La preuve cosmologique est sans doute aussi ancienne que l’esprit humain ; ce qui ne veut pas dire qu’elle soit plus juste pour cela. Elle se tire de l’observation des causes contingentes qui sont dans la nature et qui me contraignent à remonter à un principe suprême et unique, cause de soi-même et de tous les êtres. Voici comment Kant la définit : « La preuve cosmologique, appelée par Leibnitz a contingentia mundi, repose sur l’application métaphysique du principe de causalité : que tout contingent a sa cause, laquelle, si elle est contingente elle-même, doit avoir également une cause, jusqu’au point où la série des causes subordonnées les unes aux autres s’achève dans une cause absolument nécessaire, sans laquelle elle ne serait pas complèted. »
d – Kritik der reinen Vernunft, édit. Reclam, p. 470 et suiv.
Kant signale tout d’abord une fraude cachée dans l’argument cosmologique. Cette fraude, c’est de commencer par paraître et par prétendre s’appuyer sur l’expérience (qualités concrètes des causes sensibles, expérimentales), quitte ensuite à congédier l’expérience pour recourir de nouveau à la méthode dialectique, lorsqu’il s’agit de donner un contenu réel et concret à la cause première ; lorsqu’il s’agit de joindre, par dessus toute expérience, des qualités déterminées et vivantes (telle que la personnalité, par exemple) à l’idée abstraite d’une causalité absolue. En d’autres termes, l’argument prouve une cause première, mais il ne prouve pas que cette cause soit Dieu. Quant au fond, toujours d’après le même philosophe, la preuve cosmologique vient se heurter contre les deux objections suivantes : 1° Le principe fondamental consistant à conclure que ce qui est contingent a une cause, est sans doute vrai dans le monde sensible (confirmé par l’expérience) et peut y avoir son application. Mais au delà du monde sensible, le principe de causalité est de nulle valeur et ne signifie plus rien.
[Frommel, pour sa part, n’admettait pas cette objection. Voir sa critique du kantisme, Études de théologie moderne, p. 76 et suiv., en particulier p. 87-90. — D’ailleurs, la pensée de Kant lui-même ne doit pas être présentée d’une manière trop massive, comme si les catégories étaient à ses yeux les lois de l’apparence, mais non celles de la réalité. « Ce qu’il nous refusait, dit très bien Secrétan (Civilisation et croyance, 3e édit., p. 203), ce n’est pas le droit, c’est la faculté de les employer dans un sens absolu ; parce que, suivant lui, nous ne savons le faire qu’en les compliquant d’un rapport de temps, et que le temps, forme générale de notre sensibilité, appartient exclusivement au monde de l’expérience, créé par nos représentations. Au reste, Kant lui-même a passé vingt fois la barrière indéfendable qu’il avait posée. » (Éd.)e]
e – Note des éditeurs de l’édition de 1910 (Foyer solidariste)
2° La conclusion tirée de ce qu’il est impossible qu’il existe une série indéfinie de causes se succédant à l’infini, et que par conséquent il faut qu’il y ait à toutes ces causes une cause première, cette conclusion, qui n’est pas même justifiée dans le champ de l’expérience (où la cause première ne se constate jamais), est encore bien moins justifiée dans un domaine (le domaine transcendantal) où l’application du principe de causalité cesse même d’être légitime.
Nous allons reprendre ces critiques, faites au point de vue de la philosophie kantienne, sous une forme plus concrète et plus générale. Tout bien compté, et quel que soit le risque des dilemmes absolus, nous croyons pouvoir opposer à la preuve cosmologique le dilemme suivant : ou bien je conclurai à une causalité première des êtres particuliers, transcendante à ces êtres eux-mêmes et revêtue des attributs personnels, mais alors je ne saurai établir dialectiquement l’unité de cette causalité transcendante personnelle, c’est-à-dire l’unité de Dieu (qui sans doute est nécessaire à sa divinité) ; — ou bien j’établirai dialectiquement l’unité de la cause première, mais sans pouvoir établir sa transcendance personnelle (qui sans doute est également nécessaire à la divinité). D’une part, je ne saurai exclure logiquement (nécessairement) ni le dualisme, ni le polythéisme ; de l’autre, je ne saurai sortir logiquement du panthéisme. La preuve ne donnera Dieu ni dans l’une, ni dans l’autre alternative.
I) Si la cause première du monde est conçue comme transcendante, la dialectique n’en peut établir l’unité.
Deux considérations expérimentales (je dis expérimentales, car la preuve cosmologique prétend prendre son point de départ dans l’expérience) s’opposent à l’unité d’une cause transcendante. — Si d’abord je considère les phénomènes en eux-mêmes, j’observe que la série des existences contingentes ne se présente pas comme une chaîne continue de causes et d’effets ; elle se décompose, au contraire, en séries particulières et en chaînes parallèles. Les règnes de la nature sont, sans doute, chacun pour son compte, en état de connexion causale ; mais expérimentalement la connexion causale ne s’étend pas de l’un à l’autre. Ils sont irréductibles l’un à l’autre pour l’expérience, et ne peuvent être envisagés comme dérivant l’un de l’autre que par une hypothèse qui dépasse absolument les données de l’expérience. Nous en avons vu un exemple frappant dans le hiatus qui subsiste entre le mouvement et la pensée, entre la physiologie et la psychologie. Il en est de même entre le monde organique et le monde inorganique. — Si je considère ensuite la nature et le caractère des forces qui semblent se disputer le monde, qui tour à tour s’y neutralisent ou s’y redoublent ; si, entre autres, la lutte pour l’existence que je constate dans l’humanité comme dans la nature, a, comme on l’affirme, son origine dans la nature elle-même et se polarise en quelque sorte dans les deux principes de la production et de la destruction, dans un principe de vie et dans un principe de mort, qui sont perpétuellement aux prises et dont l’incessant conflit se résout dans le plus instable des équilibres ; ai-je le droit (si d’ailleurs je m’en tiens aux purs éléments de l’expérience et de la logique), ai-je le droit et le moyen d’assigner à l’un de ces principes une souveraineté absolue sur l’autre ou sur les autres ?
Pour ces deux raisons, je dis que la dialectique, s’appliquant à l’ensemble des données qui lui sont fournies par l’observation de la nature, est impuissante à ramener et à rapporter avec évidence et nécessité tous les effets ou phénomènes, à une cause unique, si cette cause d’ailleurs doit être conçue comme transcendante au monde. Ni le polythéisme, ni le dualisme ne sont écartés d’une manière évidente et nécessaire. L’unité de Dieu n’est pas nécessairement donnée ; ni par conséquent Dieu lui-même.
II) Si la cause première du monde est conçue comme unique, la dialectique n’en peut établir la transcendance.
Supposons néanmoins que par un effort suprême de dialectique, nous ayons atteint cette unité ; supposons que la pensée pure ait réussi à statuer, à l’origine des effets multiples, contraires et contingents, une cause unique, commune et nécessaire de tous ces effets, elle n’y sera parvenue qu’aux dépens de sa transcendance et en tombant dans le panthéisme. Elle n’aura pu le faire qu’en cherchant le principe premier du monde, soit dans une substance universelle, apparaissant et se prolongeant dans les êtres particuliers, qui ne représentent plus que ses accidents et ses modes (Spinoza), soit dans le devenir lui-même, c’est-à-dire dans l’évolution indéfinie de ces êtres et de ces faits particuliers (Hegel). L’histoire de la philosophie intellectualiste est instructive sous ce rapport et fournit une contre-épreuve significative à nos affirmations.
Et ce qui sera plus impossible encore à l’argument cosmologique que d’établir la transcendance de la cause ou du principe premier du monde, ce sera d’effectuer le passage de la perfection ontologique de l’Être absolu, à sa perfection morale. Car nous demandons aux partisans de la preuve cosmologique où ils ont pris que le fait d’exister par soi-même implique rationnellement les qualités de l’amour, de la sainteté et de la justice ? — Donc, ni le panthéisme n’est dialectiquement exclu, ni la transcendance personnelle, ni la moralité personnelle de la cause première ne sont nécessairement impliquées. Dieu n’est pas donné.
Aussi le nombre est-il considérable de penseurs, et même de spiritualistes avérés — mais de spiritualistes au sens intellectuel du mot (identifiant esprit et pensée), — qui sont absolument réfractaires à l’idée de création, et par conséquent à son corollaire : l’existence d’un Dieu personnel transcendant. Ils la déclarent inintelligible en soi. « La science, écrivait Vacherotf, résiste absolument à toute intervention surnaturelle de la cause finale dans le cours régulier des phénomènes de la nature, intervention qui aurait pour effet de le changer brusquement. L’esprit scientifique ne répugne guère moins à l’idée d’une création consistant à faire sortir l’être du néant [par l’intervention personnelle d’une cause première]. Pour la science, en effet, habituée à ne croire qu’à ce qu’elle voit, observe, expérimente, le plus inintelligible des mystères, c’est la création ex nihilo. Il faut reconnaître du reste que la philosophie ne l’a jamais acceptée que comme une de ces explications absolument incompréhensibles qui tranchent les difficultés sans les résoudre. L’ancienne métaphysique répugnait à cette hypothèse tout autant que la science moderne, et l’on peut dire que la raison spéculative ne s’en arrange guère mieux que l’expérience. »
f – La philosophie des causes finales (Revue des Deux-Mondes, 1876, p. 49).
Or pourquoi l’ancienne métaphysique et la science moderne répugnent-elles toutes deux à l’hypothèse d’une création, et, par conséquent, d’un Dieu personnel ? Serait-ce parce qu’elles répugnent à l’application du principe de causalité qui est le nerf de la preuve cosmologique ? Au contraire. C’est précisément parce qu’elles en font usage ; mais parce qu’elles en font un usage exclusif et rigoureux.
III) La dialectique ne peut affirmer une cause première sans abandonner le principe de causalité et se contredire elle-même.
C’est ici, à notre sens, qu’est la critique décisive de la preuve cosmologique : elle emploie le principe de causalité, mais arbitrairement. Elle l’emploie tant qu’il lui convient de l’employer ; puis elle le rejette lorsqu’il lui convient de le rejeter, en violation de toute méthode et sans raison dialectique suffisante. Dialectiquement, le principe de causalité pose une série indéfinie, un nombre illimité de causes. Aucune ne saurait être dite cause première, ou cause dernière, sans démenti au principe ; car toute cause doit avoir sa cause, et cette cause à son tour doit en avoir une autre, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. On n’arrête la série des causes que par une infidélité au principe ; on ne statue donc de cause première qu’en contredisant à la méthode même qui a permis d’atteindre cette cause. Or c’est précisément ce que fait la preuve cosmologique. Elle repose tout entière sur l’application d’un principe qu’elle est ensuite obligée de repousser. C’est dire qu’elle se fonde à la fois sur l’affirmation et la négation de son principe. La contradiction est trop grossière pour ne pas infirmer totalement la valeur de la preuve.
Remarque. — Je voudrais faire observer ici combien cette contradiction même confirme ce que nous avaient déjà laissé entrevoir l’anthropologie intellectualiste et l’analyse du doute cartésien : savoir le rôle de la volonté dans la pensée. Si la pensée était tout l’être, jamais l’homme (constitué par le je pense donc je suis) n’aurait même songé à statuer une cause première, bien moins encore lui aurait-il donné le nom de Dieu. Cela est trop étranger, trop contraire aux besoins et à l’exercice de la pensée. Il aurait statué simplement une série indéfinie de causes dont aucune n’aurait pu être dite transcendante par rapport aux autres, parce qu’aucune n’aurait été cause première ; il aurait donc abouti à ce que nous disions tout à l’heure : au panthéisme. Si l’homme s’est servi de l’argument cosmologique pour affirmer une cause première, c’est parce qu’il est autre chose que pensée pure. C’est sa volonté qui est intervenue à un certain moment dans le mécanisme de sa pensée, qui lui a fait arrêter à un certain point l’enchaînement indéfini des causes, et lui a fait choisir arbitrairement une d’entre elles pour la qualifier de première, refusant non moins arbitrairement de supposer à celle-ci aucune cause dont elle dépendrait. L’homme a décrété la cause première parce qu’il l’a bien voulu ; et cet acte de volonté n’a triomphé des lois de sa pensée que parce que la volonté en l’homme est, en effet, supérieure à la pensée.
Ceci me paraît de toute importance, soit au point de vue général d’une théorie de la connaissance (rôle de la volonté dans la connaissance humaine), soit au point de vue particulier (anthropologique) qui nous préoccupe (place de la volonté dans l’être humain). A la question : qu’est-ce que l’homme ? nous sommes déjà en mesure de répondre : l’homme est volonté, et sa pensée s’exerce sous le contrôle de sa volonté. — Mais on peut aller plus loin encore. On est en droit de se demander pourquoi la volonté humaine avait besoin d’une cause suprême. Comment se fait-il qu’une telle intervention de la volonté dans les lois de la pensée (intervention arbitraire et gratuite au point de vue dialectique) ne semble point arbitraire et gratuite ? D’où vient qu’elle paraisse à l’homme si justifiée, qu’il la tienne même — qu’il l’ait longtemps tenue, qu’il ait constamment la tentation de la tenir — pour nécessaire ? Et après avoir satisfait enfin au besoin qu’il avait (besoin de volonté, remarquez-le, et non besoin de pensée) de décréter une cause première, à quoi peut bien répondre le second besoin qu’il manifeste aussitôt de la déifier ? Pourquoi a-t-il commis ce nouvel arbitraire de glisser immédiatement dans la cause première tous les éléments personnels et moraux qui la lui font adorer ? Car enfin, entre la cause première et le Dieu qu’on adore, il y a un abîme.
A cette double question : pourquoi la volonté humaine contredit-elle une première fois aux lois de la pensée humaine pour statuer une cause première ? pourquoi la volonté humaine contredit-elle une seconde fois aux lois de la pensée humaine pour déifier la cause première ? — à cette double question, nous ne sommes pas encore à même de répondre. Aucune philosophie, aucune théorie, aucun système, à notre connaissance, n’y a répondu jusqu’à ce jour. Il faudra pourtant que nous y répondions, car c’est la question des questions. Et il faudra que nous y répondions dans les termes mêmes où la question se pose, c’est-à-dire (j’y insiste, car cela est infiniment considérable) en faisant appel, non pas à la sensation, non pas à la raison, — que nous venons de mettre hors de cause, et qui, nous venons de nous en assurer, sont incompétentes à résoudre le problème, — mais à la seule volonté. Il faudra que nous trouvions dans la volonté, dans la seule volonté, l’explication de ce mystère. Ge n’est pas la sensation et ce n’est pas l’intelligence qui sont religieuses en l’homme, qui sont en lui les organes de la religion. Si l’homme était réduit à l’activité de ces deux seules facultés, il ne serait pas religieux, ni ne pourrait le devenir jamais. C’est par la volonté que l’homme est religieux ; la volonté est en lui le seul organe de la religion. Et si sa pensée devient religieuse, si sa sensation même le peut devenir, ce n’est point par elles-mêmes, mais parce qu’elles sont et pour autant qu’elles sont au service de sa volonté. — Comment se fait-il que la volonté de l’homme soit religieuse ? Et pourquoi l’est-elle seule ? Encore une fois, c’est ce dont nous aurons à rendre compte plus tard. Si l’on peut se rendre compte pourquoi la volonté est religieuse, et qu’elle est légitimée à l’être, on aura compris la force et la faiblesse de l’argument cosmologique ; sa faiblesse au point de vue intellectualiste pur ; sa force au point de vue volitionniste. On aura compris pourquoi, prises en elles-mêmes, les preuves dialectiques ne prouvent rien, et pourquoi et comment elles peuvent devenir probantes.
Nous opposons donc à la preuve cosmologique la même fin de non recevoir absolue que nous opposions à la preuve ontologique. Dans l’argument ontologique c’était la pure pensée conduite par la dialectique pure qui prétendait saisir l’être dans l’idée, passer de l’idée de la perfection à la réalité de la perfection, c’est-à-dire à Dieu ; dans la preuve cosmologique la sensation (l’expérience sensible) venait en aide à l’idée pure, et, fournissant un point de départ concret à l’exercice du principe de causalité, prétendait conduire la pensée jusqu’à Dieu comme à la cause première, transcendante et personnelle. Ni l’une ni l’autre de ces deux tentatives n’ont abouti, et l’intellectualisme, même en se faisant aider par la sensation, retombe misérablement sur lui-même, reste irrémédiablement vide, nu, et stérile de toute connaissance et de toute certitude. — Reste une troisième preuve ou un troisième argument.