La trêve entre augustiniens et semi-pélagiens dura tout au plus quarante ans. Un incident vint ranimer les discussions. En 452 environ, Fauste, ancien abbé de Lérins, avait été fait évêque de Riez. C’était un esprit souple et cultivé, un homme de mœurs austères, un évêque zélé et de grande réputation, mais qui avait conservé de Lérins sur la grâce les sentiments qui y dominaient. Un de ses prêtres, nommé Lucidus, étant tombé dans le prédestinatianisme, c’est-à-dire dans cette erreur qui considère les hommes comme voués dès le principe au ciel ou à l’enfer, et conduits invinciblement à l’un ou à l’autre terme, quoi qu’ils fassent, Fauste s’efforça d’abord de le ramener à une plus saine doctrine ; puis, voyant ses exhortations inutiles, il le menaça, s’il ne se rétractait, de le faire condamner par un concile d’Arles qui allait incessamment se tenir — en 473 probablement. Sa lettre contenait six anathématismes auxquels Lucidus devait souscrire : 1° Anathème à qui nie le péché originel et la nécessité de la grâce pour le salut. 2° Anathème à qui prétend que le baptisé, s’il tombe dans le désordre, périt en Adam et par le péché originel (comme si celui-ci ne lui avait pas été remis). 3° « Anathema illi qui per Dei praescientiam in mortem deprimi hominem dixerit. » 4° « Anathema illi qui dixerit illum qui periit non accepisse ut salvus esse posset, id est de baptizato vel de illius aetatis pagano qui credere potuit et noluit. » 5° « Anathema illi qui dixerit quod vas contumeliae non possit assurgere ut sit vas in honorem. » 6° « Anathema illi qui dixerit quod Christus non pro omnibus mortuus sit nec omnes homines salvos esse velit. »
Lucidus finit par se soumettre, et écrivit probablement au concile de Lyon qui se tint peu après celui d’Arles — vers 474 — une lettre dans laquelle il accepte les décisions du concile d’Arles (iuxta praedicandi recentia statuta concilii), et développe son adhésion en énumérant un certain nombre d’erreurs qu’il condamne. Cette énumération renchérit un peu sur celle de Fauste.
[A propos de Lucidus, on s’est demandé s’il avait réellement existé, au ve siècle, une secte un peu importante de prédestinatiens. Ce qui a pu faire prendre le change sur cette question est le témoignage du Praedestinatus, qui prétend nous donner, au livre II, la teneur d’un ouvrage de la secte circulant sous le nom de saint Augustin, et poussant à l’extrême ses vues sur la prédestination. Mais la question est de savoir si cet ouvrage est un traité prédestination authentique ou un pamphlet ingénieux, œuvre de quelque pélagien dissimulé.]
Jusqu’ici tout était bien, et les augustiniens eux-mêmes ne pouvaient qu’applaudir à ce qui venait de se passer. Mais on ne s’en tint pas là. Fauste fut chargé de présenter en un corps de doctrine ce qui avait été décidé à propos du prédestinatianisme à Arles et à Lyon. Il se mit au travail, et écrivit le traité De gratia libri duo l’ouvrage qui devait rallumer la querelle. Les idées de Fauste ont été diversement appréciées, quelques critiques ne voyant dans ses formules semi-pélagiennes que des exagérations de parole contre le prédestinatianisme ; d’autres y trouvant la doctrine semi-pélagienne parfaitement caractérisée et même rapprochée du pélagianisme rigoureux. Quoi qu’il en soit de ce dernier jugement, le semi-pélagianisme de Fauste ne paraît pas douteux. Fauste, sans doute, déclare repousser absolument l’erreur de Pélage ; il dit qu’il faut attribuer « primas partes soli gratiae « ; cette grâce est le principe de la bonne volonté et du commencement des bonnes œuvres : « Nihil hic, ut opinor, redolet praesumptionis, cura et hoc ipsum incessabiliter asseram quod Deo ipsam debeam voluntatem, praesertim cum in omnibus eius motibus ad opus gratiae referam vel inchoationis initia vel consummationis extrema ». Néanmoins, l’évêque de Riez semble bien accorder à la volonté libre — dont il maintient énergiquement l’existence et l’action — la capacité de désirer, de souhaiter, d’appeler la grâce dont elle a besoin pour se relever, vouloir efficacement et faire le bien : « Hominis formator et rector bonae voluntatis homini deputavit usum, sibi reservavit effectum ». « In centurione Cornelio, quia praecessit voluntas gratiam, ideo praevenit et gratia regenerationem ». « Clamat voluntas, quia sola per se elevari nescit infirmitas. Ita Dominus invitât volentem, adtrahit desiderantem, erigit adnitentem ». En ce dernier endroit, Fauste même paraît aller plus loin, et réduire toutes les grâces à n’être que des grâces extérieures : « Quid est autem adtrahere nisi praedicare, nisi Scripturarum consolationibus excitare, increpationibus deterrere, desideranda proponere, intentare metuenda, iudicium comminari, praemium polliceri ? »
A tous la grâce est offerte, et à tous, même à ceux dont Dieu a prévu la désobéissance, elle donne « velle et posse » ; mais elle ne force personne : « Placere Domino Deo suo et potuit nolle qui voluit, et potuit velle qui noluit ». Dieu n’impose donc pas aux hommes leur sort final, et dès lors rien n’est plus facile à résoudre que le problème de la prédestination. Autre chose en effet est la prédestination, et autre chose la prescience. Celle-ci voit simplement ou prévoit ce qui sera ; celle-là décrète et fait que ceci ou cela sera. Or Dieu prévoit simplement ce que nous serons par notre volonté libre, et d’avance, mais en conséquence de cette prescience, nous couronne ou nous condamne ; mais il ne nous prédestine pas au ciel ou à l’enfer indépendamment de cette prescience : « Quid de nobis praescire ac praeordinare debeat Deus, quantum pertinet ad futurum, in profectu hominis defectuque consistit ». Fauste ne veut pas que l’on parle de prédestination même dans le cas des saints Innocents : le diable les a fait tuer et, à cette occasion, Dieu les a couronnés. Quant à savoir pourquoi certains enfants meurent après avoir reçu le baptême, d’autres sans l’avoir reçu, c’est là un problème obscur, insoluble, et l’on n’y doit chercher aucune lumière pour éclairer des questions pour lesquelles nous avons des données positives de solution, comme celle du libre arbitre.
L’écrit de Fauste ne fit pas scandale d’abord, et pendant toute la fin du ve et les premières années du vie siècle, les provençaux continuèrent de soutenir en paix leurs opinions. Elles transparaissent notamment dans le De scriptoribus ecclesiasticis (38, 61, 84, 85) et le De ecclesiasticis dogmatibus (21, 56) de Gennade de Marseille. Mais le livre de Fauste fut apporté à Constantinople, et tomba entre les mains de ces moines scythes dont il a été question à propos des controverses christologiques. Sa doctrine les choqua. Dans la De Christo professio qu’ils adressèrent aux légats d’Hormisdas à leur arrivée en 419, ils déclarèrent que, depuis le péché originel, le libre arbitre ne peut désirer que « carnalia sive saecularia », et se trouve impuissant à penser et vouloir, sans l’infusion du Saint-Esprit, quoi que ce soit se rapportant à la vie éternelle. En même temps, et pour se renseigner sur l’autorité de Fauste, ils s’adressèrent à l’évêque africain Possessor exilé à Constantinople. Celui-ci s’adressa à son tour à Hormisdas. La réponse du pape est du 13 août 520. Elle dit de Fauste : « Neque illum recipi, neque quemquam, quos in auctoritate Patrum non recipit examen catholicae fidei, aut ecclesiasticae disciplinae ambiguitatem posse gignere, aut religiosis praeiudicium comparare. » Quant aux questions de la grâce et du libre arbitre, ce qu’enseigne l’Église « licet in variis libris beati Augustini, et maxime ad Hilarium et Prosperum possit cognosci, tamen in scriniis ecclesiasticis expressa capitula continentur ». Ainsi le pape déclarait Fauste non reçu — sans défendre pourtant la lecture de son livre, — et renvoyait, pour connaître la doctrine de l’Église sur la grâce, à saint Augustin en général et surtout aux deux traités De praedestinatione sanctorum et De dono perseverantiae, mais plus sûrement encore aux décisions ecclésiastiques, c’est-à-dire vraisemblablement aux auctoritates réunies à la suite de la lettre xxi de Célestin.
Cette solution un peu imprécise ne satisfit pas les moines scythes. Dans sa réplique à la lettre d’Hormisdas, leur archimandrite, Jean Maxence, le blâma de permettre la lecture d’un auteur dont il ne reconnaissait pas d’ailleurs l’autorité et, par une comparaison de la doctrine de Fauste avec celle de saint Augustin, s’efforça de prouver que le premier était hérétique et pélagien. La critique était pénétrante et vivement conduite.
Mais déjà la polémique s’était étendue d’un autre côté. On a vu plus haut que les délégués des moines scythes à Rome, mécontents du retard d’Hormisdas à approuver leurs formules christologiques, s’étaient adressés aux évêques africains réfugiés en Sardaigne, parmi lesquels se trouvait saint Fulgence. Leur consultation ne portait pas seulement sur le sujet de l’incarnation : ils exposaient aussi, telle qu’ils la comprenaient, la question de la grâce. Ils y professaient notamment la perte de la liberté chrétienne par le péché d’origine, l’impossibilité, sans la grâce, « cogitare, velle, seu desiderare divina » et de croire, l’impénétrabilité de la conduite de Dieu dans la distribution des grâces et dans l’économie du salut de chaque homme, bref tout l’augustinisme. L’écrit se terminait par un anathème contre Pélage, Celestius, Julien d’Éclane et les livres de Fauste « quos contra praedestinationis sententiam scriptos esse non dubium est ». Il était signé des moines Pierre, Jean et Léonce, et du lecteur Jean.
Les évêques consultés répondirent par la plume de saint Fulgence. C’est l’Epistula xvii, plus connue sous le titre de Liber de incarnatione et gratia Domini nostri Iesu Christi. Peu après, mais avant de revenir en Afrique (ce qui eut lieu en 523), saint Fulgence écrivit encore les trois livres Ad Monimumc, dont le premier traite de la prédestination à la gloire et au châtiment ; puis, sur la demande des moines scythes, les sept livres (perdus) Contra Faustum. De retour en Afrique, l’infatigable athlète ne se reposa pas. Il donna le De veritate praedestinationis et gratiae Dei, et enfin, au nom d’un synode de douze évêques dont les moines scythes voulaient connaître l’opinion, l’Epistula xv, adressée nommément à Jean et à Venerius, et qui a passé dans plusieurs collections de conciles.
c – Ce Monime inclinait au prédestinatianisme et avait consulté saint Fulgence.
Il est aisé, au moyen de ces documents, de se faire une idée de la doctrine que saint Fulgence et les évêques africains opposaient à celle de Fauste. Cette doctrine est l’augustinisme strict, plus nettement encore exprimé que dans saint Augustin, et sans les tempéraments que saint Prosper avait essayé d’y apporter. Pour ne pas trop me répéter, je n’en signalerai ici que les points capitaux : le péché originel, « peccati parentalis macula », transmis par la concupiscence de la générationd ; la massa damnata, et l’universelle réprobation qui en résulte ; l’incapacité du libre arbitre, toujours subsistant cependant, de se porter au bien même purement moral ; l’impossibilité de plaire à Dieu sans la foi théologique, et le caractère délictueux de toutes les œuvres des infidèles ; la nécessité de la grâce prévenante, coopérante, subséquente, pour le début, le progrès, l’achèvement de la bonne œuvre et du salut ; le tout premier commencement de la bonne volonté, le désir, la recherche du bien, l’initium fidei, le « velle credere », à plus forte raison l’amour de Dieu requérant absolument l’action divine prévenante ; la gratuité absolue de la grâce dont tous sont indignes, et qui est donnée par pure miséricorde, selon le bon plaisir de Dieu ; Dieu opérant en nous le vouloir et le faire, encore que nous restions libres sous la touche divine, et que nous devions y coopérer ; la grâce par conséquent efficace par elle-même, et la science de Dieu indépendante de nos volontés et libres déterminations ; la félicité éternelle, don suprême qui couronne les dons de Dieu ici-bas, tandis que la damnation est la juste rétribution de nos fautes.
d – Pas plus que saint Augustin, saint Fulgence ne tranche la question de l’origine de l’âme et ne se prononce pour le créatianisme ou le traducianisme.
C’est dans le sens augustinien strict aussi que saint Fulgence traite de la prédestination. Cette prédestination est absolue : Dieu, pour prédestiner les uns et laisser les autres dans la massa damnata, n’a pas considéré leurs œuvres futures : « Ab illa igitur massa damnata nemo futurorum praescientia operum discernitur, sed miserantis figuli ope atque opere segregatur… Propterea vasa misericordiae… gratuitae iustificationis munere secernuntur. » Et sans doute, Dieu, en prédestinant les élus à la gloire, les a prédestinés aussi à des mérites dont cette gloire serait la récompense, et par conséquent à une gloire qu’ils devraient conquérir ; mais cette gloire n’en a pas moins été décrétée d’abord ante praevisa merita. L’ordre est le suivant : « Gratis [Deus] et vocat praedestinatos, et iustificat vocatos, et glorificat iustificatos. » En conséquence, la réprobation négative — c’est-à-dire l’absence du choix pour le ciel — est aussi ante praevisa demerita. Il y a un nombre fixé d’avance et immuable de prédestinés : aucun prédestiné ne saurait se perdre. Mais pour décréter la réprobation positive, c’est-à-dire l’infliction des peines qui accompagnent la privation de la vue de Dieu, Dieu considère les fautes commises par le réprouvé, fautes qui, d’ailleurs, sont en dehors du plan de sa Providence : « Praedestinavit illos ad supplicium quos a se praescivit voluntatis malae vitio discessuros… Praescivit enim hominum voluntates bonas et malas, praedestinavit autem non malas sed solas bonas. » Dieu ne pousse personne au péché.
Et pour souligner son sentiment sur le caractère absolu de la prédestination, Fulgence, en bon africain moins timide que Prosper devant les formules tranchantes, déclare nettement que Dieu ne veut pas sauver tous les hommes. La question est longuement traitée dans le De veritate praedestinationis, iii, 14-23. La volonté de Dieu est toute-puissante ; elle s’accomplit toujours ; et donc, si tous ne sont pas sauvés en effet, c’est que Dieu ne le veut pas (14). Et la preuve qu’il ne le veut pas, c’est qu’il ne donne pas à tous la grâce de la vocation à la foi et de la charité. Dans l’Évangile il est dit que Jésus-Christ parlait à quelques-uns en paraboles, « ut verba sua vellet audiri, nec vellet intellegi » (15). « Et utique quibus suam denegat agnitionem denegat et salutem. In hoc enim homines salvi fiunt in quo ad agnitionem veritatis perveniunt… Quomodo ergo erat voluntas Dei in iis salvandis quibus abscondebatur ipsa cognitio veritatis ? » (16). « Quid est enim nolle mysterium suae cognitionis ostendere nisi salvare. Non ergo omnes homines vult salvos fieri » (18). Non, il est faux que la grâce — soit efficace, soit suffisante, saint Fulgence parle absolument — soit offerte et donnée à tous : « Non ergo putemus gratiam Dei omnibus hominibus dari. Non enim omnium est fides, et quidem caritatem Dei non recipiunt ut salvi fiant ». « De gratia vero non digne sentit quisquis eam putat omnibus hominibus dari, cum non solum non omnium sit fides, sed adhuc nonnullae gentes inveniantur ad quas fidei praedicatio non pervenit… Non itaque gratia omnibus datur. »
Mais alors, comment expliquer l’omnes homines vult salvos fieri de 1Timothée.2.4 ? L’auteur en présente les mêmes interprétations que saint Augustin. Le mot omnes doit s’entendre d’un certain nombre, ou désigne tous ceux qui sont effectivement sauvés, ou marque que les prédestinés sont pris « ex omni gente, conditione, aetate, lingua, ex omni provincia », ou que tous ceux qui sont sauvés ne le sont que par la volonté de Dieu. La conclusion est ferme : Dieu ne veut pas sauver tous les hommes.
Et ce qui est vrai des hommes en général l’est en particulier des enfants. Sans doute, si certains enfants meurent sans baptême, ce n’est pas toujours que la grâce leur ait manqué ; une grâce qui leur a été donnée dans leurs parents, et à laquelle ceux-ci n’ont pas correspondu ; mais il est vrai aussi que quelquefois l’empressement et la bonne volonté des parents se sont trouvés inutiles, parce que Dieu ne les a pas secondés : « Nonne hic et pia parentum voluntas atque cursus ex Deo fuit, sed ideo non profuit, quia ut parvulus baptizaretur ex Deo non fuit ? » Ces enfants, saint Fulgence, comme saint Augustin, les condamne « gehennali incendio », « igni aeterno », « interminabilibus ignis aeterni poenis ».