Cette fondation importante, racontée Actes ch. 18, avait eu lieu dans le cours du second voyage de mission de Paul, vers le printemps de l’an 52. L’apôtre arrivait à Corinthe seul et peut-être découragé de son insuccès relatif à Athènes. Corinthe était devenue la capitale de la province d’Achaïe, c’est-à-dire de toute la partie méridionale de la Grèce. Elle avait été rebâtie par Jules César en l’an 44 avant Jésus-Christ, environ un siècle après sa destruction par Mummius. Elle s’était rapidement relevée et comptait maintenant de six à sept cent mille habitants, comprenant, outre la population grecque qui y était rentrée, une forte colonie de citoyens, spécialement d’affranchis, romains, et une assez nombreuse communauté juive. On comptait dans cette population deux cent mille hommes libres et quatre à cinq cent mille esclaves. Cet immense et prompt accroissement, qui fait penser à celui de certaines villes modernes des États-Unis d’Amérique, était dû surtout à la situation privilégiée de cette ville sur l’isthme qui séparait les deux mers Egée et Ionienne, joignant le Péloponèse au continent. Par le port de Cenchrées, à l’est, elle communiquait avec l’Asie ; par celui de Léchæum, à l’ouest, avec l’Italie et l’Occident, ce qui occasionnait un immense transit. Elle était devenue en même temps l’un des sièges principaux de la culture grecque ; les salles de rhéteurs, les écoles de philosophie y abondaient ; l’industrie et les beaux-arts y fleurissaient. Mais la corruption des mœurs avait marché de pair avec cette prospérité temporelle. Au sommet de l’Acropole resplendissait le temple de Vénus, où étaient offerts à la population et aux étrangers tous les moyens de débauche. La population de la nouvelle Corinthe surpassait en corruption celle des autres villes de la Grèce, tellement que l’expression de vivre à la corinthienne (κορινθίαζειν) était le terme par lequel on désignait le genre de vie le plus dissolu, et que celles de banquet corinthien et de buveur corinthien étaient proverbiales.
Quand l’apôtre fit son entrée à Corinthe, il était un homme de quarante à cinquante ans. Il arrivait là en simple ouvrier. Pour l’œuvre qu’il entreprenait, celle d’apporter un sel régénérateur au milieu de cette masse de corruption, il ne pouvait compter que sur deux ressources : le sentiment de dégoût que devait faire éprouver à cette société plongée dans le vice l’état de misère dans lequel elle croupissait et, d’autre part, la puissance inhérente à la parole de la croix, dont il avait fait lui-même la vivante expérience. Le point d’appui qu’il trouvait dans les prophéties et dans la révélation de l’Ancien Testament, lorsqu’il s’adressait aux Juifs, lui manquait dans ce milieu essentiellement païen, et quant à l’éloquence de la parole et aux artifices ingénieux de la sagesse, qui faisaient la force des rhéteurs et des philosophes grecs, ces moyens-là n’étaient pas à son usage ; ils lui paraissaient incompatibles avec la nature même de la cause dont il désirait le triomphe. On comprend le sentiment avec lequel il commençait cette tâche et qu’il a décrit, lui-même 1 Corinthiens 2.1-5.
Avant tout, il devait pourvoir à son entretien. Il chercha parmi ses compatriotes un maître d’état exerçant son propre métier, et il le trouva, grâce à une mesure récente de l’empereur Claude, qui venait de bannir les Juifs de Rome. Un fabricant de tentes, nommé Aquilas, israélite originaire du Pont en Asie-Mineure, avait dû, pour cette raison, abandonner son établissement à Rome et venait d’arriver à Corinthe. Paul s’engagea chez lui ; il l’amena à la connaissance de Christ, ainsi que sa femme Priscille, et cette relation fut d’une très grande importance pour toute la suite de son ministère.
Hilgenfeld a prétendu qu’Aquilas et sa femme étaient déjà chrétiens avant d’arriver à Corinthe. Cette opinion, destinée à favoriser la thèse de l’existence d’une église primitivement judéo-chrétienne à Rome, n’est point conforme au texte des Actes ; car Luc désigne Aquilas comme un certain Juif (18.2), et non comme un disciple, ainsi qu’il l’eût fait certainement s’il eût déjà été chrétien.
Luc raconte ensuite les premières prédications de l’apôtre, aux jours de sabbat, dans la synagogue, prédications par lesquelles il gagna un certain nombre de Juifs et de Grecs. Par ces derniers, il faut évidemment entendre les prosélytes païens qui fréquentaient le culte synagogal. Mais il semble que ce commencement de mission n’eut encore rien de bien puissant ni de bien agressif, et ce ne fut qu’à l’arrivée de Silas et de Timothée, que Paul, fortifié en son esprit, se mit à témoigner avec une pleine énergie de la messianité de Jésus (Actes 18.5). Alors aussi éclata une opposition tellement violente que Paul se vit forcé par les blasphèmes des adversaires d’abandonner la synagogue. Il se retira avec les croyants dans la maison d’un certain Titius Justus, prosélyte grec, dont la maison était contiguë à la synagogue. Il m’est impossible de comprendre ce qu’Heinrici et Weizsæcker peuvent trouver de contradictoire entre ce récit des Actes et le témoignage de Paul lui-même dans sa lettre. D’après l’apôtre, disent-ils, l’église était essentiellement composée de païens. Mais cela empêche-t-il que Paul n’ait commencé, comme partout, par prêcher dans la synagogue, quoique sans obtenir beaucoup plus de succès auprès des Juifs de Corinthe qu’auprès de ceux de Thessalonique ou de ceux d’Athènes (Actes 17.17) ? — Le cercle de personnes dans lequel nous introduit la 1re aux Corinthiens (Crispus, Gaïus, Stéphanas, Achaïque, Fortunatus, 1.14,16 et 16.17) est, dit-on, tout différent de celui que nous font connaître les Actes (Justus, Crispus, Sosthènes, 18.7,8,17). Mais de ces trois personnages nommés dans les Actes, deux se retrouvent dans l’épître, Crispus et Sosthènes. N’est-ce pas assez quand il s’agit de mentions purement accidentelles, comme celles qui se rencontrent dans une lettre ? On voit clairement, par la première épître écrite à cette église, qu’il y avait dans son sein, au milieu de la multitude de païens amenés à l’Évangile, un noyau de croyants d’origine juive (1.12,24 ; 3.22 ; 7.18 ; 9.20,22 ; 10.1 ; 12.13). La seconde épître ne s’explique que dans cette supposition ; et cela suffit pleinement pour justifier le récit de Luc. On remarquera aussi l’accord profond entre la manière dont Paul décrit le sentiment d’abattement et de timidité qui caractérisa les premiers temps de son séjour à Corinthe (2.1-5) et ce que fait comprendre le récit de Luc d’une sorte de faiblesse dont fut marqué le commencement de son travail dans cette ville, jusqu’au moment où il fut fortifié par la présence de ses deux compagnons d’œuvre. Un petit détail montre encore l’harmonie du récit des Actes avec la lettre de Paul. Luc parle du chef de la synagogue, Crispus, qui donna l’exemple de la foi au Christ, avec toute sa maison. Or, parmi les Corinthiens en petit nombre, qui avaient été baptisés de sa propre main, Paul nomme en premier lieu un Crispus ; et cette circonstance s’explique par le fait qu’avant l’arrivée de ses deux collaborateurs, Paul avait accompli la fonction de baptiser qui n’était pas proprement la sienne (1 Corinthiens 1.17) et qu’il leur abandonna plus tard. Si l’on tient compte de la différence entre histoire et biographie, il est impossible de se représenter une harmonie plus complète que celle qui existe entre le récit de Luc et les déclarations accidentelles de l’apôtre dans sa lettrea.
a – Je ne saurais concevoir un jugement plus faux et plus injuste que cette assertion de Weizsæcker (Ap. Zeitalter, p. 269) : « Le tableau général tracé par les Actes est de tout point l’opposé de celui qui ressort de la 1re aux Corinthiens. »
Ce qui montre combien l’apôtre avait besoin d’encouragement à ce moment, c’est la vision qui, d’après le récit des Actes, lui fut alors accordée et dans laquelle le Seigneur lui dit : « Ne crains point, parle, » et lui promit la formation d’un grand peuple dans cette ville.
Au bout des dix-huit mois de travail qui suivirent, eut lieu la comparution de Paul devant le proconsul Gallion, provoquée par l’hostilité des Juifs. La conduite de ce gouverneur en cette occasion est parfaitement conforme à la haute impartialité de la justice romaine et au caractère bien connu de cet homme excellent, frère du philosophe Sénèque. Quant à la conduite de la multitude (lors même qu’il faut, sans doute, retrancher du texte le mot : les Grecs, c’est bien des païens qu’il s’agitb), elle s’explique facilement par la tenue ferme de Gallion, tenue qui avait encouragé l’irritation du peuple contre les juifs, toujours assez mal vus de la population païenne (v. 12-17).
b – Quelques-uns lisent plus faussement encore : les Juifs.
Après cet épisode, le séjour de Paul à Corinthe se prolongea quelque temps encore jusqu’au moment où, s’embarquant à Cenchrées avec Aquilas et Priscille, il partit pour Éphèse. Tout le séjour à Corinthe doit avoir duré deux ans (v. 18 et 19) ; nous pensons : du printemps de l’an 52 au printemps de l’an 54.