Méditations sur la Genèse

XXXIV
Isaac et ses Fils

Genèse 25.1-26 (Romains 9.10-13)

I

Abraham était mort ; la promesse et l’espérance du Messie appartenaient désormais à Isaac. C’est ce que les apparences ne semblaient pas confirmer. Douze fils étaient nés à Ismaël, et ils étaient des « princes parmi leurs peuples ; Ismaël fonde un empire terrestre ; un vaste pays, l’Arabie, est assigné à ses descendants. Isaac habite encore sous ses tentes, comme étranger, en Canaan ; vingt années s’écoulent après son mariage sans qu’il ait d’héritier. Aux yeux des hommes, Ismaël doit paraître béni, Isaac délaissé de Dieu. Et cependant, devant Dieu, c’est lui qui est béni ; car il a ce que le monde ne connaît ni n’apprécie : la promesse de Dieu et la foi à sa Parole. Il s’attache à la promesse qu’il a donnée à Abraham ; il persévère à l’adorer et à espérer en lui. Comme Abraham, il doit attendre longtemps, et, comme lui, il est patient. De pareilles épreuves sont douloureuses à supporter ; mais la foi s’y purifie, comme l’or au creuset. Sans cette purification, nul ne peut avoir part à la gloire à venir.

Le chemin de la foi a été difficile pour les justes de ces temps-là ; comment pourrions-nous en réclamer un plus facile ? C’est précisément quand le Seigneur fait son œuvre et nous conduit dans ses voies, que nous devons nous attendre à être éprouvés. Lorsqu’à une épreuve en succède une autre, sans nous laisser de répit, n’en soyons pas surpris. Parfois les serviteurs de Dieu pensent que leur travail a réussi et qu’ils vont pouvoir en savourer les fruits ; et voilà qu’arrivent justement de nouvelles peines et de nouveaux soucis ! S’il n’en était pas ainsi, nous ne serions pas les successeurs des saints. Dieu nous donne de suivre l’exemple des justes qui nous ont précédés, et de partager un jour leur joie dans le ciel ! Ces justes, est-ce Ismaël avec ses douze princes, lui « dont la main était contre tous, et celle de tous contre lui ? » Non ; c’est le pacifique et patient Isaac, qui s’attend à Dieu et habite « dans le désert, près du puits du Vivant qui me voit. » Nous aussi habitons au désert ; car pour qui aspire aux biens éternels, le monde et son train, c’est le désert ; ses plaisirs ne restaurent pas notre âme immortelle. Mais pour nous aussi jaillit une source qui désaltère, « le puits du Vivant qui nous voit. » Nous connaissons le Dieu vivant, qui nous voit, qui nous entend, qui nous répond. Il ne délaisse ni n’oublie ceux qui se tiennent à lui. Dieu manifesté en Christ est notre Berger ; nous n’aurons point de disette. Obéissons seulement à sa voix, marchons sous son regard, et cherchons notre force en lui ! Sans cette foi au Dieu vivant, nous péririons en route et nous mourrions dans le désert. Mais la foi nous ouvre une source où nous pouvons puiser sans cesse et qui ne tarira jamais.

II

Rébecca est enfin exaucée. Mais il se produit une circonstance qui l’effraie et où elle ne peut voir qu’un présage funeste : « Les enfants se heurtaient dans son sein. » Personne ne pouvait la consoler et la tranquilliser. « Elle s’en alla consulter l’Eternel. » Elle chercha le secours auprès de Celui qui seul pouvait le lui donner, peut-être par l’intermédiaire d’Isaac, qui remplissait les fonctions de sacrificateur ; elle s’approcha de Dieu d’une manière qui lui fut agréable, et il lui répondit. Cette réponse (v. 23) renferme un mystère qui nous est expliqué par saint Paul (Romains 9.10-13) : « Avant que les enfants fussent nés et qu’ils eussent fait ni bien ni mal, afin que le dessein de Dieu, lequel procède par choix, subsistât, non en vertu des œuvres, mais par la volonté de Celui qui appelle, il fut dit à Rébecca que l’aîné serait assujetti au plus jeune, selon qu’il est écrit : « J’ai aimé Jacob, « et j’ai haï Esaü » (Malachie 1.2-3).

On aurait pu croire que les deux frères jumeaux avaient les mêmes droits, ou que, s’il y avait un privilège, ce serait en faveur de l’aîné. Tout autre est la sentence divine. Selon la nature et selon les apparences humaines, c’est Esaü qui est l’héritier. Mais ici ne doit prévaloir ni le mérite des œuvres, ni l’avantage de la chair. Dieu va adresser un appel dont sa seule grâce, sa volonté, son libre choix, doivent souverainement décider ; l’œuvre de l’homme n’y sera pour rien ; la miséricorde de Dieu seule sera glorifiée ; la force et l’orgueil humains seront réduits à néant. Toute l’histoire des descendants de Jacob et d’Esaü — car la parole de Malachie s’applique aux deux peuples, Israël et Edom — est la démonstration de cette puissance illimitée du très Haut. De siècle en siècle il accorde à Israël une grâce imméritée ; cette grâce, il ne l’accorde pas aux descendants d’Esaü ; pour eux, pas de promesse messianique ; parmi eux, Dieu n’établit ni sa loi, ni la vraie religion : il ne leur envoie pas ses prophètes. Tout cela, il l’a fait pour Israël, non qu’il en fût digne ou qu’il l’eut mérité, mais par libre grâce. Il lui a voué un amour gratuit, qu’il n’a pas témoigné à Edom ; Edom a été moins aimé ! Voilà ce que signifie ce mot : « J’ai haï Esaü. » Le sens en est analogue à celui de la parole de Jésus : « Celui qui vient à moi et qui ne hait pas père et mère, et même sa propre vie, ne peut être mon disciple » (Luc 14.26). Que nous reste-t-il donc à faire, sinon de nous incliner devant les décrets irrévocables du Tout-Puissant, de renoncer à toute gloire propre, pour n’attendre notre salut que de sa miséricorde, et de donner gloire à sa seule grâce pour tout le bien qui est peut-être en nous !

L’apôtre nous découvre autre chose encore, comme le sens caché de cette histoire. Esaü et Jacob, les deux frères inégaux dans le sein d’une même mère, — Esaü, le plus fort, en lutte avec Jacob, le plus faible, qui cependant finit par remporter la victoire et par garder la promesse, — ce sont deux peuples réunis dans un même corps. Il ressort de tout le chapitre 9 de l’épître aux Romains que Paul applique ce type à l’Israël incrédule et à l’Israël croyant, à l’Israël selon la chair et à l’Israël selon l’Esprit, au peuple juif, puissant et persécuteur, et à l’Eglise, petite, faible et persécutée, tels qu’ils s’opposaient l’un à l’autre au temps de l’apôtre. L’Eglise, aux premiers temps de son existence, appartenait encore à la communauté juive ; elle n’avait pas rompu extérieurement avec la Synagogue ; les Juifs et les disciples de Jésus invoquaient ensemble, dans le même temple, le Dieu de leurs pères : les deux frères étaient encore réunis dans le sein d’une même mère. Le troupeau méprisé des justes qui ont accueilli Jésus, c’est Jacob ; la masse des Juifs incrédules, Anne, Caïphe et leurs adhérents, c’est Esaü. Ces derniers croient que la promesse et le règne leur appartiennent. Ils se trompent. Jacob a été choisi, et « le plus grand sera assujetti au plus petit. » L’héritage céleste sera ôté à l’aîné, à l’Israël charnel, et transmis au plus jeune, aux peuples chrétiens.

III

Le sens du récit n’est pas épuisé ; il trouve son application encore de nos jours. Que voyons-nous ? Israël est mis de côté ; mais l’Eglise, cette mère unique, porte en elle deux peuples, en lutte l’un avec l’autre, l’un charnel, l’autre spirituel. Dans son sein se renouvelle l’opposition entre Esaü et Jacob. Cela ne devrait pas être, cela est attristant, mais cela est. Ainsi se réalisent les antiques et mystérieux types de l’Ecriture. La lutte, avec ses amertumes, durera aussi longtemps que l’économie chrétienne. Le combat ne finira, et les souffrances qu’il engendre ne cesseront, que lorsque le Seigneur viendra et assignera l’héritage céleste à ceux qui forment sa postérité spirituelle.

Esaü a donc reparu dans l’Eglise toutes les fois que des sentiments terrestres y ont prédominé. Quand elle fait de la chair son bras et qu’elle veut dominer ici-bas, briller, jouir, user de violence et de persécutions, c’est l’esprit d’Edom qui se révèle en elle. Voir la chair régner dans l’Eglise sans pouvoir empêcher ce mal, c’est là la plus grande souffrance de ceux qui réalisent le type de Jacob, de l’homme spirituel.

Esaü et Jacob sont dans le même sein ; nul ne peut les séparer, et il n’est pas possible d’éviter la lutte entre eux. Cette lutte existe dans toute communauté chrétienne ; chaque chrétien doit la soutenir dans son propre cœur. C’est la lutte dont parle Jacques (Jacques 4.5). Le monde hait ce qui est divin ; la chair est ennemie de Dieu, et cette inimitié habite aussi dans notre chair. Quand ce sens charnel, qui devrait être pour toujours mort et éteint en nous, reprend vie, c’est une souffrance pour l’Esprit qui habite en nous. Il lutte, il aspire à la victoire, il soupire après la glorieuse liberté des enfants de Dieu ; hors de là, point de repos : il faut que le sens charnel soit vaincu.

L’Esprit et la chair combattent dans le sein de l’Eglise. « Ils se contrecarrent » (Galates 5.17), et il n’y a ni réconciliation, ni accord possible entre eux. Rébecca eut de l’angoisse, lorsqu’elle sentit cette lutte au-dedans d’elle ; sa vie était en danger. On peut se demander aussi : Qu’adviendra-t-il de l’Eglise, qui porte dans son sein de telles divisions ? — Dieu la protégera ; il conduira tout à bonne fin. Ce qui est de la chair, doit finalement succomber ; ce qui est né de l’Esprit, doit remporter la victoire.

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