L’homme a dû être créé dans un état normal. — Traditions, etc. — L’existence du penchant au mal attribuable à quelque détérioration interne. — Réponse aux objections : — Les dispositions de l’âme ne sont pas immuables comme les lois de la nature. — L’épreuve implique la possibilité du mal. — La conversion éclaire la chute, etc.
L’attestation biblique est ici la seule preuve réelle ; mais les données historiques et psychologiques ne doivent pas être négligées.
La raison porte à croire, sans pouvoir cependant le démontrer, que l’homme fut créé dans son état normal, c’est-à-dire capable, comme tous les êtres qui l’entourent, de remplir sa loi et sa destination. Cela semble résulter de la sagesse de Dieu, qui proportionne toujours les moyens à la fin ; et aussi de sa bonté, la loi du bonheur étant indissolublement liée à celle du devoir. Il faut donc qu’il se soit opéré chez l’homme quelque détérioration, puisqu’il se trouve en dehors de l’ordre divin. — Cela semble résulter encore des contrastes que présente la nature humaine et où l’on croit voir des indices d’une harmonie primitive qui s’est brisée (désordre des mobiles moraux ; leur lutte, etc.). — Cela semble résulter enfin de ces antiques traditions relatives à un premier état d’innocence et de félicité dont l’homme ne tarda pas à déchoir. La question de la chute touche à celle de la condition primitive de l’homme. L’hypothèse païenne qui le fait partir de l’état sauvage, et qui a dominé le xviiie siècle, est aujourd’hui de plus en plus abandonnée. Nous sommes d’ailleurs forcément conduits par la conscience à chercher dans l’homme l’origine du penchant au mal, pour ne pas l’imputer à Dieu ; à la rattacher à quelque grande déviation morale, car elle ne peut se trouver dans des causes extérieures, et à la faire remonter jusqu’au chef de notre race, puisque toujours et partout la viciosité s’est montrée avec des caractères identiques.
Si ces considérations ne prouvent pas le péché originel, elles servent à montrer du moins que le dogme chrétien, tout en s’appuyant essentiellement sur la foi, va s’appuyer aussi sur bien des données rationnelles et historiques. Elles font plus ; elles mènent à reconnaître que ce dogme, qui au premier abord heurte si vivement l’esprit et le cœur, fournit en fait le seul moyen de concilier notre condition actuelle avec l’ordre divin que tout proclame en nous et autour de nous. De ce mystère, qui étonne et scandalise si fort la conscience et la raison, sort la seule lumière qui leur explique ce qui est ; sans cesse la science s’en éloigne, et sans cesse elle y revient. « L’évidence des faits, dit M. Secrétanc, effacerait de nos cœurs cette croyance de la raison (la croyance à la bonté de Dieu), si l’idée de la chute ne nous offrait un refuge contre le blasphème. Triste refuge, et pourtant le seul qui nous reste ouvert. A priori, nous ne pouvons concevoir que la bonté de Dieu. Au regard de la réalité, nous ne pouvons la sauver que par la chute. » Pascal avait déjà dit : « Sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses retours et ses plis dans cet abîme : de sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. »
c – Phil. de la liberté. T. II, p. 104.
Les principales objections dirigées contre la doctrine qui place dans le premier péché la cause ou la source de la corruption humaine, se puisent dans l’impossibilité ou l’injustice prétendues d’une telle dérivation. Mais ces objections portent contre tous les systèmes qui reconnaissent le penchant au mal, la viciosité innée, aussi bien que contre le système biblique de la chute. Ce penchant existe, et il se transmet de génération en génération ; voilà le fait que la philosophie morale constate comme l’Ecriture sainte. Est-il plus impossible ou plus injuste que le premier homme ait communiqué à ses enfants cette’ inclination anormale, après l’avoir contractée lui-même, qu’il ne le serait s’il l’avait reçue primitivement ? La seconde hypothèse n’est-elle pas au contraire celle qui répugne le plus à la raison et au sens moral ? La conscience immédiate ne dit-elle pas avec la Bible, qu’originairement tout était très bon ? J’ajouterai, — et ceci est d’une haute importance théologique, –que le dogme de la chute, malgré les mystères qu’il contient, met hors de cause la sainteté divine. Il est là pour montrer que le péché ne vient pas de Dieu, tandis que les autres doctrines font plus ou moins Dieu auteur du mal, puisqu’elles supposent que c’est lui qui a mis dans l’homme en le créant, la disposition au péché, le péché radical.
Cela est vrai, en particulier, des écoles modernes. Je ne parle pas des théories panthéistiques, où le mal vient nécessairement de Dieu comme tout le reste, mais où l’on n’en fait aussi qu’une apparence. Je veux parler des théories rationalistes, d’accord en cela avec le dogme catholique et choyées de bien des manières par le haut supranaturalisme protestant. D’après ces théories, le penchant au mal existe dans l’homme à côté de la conscience ; il a fait partie de son être dès le commencement ; il appartient aux pura naturalia. Qu’il ait son principe dans le corps ou dans l’âme, peu importe ici, c’est toujours Dieu qui l’a donné. Eh bien, je n’hésite pas à dire qu’au jugement des instincts généraux de l’humanité, cette théologie chrétienne est, sous ce rapport, au-dessous de la philosophie Pythagoricienne, qui rapportait le mal moral à quelque souillure antérieure à notre existence actuelle ; de la philosophie Platonicienne et gnostique, qui l’expliquait par les propriétés éternelles de la matière ; et même du dualisme oriental, qui en accusait un Dieu méchant, qu’il créait tout exprès pour ne pas attribuer le désordre et la souffrance au Dieu saint et bon. Il y a dans l’âme humaine un sentiment de la pureté divine plus fort que toutes les spéculations de la science, et contre lequel viendront se briser tous les systèmes qui le blessent. L’homme se jettera dans l’absurde, s’il le faut, plutôt que de renoncer à ce sentiment ou à ce principe qui tient au fond même de son être. Sur ce point, comme sur une foule d’autres, les théories métaphysiques les plus spécieuses échoueront éternellement devant les données invincibles de la conscience religieuse et morale. Et l’une de ces données, qui s’est constamment fait jour par quelque côté à travers les ténèbres et les erreurs, c’est que le Dieu qu’elle annonce est à la fois le Saint et le Bon.
On a souvent cru renverser le dogme chrétien en demandant comment nos premiers parents ont pu pécher, s’il n’y avait pas déjà en eux quelque mauvais principe qui donnât prise et force à la tentation ?
Cette question, nous ne sommes nullement tenus de la résoudre. Quand il s’agit de faits, ce que nous avons à constater, c’est leur réalité, ce n’est pas leur nature ou leur origine ; le comment et le pourquoi des choses nous échappent la plupart du temps (gland et chêne, etc.). Que la science recherche le διοτι (cur, quomodo), rien de mieux ; mais qu’en attendant, le οτι (guid) reste pleinement reconnu quand il est établi par des preuves valables. Que ce dernier, seul certain au fond, ne dépende pas du premier, qui est toujours plus ou moins hypothétique ; que le fait ne devienne pas solidaire de la théorie. Efforcez-vous de comprendre après avoir cru, vous le pouvez ; mais n’exigez pas de comprendre pour croire, ni dans le domaine de la foi et de la religion, ni dans celui de l’observation et de l’histoire. Ne l’exigez pas surtout pour un acte absolument anormal, essentiellement arbitraire, puisqu’il est une déviation ; lui chercher une nécessité logique, le faire dépendre d’une condition ou d’un principe quelconque, de quelque chose d’antérieur qui le contienne en quelque sorte, ainsi que l’exigerait l’explication demandée, c’est en changer la nature pour en concevoir l’origine, c’est vouloir que, de souverainement irrationnel, il devienne rationnel. S’il avait en lui-même sa raison d’existence, il ne serait plus ce qu’il est, c’est-à-dire ce qui ne doit pas être. Le fait de la déchéance est positivement attesté dans l’Ecriture, pour ne rien dire des données traditionnelles et rationnelles, sur lesquelles il va s’appuyer aussi. Dès lors, nous devons l’admettre par la foi ; et il n’y a pas lieu de s’étonner des obscurités qui l’enveloppent. Notre état actuel a des profondeurs que nous ne saurions sonder (quel est l’homme qui se connaisse et puisse s’expliquer pleinement à lui-même ?), à plus forte raison doit-il y en avoir dans ses rapports avec un état qui n’existe plus et dont nous ne nous formons que des notions aussi incertaines qu’incomplètes. Souvenons-nous d’ailleurs que le seul fait de l’existence du mal confond déjà la pensée. Comment est-il là sous le gouvernement du Dieu saint et bon ?
Du reste ce mot de principe qu’on emploie ici expose à bien des erreurs et des illusionsd. On s’en sert, au moral comme au physique, pour désigner une cause, une loi ; et fréquemment la notion qu’on s’est faite des principes dans l’ordre physique se transporte dans l’ordre moral. Mais les principes moraux, ou en d’autres termes les dispositions intérieures, ne sont pas immuables comme les lois qui régissent le monde matériel ; ils se modifient, se transforment et changent jusqu’à se remplacer les uns les autres : circonstance importante qui, sans nous expliquer la chute, peut nous aider à la concevoir. L’épreuve à laquelle Adam était soumis impliquait la possibilité de la désobéissance ; sa sainteté n’était pas celle des anges et des justes parvenus à la perfection, pour qui le péril et la tentation semblent ne plus exister. Adam était dans le bien, mais il n’était pas à l’abri du mal ; la défense et la menace divine le démontrent. Il était susceptible d’être influencé par des motifs ; il avait en lui toutes les tendances constitutives de l’homme, quoique autrement subordonnées qu’elles ne le sont en nous. Les tendances inférieures (amour de soi, désir du bonheur, etc.) ont pu être surexcitées, sous l’empire de la tentation, au point de l’emporter momentanément sur les tendances supérieures qui dominaient d’abord ; et une fois le désordre intérieur et extérieur consommé, il a pu durer et s’étendre, et la possibilité du mal a pu se convertir par le péché en penchant au mal.
d – Question de la Providence.
La conversion éclaire jusqu’à un certain point la chute, dont elle est l’inverse. Ici le principe du bien arrive à l’empire, comme avait fait là le principe du mal. Et pour citer des faits d’une analogie plus directe encore, ne voit-on pas souvent l’inclination naître de l’action ? Des hommes qui n’avaient d’abord que du dégoût pour les boissons enivrantes, ne sont-ils pas souvent devenus des ivrognes de profession en cédant aux instances et aux exemples ? Dans cette donnée de l’expérience commune, il y a deux traits à noter : un acte contraire à la disposition, et la disposition changée en suite de l’acte. C’est là du reste une des lois du monde moral que nous avons eu occasion de constatere : si le cœur est la source de la vie, la direction de la vie modifie l’état du cœur.
e – Introduct. à la Dogmat. : éléments du sentiment religieux.
Redisons que si ces considérations font concevoir comment la chute a pu avoir lieu, elles ne fournissent pourtant pas de lumière précise et certaine ; elles font entrevoir sans laisser voir. Ce sont de simples possibilités. Il faut toujours revenir au fait, et l’admettre comme tel, sur les preuves qui l’établissent, plutôt que sur l’intelligence qu’on en a, ou qu’on croit en avoir. Cette règle de simple bon sens a plus que jamais besoin d’être rappelée à la science : chose étrange ! la science est plus disposée à l’appliquer dans l’ordre physique que dans l’ordre métaphysique. Dans les études du monde matériel, cette règle est partout reconnue, et dans les études relatives au monde spirituel, où elle est cent fois plus de mise, elle est sans cesse oubliée.