temps, par les intelligences supérieures, a été démontrée. Ce scepticisme est un thème sur lequel on brodera longtemps encore ; il fait les délices des hommes d’esprit ; il ne mérite pas d’arrêter les philosophes. »
En revanche M. Jouffroy fait au scepticisme systématique, à celui qui déclare l’esprit humain incapable de connaître les choses mêmes, telles qu’elles sont réellement et en soi, une concession immense, car il le reconnaît rationnellement légitime : « Un acte de foi aveugle, mais irrésistible, tel est, dit-il, le fondement de toute croyance. En fait, il n’y a pas contradiction entre la foi et le scepticisme, car l’homme croit par instinct et doute par raison… Les sceptiques ne tombent pas dans une contradiction quand, dans la pratique de la vie, ils croient à leurs sens, à leur conscience, à leur mémoire, et agissent en conséquence ; ils obéissent à leur nature instinctive en croyant ainsi, et ils obéissent à leur nature rationnelle en professant que leurs croyances sont illégitimes. Par là, nous absolvons également l’humanité qui croit et les sceptiques qui doutent ; mais nous ne pouvons absoudre également les philosophes qui ont combattu le scepticisme en essayant de démontrer la légitimité rationnelle des croyances humaines. Qu’on dise que l’humanité croit, et les sceptiques comme l’humanité, c’est un fait incontestable ; qu’on ajoute que l’humanité croit avoir le droit de croire, c’est-à-dire admet que l’intelligence humaine voit les choses telles qu’elles sont, cela est vrai, et les sceptiques ne le nient pas ; mais que, prenant le scepticisme corps à corps, on prétende démontrer que l’intelligence humaine voit réellement les choses telles qu’elles sont, voilà ce que je ne comprends pas. Comment ne s’aperçoit-on pas que cette prétention n’est autre chose que celle de démontrer l’intelligence humaine par l’intelligence humaine, ce qui a été, ce qui est et ce qui sera éternellement impossible ? Nous croyons le scepticisme à jamais invincible, parce que nous regardons le scepticisme comme le dernier mot de la raison sur elle-mêmea.
a – Mélanges philosophiques, p. 238-240.
Je ne partage pas le dédain de M. Jouffroy pour le scepticisme expérimental et pratique : ce n’est pas, il est vrai, un système que les philosophes aient à réfuter, mais c’est un fait dont ils doivent tenir grand compte, car en nous montrant combien la science humaine est incomplète et l’erreur humaine fréquente, il nous met en garde contre la confiance présomptueuse dans nos propres idées et contre l’intolérance envers les idées d’autrui, deux des plus dangereuses maladies de l’intelligence et de la société humaines. ’ En même temps je repousse absolument l’adhésion de M. Jouffroy au scepticisme systématique et définitif quant à la réalité intrinsèque des choses : si c’était là, comme il le dit, « le dernier mot de la raison sur elle-même, » ce serait la négation ou pour mieux dire le suicide de la raison et de l’intelligence humaine.
Dans le discours qu’il à prononcé en 1813, en reprenant son cours à la Faculté des lettres, M. Royer-Collard a résumé, sur cette question fondamentale, sa propre pensée, très différente, et encore plus différente au fond qu’en apparence, de celle de M. Jouffroy. Tandis que M. Jouffroy croit le scepticisme systématique « à jamais invincible, » parce qu’il le regarde comme « le dernier mot de la raison sur elle-même, » M. Royer-Collard termine son discours par ces paroles : « On ne divise pas l’homme ; on ne fait pas au scepticisme sa part ; dès qu’il a pénétré dans l’entendement, il l’envahit tout entier. » Je voudrais confirmer cette conclusion de M. Royer-Collard en portant mes pas plus loin qu’il ne l’a fait dans la voie qui l’y a conduit.
« Le résultat le plus général, dit-il, que présente l’histoire de la philosophie moderne, celui qui la caractérise de la manière la plus frappante quand on la compare à la philosophie ancienne, c’est qu’elle est sceptique sur l’existence du monde extérieur, de ce monde auquel le genre humain croit depuis si longtemps, qui se révèle à nous en même temps que notre propre existence, et dans le sein duquel nous sommes forcés de nous apercevoir nous-mêmes comme des fragments de son immensité… Je ne viens point raisonner en faveur de l’opinion commune ; elle n’a besoin ni de preuves, ni de défenseurs ; elle est assez profondément enracinée dans notre nature la plus intime pour braver toutes les attaques. Ce n’est pas le monde qui a été mis en péril par les philosophes ; c’est plutôt l’honneur de la philosophie qui se décrédite un peu, et qui soulage le vulgaire d’une partie du respect qu’elle exige de lui quand elle enfante des paradoxes qui lui semblent marqués au coin de la folie. Il ne s’agit pas d’ailleurs de savoir si le monde physique existe réellement ; cette question se résoudrait dans une autre plus. générale qui serait de savoir si toutes nos facultés, dont l’autorité est indivisible, sont les organes de la vérité ou ceux du mensonge ; et là-dessus nous serons toujours réduits à prendre leur propre témoignage. La seule question qui appartienne à l’analyse philosophique, consiste à examiner s’il est certain que nos facultés nous attestent l’existence d’un monde extérieur, et si le genre humain croit à cette existence ; car, s’il y croit, cette croyance universelle est un fait dans notre constitution intellectuelle ; et que ce fait soit primitif ou déduit d’un fait antérieur, qu’il soit l’enseignement immédiat de la nature ou une acquisition du raisonnement, il doit se retrouver tout entier dans le tableau synthétique de la science. A-t-il disparu ? l’homme de la philosophie n’est pas celui de la nature ; la science est fausse, par conséquent l’analyse infidèle ; et l’on peut s’assurer que les philosophes ont inséré dans l’entendement quelque principe ou quelque fait qui ne s’y trouve point, ou qu’ils n’ont pas recueilli soigneusement tous ceux qui s’y trouvent. »
A la question ainsi posée M. Royer-Collard fait succéder une étude aussi exacte que profonde du fait psychologique de la perception du monde extérieur qui accompagne le fait de la sensation ; et cette étude aboutit à cette conclusion :
« La sensation n’a point d’objet ; elle est uniquement relative à l’être sentant ; quand elle n’est pas sentie, elle n’est pas. Mais la perception, qui affirme une existence extérieure, a deux termes, l’esprit qui perçoit et l’objet perçu, l’être pensant et l’être pensé. De même que la sensation, l’acte de la perception est relatif à l’esprit et le suppose ; l’objet ne suppose ni l’esprit ni sa perception. Il n’existe pas parce que nous le percevons ; mais nous le percevons parce qu’il existe et que nous sommes doués de la faculté de percevoir. Dans une ville inhabitée, il ne reste pas une sensation, pas une idée, pas un jugement ; les maisons restent, et même les rues, et avec elles la nature et toutes ses lois qui ne suspendent pas leur cours. — Il suffit à l’univers de la présence énergique de son auteur ; il n’a pas besoin de la nôtre ; il ne languirait pas faute de spectateurs ; il était ayant nous ; il sera encore après nous ; sa réalité est indépendante de nous et de nos pensées ; elle est absolue. L’autorité qui nous le persuade n’est pas inférieure à celle de la conscience ; c’est l’autorité des lois primitives de la pensée, et ces lois sont, pour l’esprit humain, les lois absolues de la vérité. Le même breuvage peut être senti doux et amer, parce que la sensation est relative à l’état variable de la sensibilité, celle-ci à l’organisation ; mais les lois de la pensée sont une mesure immuable. La connaissance, pour être imparfaite, n’est pas incertaine, et si elle admet des degrés, elle n’admet pas la contradiction. Quoique nos facultés bornées n’aperçoivent pas tout ce qui est dans les choses, ce qu’elles aperçoivent y est, en effet, tel qu’elles l’aperçoivent… Si l’on me demande de le prouver par le raisonnement, je demanderai à mon tour que l’on me prouve d’abord, par le raisonnement, que le raisonnement est plus convaincant que la perception, que l’on prouve au moins que la mémoire, sans laquelle on ne raisonne pas, est une faculté plus véridique que celles dont on rejette le témoignage.
La vie intellectuelle est une succession non interrompue, non pas seulement d’idées, mais de croyances explicites ou implicites. Les croyances de l’esprit sont les forces de l’âme et les mobiles de la volonté. Ce qui nous détermine à croire, nous l’appelons évidence… La raison ne rend pas compte de l’évidence ; l’y condamner, c’est l’anéantir, car elle-même a besoin d’une évidence qui lui soit propre. Si le raisonnement ne s’appuyait pas sur des principes antérieurs à la raison, l’analyse n’aurait point de fin ni la synthèse de commencement. Ce sont les lois fondamentales de la croyance qui constituent l’intelligence ; et comme elles découlent de la même source, elles ont la même autorité ; elles jugent au même titre ; il n’y a point d’appel du tribunal des unes à celui des autres. Qui se révolte contre une seule se révolte contre toutes et abdique toute sa nature. Y a-t-il des armes légitimes contre la perception externe ? Les mêmes armes se tourneront contre la conscience, la mémoire, la perception morale, la raison elle-même… Qu’en un seul point la nature de la connaissance, la nature, dis-je, et non le degré, soit subordonnée à nos moyens de connaître, c’en est fait de la certitude ; rien n’est vrai, rien n’est faux. Ce n’est pas assez dire ; tout est vrai et faux tout ensemble, puisque le vrai et le faux ne diffèrent plus du doux et de l’amer. Le néant lui-même est arraché à sa nullité absolue ; il entre dans le domaine du relatif ; il est quelque chose ou rien, selon, la conformation de l’œil du spectateur. L’utile est l’unique contemplation de l’entendement, l’unique législation du cœur. Législation capricieuse et impuissante, qui n’applique aux actions qu’une règle mobile, et qui n’en a point pour les intentions et les désirs. déclame point ; toutes ces conséquences ont été tirées des doctrines sceptiques avec une exactitude qui ne laisse rien à désirer ni à contester ; les exemples en sont connus. C’est donc un fait que la morale publique et privée, que l’ordre des sociétés et le bonheur des individus sont engagés dans les débats de la vraie et de la fausse philosophie sur la réalité de la connaissance. Quand les êtres sont en problème, quelle force reste-t-il aux liens qui les unissent ? On ne divise pas l’homme ; on ne fait pas au scepticisme sa part ; dès qu’il pénètre dans l’entendement, il l’envahit tout entierb. »
b – Fragments de M. Royer-Collard, dans les Œuvres de Reid, traduites par M. Jouffroy ; t. IV, p. 426-451.
Je ne retranche rien, je ne change rien à ces belles paroles qui expriment avec tant de force et d’éclat le bon sens humain. Je ne veux que les compléter en mettant en lumière, dans sa primitive et indestructible unité, le fait sur lequel elles se fondent.
« On ne divise pas l’homme, » dit M. Royer-Collard. C’est précisément là le danger que court la science philosophique, et auquel elle succombe trop souvent. Elle divise l’homme pour l’étudier ; et après son travail d’étude, quand elle veut en tirer la connaissance de l’homme, dans sa réalité complète et vivante, elle le méconnaît étrangement, faute de reconstruire l’unité qu’elle a brisée. Elle rapproche des membres épars, mais l’être lui-même a disparu ; et les philosophes ne savent alors comment résoudre les problèmes et sortir des doutes en face desquels ils se trouvent. Entier, vivant et simple, l’être humain se fût expliqué lui-même ; mutilé et mis en pièces, il tombe dans l’impuissance et les ténèbres.
Qu’est-ce que la sensation, la perception, le jugement, le raisonnement, la raison, la volonté, la conscience ? C’est l’être humain sentant, percevant, jugeant, raisonnant, voulant, assistant à ce qui se passe en lui. Il n’y a pas là une troupe d’acteurs jouant chacun son rôle dans un drame complexe ; il y a un être simple et vivant, acteur et spectateur unique dans le drame de sa propre vie.
Que fait cet être unique et simple quand il sent, perçoit, juge, raisonne, veut et regarde ce qui se passe en lui ? Il connaît en même temps lui-même et ce qui n’est pas lui. Sa propre existence et l’existence de ce qui n’est pas lui se révèlent à lui, dès le premier moment, dans ces faits et ces actes divers que la science philosophique distingue les uns des autres, et auxquels elle donne des noms particuliers, sensation, perception, jugement, raison, volonté, conscience. Le fait primitif et essentiel qui est au fond de tous ceux-là, c’est le fait même de la connaissance que l’être humain prend de lui-même et de ce qui n’est pas lui. Connaissance confuse d’abord et toujours incomplète, mais directe et certaine. Ce n’est ni par voie de déduction, ni comme une pure apparence, c’est par voie d’intuition immédiate et comme réalité positive que l’être humain connaît sa propre existence et celle de ce qui n’est pas lui. On ne voit pas, on ne caractérise pas ce fait exactement et tel qu’il est quand on dit que l’homme croit naturellement et inévitablement à sa propre existence et à celle du monde extérieur ; il y a là tout autre chose que de la croyance ; il y a la connaissance même de cette double réalité intérieure et extérieure qui s’appelle l’homme et le monde. Les philosophes méconnaissent et dénaturent ce fait lorsque, se payant de distinctions et d’argumentations verbales, ils condamnent l’esprit humain à ne pas sortir de lui-même, et lui refusent le droit d’affirmer, comme réel hors de lui et en soi, ce qu’en lui-même et pour lui-même il admet comme vrai. L’être humain peut se tromper et se trompe souvent dans telle ou telle affirmation spéciale sur les réalités extérieures ; il n’en a qu’une connaissance incomplète et sujette à erreur ; mais son affirmation générale et permanente sur leur existence est pleinement fondée et légitime ; il les connaît comme il se connaît lui-même, au même titre et par le même acte naturel. M. Royer-Collard exprime admirablement ce grand fait lorsqu’il dit : « L’univers n’existe pas parce que nous le percevons ; mais nous le percevons parce qu’il existe… Il n’a pas besoin de notre présence ; il ne languirait pas faute de spectateurs ; il était avant nous ; il sera encore après nous ; sa réalité est indépendante de nous et de nos pensées ; elle est absolue. »
Le scepticisme systématique n’est pas, comme le matérialisme et le panthéisme, une hypothèse inventée, sans succès, pour résoudre le grand problème de l’âme et du corps, du fini et de l’infini ; son erreur n’est pas moindre, mais elle est autre. Elle consiste à mal observer le fait primitif de l’esprit humain et à en méconnaître la nature et la portée. Ce fait n’est point, comme le dit M. Jouffroy, « une foi aveugle et irrésistible » désavouée par la science rationnelle ; c’est la connaissance première et naturelle qu’acquiert l’être humain dès qu’il entre en activité : connaissance confuse et incomplète, soit de lui-même, soit de ce qui n’est pas lui, mais connaissance directe et certaine de sa propre existence et de l’existence de ce qui n’est pas lui. « L’homme croit par instinct et doute par raison, ajoute M. Jouffroy ; les sceptiques obéissent à leur nature instinctive en croyant, comme la masse des hommes, à leurs sens, à leur conscience, à leur mémoire, et en agissant en conséquence ; et ils obéissent à leur nature rationnelle en professant que leurs croyances sont illégitimes. » Il y a là une étrange méconnaissance (je me permets ce terme incorrect) de la réalité des faits et de la valeur des mots : ce que M. Jouffroy appelle instinct, c’est l’intuition de la réalité intérieure et extérieure que l’être humain acquiert directement par l’exercice complet et indivisible de toutes ses facultés ; ce qu’il appelle raison, c’est le résultat du travail isolé de l’une des facultés de l’être humain qui s’oublie lui-même en se décomposant pour s’étudier. Le scepticisme n’est pas « le dernier mot de la raison sur elle-même ; » c’est le suicide de la raison par la négation, faussement scientifique, de l’évidence naturelle et du bon sens humain.