Deux extrêmes : — Augustinisme et Pélagianisme, Antinomianisme et Socinianisme, Catholicisme et Protestantisme officiels. — Leurs dangers. — Le dogme de la Réformation ne sauvegarde pas assez l’obligation morale. — La théorie morale pare à ces périls, mais jette dans d’autres : – 1°) Elle élimine ou voile le mystère de la Croix ; — 2°) Elle change l’économie du salut. — Elle ramène les âmes sur elles-mêmes, selon le point de vue catholique ; — 3°) Elle trahit une notion imparfaite du péché, de la loi, de la justice divine ; — 4°) Elle est en opposition avec le Nouveau Testament : ici, la Passion de Jésus-Christ en première ligne, là, sa vie ; ici, pardon, là, régénération ; ici, toutes les œuvres exclues, là, seulement les œuvres légales. — Notre exposé maintient ensemble l’absolue gratuité du salut et l’absolue nécessité des œuvres.
La doctrine de la justification constitue le fond vital du Christianisme, puisqu’elle est la rédemption devenue effective. C’est pour cela qu’il est si important de l’embrasser dans sa plénitude scripturaire, et si périlleux de l’altérer en un sens ou en l’autre. Ce qui caractérise et recommande notre exposé de ce dogme, c’est qu’il maintient aussi fermement l’une que l’autre l’extrême gratuité du salut et l’absolue nécessité de la sanctification, ces deux moitiés de l’Évangile que les tendances extrêmes exaltent ou abaissent alternativement dans leur antagonisme ; c’est qu’en relevant le côté augustinien qui est si capital, elle n’atténue point le côté pélagien, s’il est permis de prendre en bonne part une épithète si justement décriée.
Les tendances entre lesquelles a constamment oscillé la théologie s’appuient chacune sur un principe scripturaire et vrai par conséquent. Mais chacune va jusqu’à fausser, en l’exagérant, son principe propre parce qu’elle l’étend au détriment d’autres principes destinés à lui servir de régulateur et en quelque sorte de contre-poids : aberration contre laquelle on ne saurait trop se prémunir, et qu’il faut travailler à démêler dans les doctrines qu’on adopte encore plus que dans celles qu’on combat, car elle pénètre plus ou moins partout, tant est profond le dualisme biblique, tant l’esprit humain répugne à s’y résigner. D’un bout à l’autre des Écritures, marchent de concert la grâce et l’obligation, le don et le devoir, l’intervention divine et la responsabilité humaine, ou, pour employer une expression plus générale, la Providence et la liberté.
Ces deux termes, ces deux aspects des choses sont, sans doute, retenus dans tous les systèmes. Il le faut bien, puisqu’ils sont si formellement donnés par le Nouveau Testament. Mais tous les systèmes n’accordent pas à l’un et à l’autre leur valeur propre, leur place et leur importance respective ; tous ne leur font pas la part que leur fait l’Écriture, et qui leur revient légitimement dans la constitution de la doctrine et de la vie chrétienne ; tous ne les combinent pas dans d’exactes proportions. A vrai dire et en thèse générale, plus les systèmes sont rigoureux et parfaits pour la forme, plus ils sont incomplets et erronés pour le fond : l’un des faits constitutifs, toujours reconnu en apparence ne l’est plus en réalité, car il ne l’est pas intégralement.
A l’extrême que présentent au siècle dernier le Socinianisme genevois, l’unitarianisme anglais, le rationalisme allemand, on parle sans doute du don de Dieu en Jésus-Christ, de la rédemption, de la grâce, etc., etc. Il est impossible, répétons-le, qu’on échappe à l’emploi de ces expressions si profondément enracinées dans l’enseignement évangélique et dans le langage chrétien. On peut les dépouiller de leur signification véritable, de leur contenu scripturaire, — et trop souvent on l’a fait, — on ne saurait les écarter entièrement ; on peut les évider, mais non les éviter. Elles restent jusque dans ces christianimes politiques où le salut des peuples se substitue au salut des âmes (Évangile de Lamennais).
A l’extrême opposé, on place aussi toujours à côté de la grâce rédemptrice l’obligation morale, la régénération et la sanctification. C’est là encore une de ces données fondamentales de la révélation biblique et de la conscience religieuse qui s’imposent forcément. Comment l’effacer des Livres saints qu’elle remplit ?
La différence essentielle entre les directions théologiques ou ecclésiastiques est dans la manière dont elles conçoivent et coordonnent les deux grandes données du Christianisme. Sous prétexte de les systématiser on peut les anéantir l’une par l’autre, au point de ne plus retenir l’une des deux que nominalement. On peut pousser la grâce jusqu’à annihiler, ou à peu près, l’obligation et la responsabilité morale en lui enlevant presque toutes ses sanctions. Nous avons la résultante de cette tendance dans les doctrines antinomiennes, qui se sont produites à toutes les époques, et, à un moindre degré, dans l’Augustinisme, quand il déroule ses conséquences logiques. On peut aussi pousser l’obligation morale jusqu’à annuler la grâce, et étendre la part de l’homme dans le salut de manière à ne plus laisser de place à celle de Dieu. On le vit autrefois dans le Pélagianisme ; on l’a vu de nos jours dans ces nombreuses écoles où les termes caractéristiques de l’Évangile, expiation, justification, grâce réconciliatrice et régénératrice etc., ont fini par disparaître ou par perdre totalement leur sens scripturaire, c’est-à-dire leur sens réel (dogmatiques sociniennes et rationalistes).
Sans arriver à ces extrêmes, les deux directions se montrent aussi hostiles que tranchées dans le Catholicisme et le Protestantisme officiels.
En principe, le Catholicisme rapporte bien les grâces évangéliques à l’intervention de Jésus-Christ ; mais, en fait et en résultat final, c’est à l’œuvre de l’homme qu’il les attache, sous la médiation de l’Église. Le Catholicisme repousse le sens simple et évident de la formule de saint Paul ; il confond la justification et la sanctification ; il fait tout dépendre, en fin de compte, de la vertu mystique du sacrement et de l’acte satisfactoire du fidèle, car il établit que le salut, quoique dérivant primitivement de la croix de Christ, doit être mérité, gagné. Ce sont des expressions consacrées chez lui, qui mettent à nu sa doctrine ou sa tendance réelle. La justice veut cependant, — et nous aimons à rappeler cette observation, — qu’on distingue, au sein du Catholicisme, deux directions fort différentes : l’une, superficielle et vulgaire, qui fait prédominer les observances et les œuvres extérieures (dévotions, pénitences, aumônes) ; l’autre, plus profonde et plus pure qui fait prédominer la religion interne, l’ascétisme spirituel, le don du cœur, et qui élève très haut, sinon la grâce réconciliatrice, du moins la grâce régénératrice (Imitation de Jésus Christ). Peut-être devrions-nous signaler une troisième direction, toujours faiblement représentée et tenue pour un peu sectaire, qui, faisant plus de place à la justification forensique, va toucher à la notion protestante, sans s’y identifier (Jansénisme, et bien des exemples isolés).
Les Réformateurs relevèrent le point de vue augustinien de l’abandon général où l’avaient fait tomber le formalisme pélagien et l’ascétisme mystique du Moyen-Age. Ils ne laissèrent, avec saint Paul, d’autre alternative à l’homme que la condamnation de la loi ou le salut venant du dehors et accepté comme tel.
Là est la pensée mère de la Réformation. C’est de là que sortit le système protestant, dans son antagonisme avec le système romain. Mais cet antagonisme lui imprima quelque chose d’excessif et de partiel tout ensemble, quelque chose, sinon d’erroné, du moins d’incomplet, d’outré et, par suite, de périlleux. Il est évident que la moindre omission comme la moindre exagération sur l’article central du Christianisme doit se faire sentir sur toute la construction dogmatique. Or, il y eut tout à la fois exagération et omission, malgré la vérité du fond essentiel. Tandis que l’un des facteurs, porté à juste titre en première ligne, prenait un développement presque illimité (grâce tenue pour irrésistible et inamissible) ; l’autre (obligation et responsabilité morale) était beaucoup trop retenu sur l’arrière-plan. L’équilibre scripturaire n’était pas suffisamment gardé. L’esprit du système, qui avait surtout pour objet le relèvement du vrai christianisme pratique, plia en divers sens sous les nécessités Ou les entraînements de la défense. A ne considérer que la détermination théologique, telle, en particulier, que la fit la raide orthodoxie du xviie siècle, on dirait souvent que, des deux termes généraux de la grande antinomie chrétienne, un seul est restéa. On sent là-dessus une réserve, une timidité dans les enseignements, une crainte des abus, qui contrastent singulièrement avec les déclarations si explicites, j’ai presque dit si peu mesurées, des Livres saints. La peur de la propre justice déplaça et compromit à divers égards le devoir de la justice propre ; pour mieux assurer l’Évangile on ne laissa paraître la loi que sous une garde de restrictions ; et l’on ouvrit la porte à l’ultraprotestantisme. (De même entre les disciples de Whitfield et ceux de Wesley, où agît le même antagonisme). En pressant à la rigueur certaines données scripturaires, on arrive logiquement, je le sais, à ces théories absolues qui, substituant le Christ aux croyants pour le péché et pour la justice, permettent, quand se pose la question : Que faire pour être sauvé ? de répondre par ce seul mot : Rienb. Mais, en pressant ces théories elles-mêmes, on arrive logiquement aussi à l’antinomianisme, c’est-à-dire à la perversion du Christianisme ; car qu’y a-t-il de plus antiévangélique que les doctrines et les tendances antinomiennes ?
a – Voy. la Formule de Concorde.
b – Brochure au commencement du Réveil.
Certes, la Réformation ne méconnut point l’élément moral de la Rédemption. Elle le saisit, au contraire, à une grande profondeur. Protestation de la conscience religieuse, une de ses premières préoccupations fut de remplacer la religion tout extérieure de ces temps par une religion intérieure et vivante. Il est trop vrai cependant que, par crainte des abus, elle se laissa aller à des réticences fâcheuses. Elle n’établit pas d’une manière assez nette et assez ferme les conditions du salut ; elle refusa même souvent d’en poser, de peur d’amoindrir la libre et pleine gratuité du don de Dieu en Jésus-Christ. Et tout cela, parce qu’elle sépara beaucoup trop la dispensation de grâce de la dispensation de justice, comme si la première n’avait pas dans la seconde sa raison et sa fin, comme si elles ne s’appelaient pas l’une l’autre, comme si la loi ne menait pas à Christ et si Christ ne ramenait pas à la loi. Sans doute, la dogmatique protestante ne devait ni ne pouvait dire, ainsi qu’on voulait l’y forcer, que la foi n’est moyen de justification qu’en tant qu’elle est principe de régénération ; en d’autres termes, que sa vertu salutaire lui vient de la vie nouvelle qu’elle produit. C’eût été dénaturer la doctrine capitale de la Réformation, qui veut qu’en allant à Christ « nous détournions notre regard de nos œuvres », selon l’expression de Calvin ; ou, pour mieux dire, c’eût été altérer la grande doctrine biblique, renverser la formule de saint Paul et passer à un autre Évangile. Mais elle aurait pu et dû dire, plus qu’elle ne le fit, que la foi n’est moyen réel de justification qu’autant qu’elle est principe effectif dé régénération ; car cela, tous les écrivains sacrés le proclament, saint Paul non moins que les autres. C’est bien ce qu’on entendait en ne reconnaissant pour justifiante que la foi vive ou active. Mais il aurait fallu, dans la théorie, de même que dans la pratique, mettre plus en saillie cette partie du dogme, la laisser apparaître sous tous ses aspects, se développer dans tous les sens, et maintenir à tous égards la haute et large place que lui font les Écritures, sans tant se préoccuper des conséquences qu’en pouvaient tirer les adversaires.
Il était difficile que la Réformation ne touchât pas à cet écueil, au milieu des ardentes controverses à travers lesquelles se forma son système théologique. Il n’est pas donné à l’homme d’embrasser de prime d’abord un champ d’idées aussi vaste que celui qu’ouvre le Christianisme, de mesurer d’avance, sur des sujets si élèves, si délicats, si complexes, la portée de chacune de ses assertions et de ses expressions, pour rester constamment dans la ligne du vrai, et de se prendre à des erreurs séculaires sans être emporté dans la lutte au-delà de l’ordre normal. Le péril de la tendance protestante, un moment ravivé par le Réveil, est, il faut le redire, de faire le salut inconditionnel, pour en mieux garantir la gratuité. Mais c’est faire ce que ne fait pas la Révélation et, à vrai dire, l’opposé de ce qu’elle fait, puisqu’elle déclare d’un bout à l’autre que si la vie éternelle est le don de Dieu en Jésus-Christ, elle n’est pourtant accordée qu’à ceux qui croient et qui s’amendent (Marc 1.15). Or, il n’y a de sûreté qu’à suivre simplement et pleinement la Parole de Dieu. Avant tout, l’intérêt de la vérité chrétienne, qui est aussi l’intérêt de la vie chrétienne ; car c’est la vérité qui est la vie.
Quelle que soit la moitié de l’enseignement divin qu’on élève aux dépens de l’autre, on les altère et on les compromet toutes deux.
La tendance aujourd’hui dominante, celle qui, définissant la rédemption par « la vie de Christ en nous », entend la justification au sens moral, celle qui caractérise ce qu’on a quelquefois nommé la dogmatique du xixe siècle, pare bien à ces écarts et à ces dangers ; mais elle en recèle d’autres, tout aussi graves, qu’il importe d’indiquer.
1°) Réduisant à la régénération l’œuvre de Christ tout entière, elle élimine ou voile une des parties les plus caractéristiques de la doctrine évangélique, le mystère de la Croix ; elle rejette ou vaporise un fait de révélation, représenté comme capital, et sur lequel l’Église est appelée à placer sa confiance et son espoir (1 Corinthiens 2.2 ; 15.1-3 ; 1 Pierre 1.2, 19 ; 1 Jean 1.7 ; 2.1-2) : considération décisive pour qui veut se tenir à ce qui est écrit. La terminologie scripturaire et ecclésiastique reste généralement, il est vrai, dans les tendances dont il s’agit. Mais qu’importe, si on l’évide ? Ici et partout, l’essentiel n’est pas le mot, c’est la chose.
2°) Cette théorie change l’économie du salut. D’après la doctrine protestante et, — nous pensons l’avoir prouvé, — d’après le Nouveau Testament, le salut résulte d’une amnistie céleste accordée au nom de Christ, en vertu de son sacrifice, à ceux qui consentent à le recevoir comme un don de pure miséricorde, et qui, tout en reconnaissant qu’on ne peut parvenir à la vie que par la voie de la sanctification, confessent qu’ils ne sauraient s’appuyer, en la présence du Seigneur, ni sur ce qu’ils sont ni sur ce qu’ils font, et ne placent leur espérance que sur ses promesses. C’est par la foi, afin que ce soit par grâce. Voilà l’Évangile.
Dans l’opinion que nous avons devant nous, la base et la marche du salut, son principe et son développement s’offrent sous un tout autre aspect ; si c’est toujours une grâce, ce n’est plus celle que célèbre saint Paul. Sans contredit, cette opinion élève très haut l’action rédemptrice de Jésus-Christ ; elle fait vivement sentir le besoin d’entrer et de demeurer en communion avec lui, puisqu’elle dérive de là cette communication de la vie divine à laquelle son Évangile va se résoudre. Mais, tout se ramenant ainsi au renouvellement de l’être moral, la régénération devient et le garant et le fondement du salut, elle devient le salut lui-même. Ce n’est pas sur l’œuvre que Jésus-Christ a opérée pour nous que se porte et se fixe le regard de la foi, c’est sur l’œuvre qu’il fait en nous. La vie éternelle n’est pas reçue du dehors comme une concession gratuite, motivée par un acte totalement étranger à l’homme ; elle se forme au dedans ; elle n’est que le couronnement ou le complément de la vie spirituelle. Le Ciel s’ouvre, non en vertu de cette mystérieuse propitiation qui glorifie la loi en la désarmant, qui exalte la justice dans le déploiement même de la miséricorde, qui fait trembler de crainte et de gratitude tout ensemble le pécheur amnistié, mais en conséquence d’un amendement toujours défectueux, d’une sanctification toujours imparfaite… On a beau dire que le renouvellement moral n’étant qu’un écoulement de la vie de Christ dans les âmes unies à lui par la foi, tout est grâce, puisque tout vient de Dieu ; cette remarque, malgré sa vérité et sa valeur, laisse subsister l’objection. Quelle est la théologie qui ne reconnaisse plus ou moins le don divin et dans les bienfaits de la rédemption et dans ceux de la Providence ? Le Catholicisme ne professe-t-il pas que la justice par laquelle le chrétien mérite la vie éternelle, est un produit surnaturel du Saint-Esprit ? ne dit-il pas que « Dieu couronne ses propres dons en couronnant nos bonnes œuvres, parce que la valeur des œuvres chrétiennes provient de la grâce sanctifiante qui nous est donnée gratuitement, au nom de Jésus-Christ » que « c’est un effet de l’influence continuelle du Chef sur les membres » ?c. Les sociniens eux-mêmes ne voient-ils pas une intervention de la miséricorde céleste dans l’envoi de Jésus-Christ, dans la promulgation de l’Évangile ? ne présentent-ils pas, en ce sens, le salut comme une grâce ? Le Pharisien de la parabole ne confesse-t-il pas que c’est par le secours de Dieu qu’il se distingue du reste des hommes ?
c – Bossuet : Exposition.
Nous sommes, certes, bien éloigné d’assimiler ces diverses tendances religieuses à celle que nous examinons, et qui les dépasse si fort en spiritualité et en profondeur. Mais ce qui leur est commun, c’est qu’en attachant le salut à la sanctification, de quelque source qu’elles la dérivent, elles l’attachent aux œuvres, dans le sens qu’ont repoussé les Réformateurs et saint Paul, d’où une déviation radicale de la doctrine et de l’économie évangélique, puisque le fondement sur lequel on édifie est, en définitive, celui que l’apôtre a renversé. Le principe de ces écoles est, en substance, celui du Catholicisme, et il doit, à la longue, donner les mêmes résultats. Il ne peut inspirer ni nourrir suffisamment la conviction expérimentale qu’au plus haut degré de son avancement spirituel, de même qu’à ses premiers pas dans la voie de la régénération, l’homme doit sentir au fond du cœur et confesser de bouche que la vie éternelle est le don de Dieu en Jésus-Christ ; disposition réclamée par l’esprit général de l’Évangile et que saint Paul fait capitale.
D’un autre côté — et cette considération est peut-être encore plus sérieuse que la précédente — ce point de vue théologique tend à ramener sans cesse les âmes sur elles-mêmes, puisque c’est de l’œuvre qui se fait en elles que tout y dépend. Les portant à mesurer le don de Dieu sur le progrès de leur sanctification, il les expose à se détourner du Trône des miséricordes dans les moments où leur vie spirituelle s’alanguit, s’obscurcit, semble s’éteindre, c’est-à-dire quand elles auraient besoin d’y recourir avec une libre et pleine confiance. Dans cette conception de l’Évangile, on doit entrer en doute de sa part et en quelque sorte de son droit à la rédemption, dès qu’on entre en doute de son état moral, dont on fait la rédemption elle-même. Et comme nous ne sommes jamais, ici-bas, ce que nous devrions être, comme les profondeurs de notre corruption se dévoilent de plus on plus à mesure que grandit devant nous l’idéal de la sainteté et que se renouvelle l’épreuve de notre faiblesse, les fidèles les plus avancés qui, se voyant tels qu’ils sont, se sentent si loin de ce qu’il faudrait qu’ils fussent, ne sauraient goûter cette paix, cette joie du Ciel, que Jésus a léguées aux siens, et qui constituent un des principes et des aliments de la piété, aussi bien qu’un de ses privilèges et de ses fruits. Les consciences les plus délicates, celles qui apprécient le mieux et la spiritualité de la loi et la distance qui les en sépare, seront les plus livrées à cette tourmente intérieure qui brise les forces en brisant les espérances (Luther à Erfurt), Oh ! que c’est autre chose, dans tous les temps, et en particulier dans les temps de trouble, de sécheresse, de défaillance où l’on paraît rétrograder, où l’on doute de ce qu’on est et de ce qu’on peut, que c’est autre chose d’aller au Seigneur pour tout recevoir de lui, parce que, de sa part, tout est don, ou de ne pouvoir s’appuyer sur lui qu’autant qu’on peut s’appuyer sur soi ! On a fait remarquer mille fois combien cette croyance agile, au sein du Catholicisme, les personnes les plus sincèrement pieuses. On a fait remarquer aussi que les différentes églises ou écoles protestantes montrent plus ou moins de quiétisme chrétien (pour restituer une expression prise généralement en mauvaise part) selon qu’elles font prédominer, en théorie et en pratique, ou la justification ou la régénération ; en d’autres termes, selon qu’elles s’attachent davantage ou au point de vue forensique de la rédemption ou à son point de vue moral. Ce contraste a été souvent signalé, dans les premiers temps du Réveil, entre les Moraves et les Wesleyens. Il va sans dire qu’il peut y avoir excès des deux parts. L’équilibre de la doctrine et de la vie évangéliques, la vérité complète et sûre, est dans la fusion harmonique des deux points de vue, puisque, dans l’ordre ou le plan divin, la justification et la régénération ne vont pas l’une sans l’autre. Mais la manière dont on les coordonne n’est point indifférente. En se développant, comme elles y tendent, chacune sur sa ligne propre, les systématisations deviennent ici des religions. Ce fait, mis largement en relief par l’antithèse du Catholicisme et du Protestantisme, se produirait également entre les différentes directions théologiques du moment, si on leur laissait le temps de dérouler leurs conséquences.
Si la justification n’est que la vie de la foi, c’est sur cette vie, toujours infiniment au-dessous de ce qu’elle devrait et voudrait être, que reposera l’assurance de la foi. Que sera, dès lors, cette assurance, qui est pourtant un des caractères et des mobiles de la piété chrétienne ? (Lire Romains 5.1-10 ; 8.28-39).
Ainsi, la théorie morale ou mystique se trouve avoir finalement contre elle l’économie de l’Évangile, dans la sphère pratique comme dans la sphère dogmatique. Elle met en saillie, je le veux, un des grands côtés de l’œuvre rédemptrice, l’union avec Dieu en Jésus-Christ : mais elle en méconnaît ou en néglige un autre, non moins important, dont le vide se fait sentir dans cela même qu’elle exalte le plus.
3°) En rejetant ou volatilisant l’expiation, ces doctrines trahissent une notion imparfaite du péché. Elles voilent une partie de ses effets et de ses périls. Elles ne font pas sentir, comme il le faudrait, qu’une fois commis il pèse fatalement sur l’âme avec tout ce qu’il entraîne, de sorte que s’il n’était point ôté par la miséricorde il laisserait éternellement livré à la misère qu’il porte en lui, ses atteintes étant d’elles-mêmes indélébiles et ses traces ineffaçables. Ces doctrines ne tiennent pas, à beaucoup près, assez de compte des idées de désordre accompli et de châtiment encouru, non plus que de l’inviolabilité de la loi morale, de l’immutabilité de la justice céleste. Elles ne saisissent pas dans toute sa portée cette déclaration de la conscience, comme de la Bible : l’âme qui péchera mourra. Elles ne répondent ni à cet instinct, à ce cri universel qui réclame avant tout un pardon, ni à ces révélations de la colère divine qui règnent d’un bout à l’autre de l’Écriture à côté des révélations de la miséricorde (Jean 3.16, 36 ; Romains 1.17-18). Le mal n’y est qu’une privation, effet d’une déviation ; dès que le bien revient, le mal disparaît avec ses suites. C’est, sous une terminologie plus évangélique et avec une vue plus profonde, la vieille idée socinienne et rationaliste que l’amendement anéantit et la faute et la peine.
Il y a certainement au fond de tout cela des lacunes et, par là même, des erreurs. Ce n’est pas une exacte et pleine représentation des faits. La conscience et la Bible, consultées sans prévention, parlent autrement de la justice de Dieu, des obligations et des sanctions de la loi, de l’essence du mal, de sa criminalité et de pénalité. Aussi a-t-on pu déjà remarquer que, quoique l’état de péché soit posé dans ces théories comme principe théologique, la conviction de péché y est faible comparativement. C’est une notion plutôt qu’un sentiment, c’est une conception abstraite, une sorte d’entité métaphysique plutôt qu’une réalité vivante. De là vient que ces théories modifient de mille manières la perspectives des rétributions futures, telle qu’elle ressort des Livres saints, et qu’elles inclinent généralement vers l’hypothèse de l’universalisme. sous ce rapport, est bien inférieure à celle qui présida à la Réformation, qui a présidé au Réveil, et qui y préside encore partout où il se produit. C’est que l’une est essentiellement de la religion, malgré ses formes dogmatiques, et que l’autre n’est guère que de la théologie, quoique les mots vie, régénération, conscience morale, conscience chrétienne, y reviennent continuellement.
Cette différence comparative dans le sentiment du péché, qui frappe immédiatement lorsqu’on rapproche les deux tendances, et qui peut étonner au premier abord puisqu’elles n’insistent pas moins l’une que l’autre sur l’état naturel de l’homme, s’explique et se légitime à la réflexion. Elle sort du fond des choses ; les principes rendent raison des faits. Rien ne révèle le crime et le danger du péché, rien n’en éveille les terreurs, comme certains des dogmes que la théologie nouvelle exténue par ses interprétations, quand elle ne les raye pas de son symbole. L’expiation, l’éternité des peines, la saint inviolabilité de la loi, qui ne cède que devant l’ineffable satisfaction du Fils de Dieu, tout cela, au point de vue général de ces théories, s’efface ou se voile plus ou moins, s’il ne disparaît pas en entier. L’expiation tombe comme inutile, ou ne reste que nominalement par respect pour l’expression biblique. Là même où l’on ne va pas jusqu’à un universalisme formel, il reste une forme d’universalisme latent ; l’eschatologie scripturaire n’est admise qu’avec des réserves infinies. La loi, dépouillée de son immuable et sévère majesté, n’a à remplir qu’un office pédagogique, après quoi elfe se retire, abandonnant les âmes à leur sens régénéré. Ainsi s’affaiblissent ou se dissipent les salutaires impressions de ces antiques croyances, dont la chute est célébrée comme un progrès : le mystère d’iniquité n’inspire plus le même effroi, parce que le mystère de piété n’apparaît plus sous le même aspect ; tout se trouble et dans la voie de réhabilitation et dans la loi de rétribution.
Un des caractères les plus constants de cette direction théologique est aussi de jeter à l’écart, et presque au rebut, les mobiles d’intérêt et d’obligation, pour ne faire agir que le mobile d’amour qui seul donne, suivant elle, la vraie justice. Par là, elle amortit les influences des deux premiers mobiles, elle paralyse les forces morales qu’ils fournissent, elle éteint la lumière qu’ils projettent sur la loi du devoir ; ce qui, certes, n’est pas peu de chose pour des êtres tels que nous.
Et dans le mobile d’amour lui-même, le seul reconnu et le seul actif, il se fait une lacune trop peu remarquée. Le péché, que la dogmatique commune conçoit et représente comme une offense contre Dieu, n’est guère envisagé sous ce jour dans la dogmatique nouvelle ! Elle répète, avec M. Ballanche, que « Dieu n’a rien â défendre pour lui-même ». La rédemption n’est qu’une initiation, et le mot de l’apôtre : Il n’a point épargné son Fils ne dit plus tout ce qu’il disait aux cœurs chrétiens. Mais, dès lors, le sentiment du péché ne peut saisir les âmes à la même profondeur, ni les agiter des mêmes inquiétudes, que lorsqu’elles le considéraient comme outrageant la majesté divine et l’Esprit de sainteté, comme crucifiant de nouveau le Seigneur de gloire (Hébreux 6.6 ; 10.29). N’ayant ni l’indicible criminalité ni la redoutable pénalité que lui attribuent les croyances traditionnelles, l’horreur et la crainte qu’il inspire diminuent d’autant.
Ainsi, l’analyse psychologique explique et confirme le fait qui pouvait d’abord étonner. La direction théologique à laquelle on se livre de plus en plus rétrécit et ferme, sous bien des rapports, les grandes sources où se puise et s’alimente l’impression de notre culpabilité, dont elle fait pourtant la base de l’édifice chrétien. Le péché n’y frappe plus au même degré, ni la conscience devant laquelle faiblit le principe d’obligation, ni la raison qui se voit enlever le principe d’intérêt, ni le coeur lui-même, car le principe d’amour, resté seul et privé d’un de ses éléments, ne se déploie point dans la plénitude de sa force.
Grave sujet d’étude qui intéresse la foi et la vie, comme la science, et qui démontrera tôt ou tard, si nous ne nous trompons, que les tendances actuelles sont vulnérables par le côté dont elles font leur fort, non moins que par bien d’autres. Le dynamisme spirituel de l’Évangile tient, plus que ne se le figure la sagesse du siècle, à ses mystères eux-mêmes. L’expérience l’a mille fois prouvé ; elle le montre en mille sens aujourd’hui.
En résumé, l’école dont nous nous occupons fait bien ressortir une face importante des enseignements sacrés, mais elle en relègue dans l’ombre une autre face, non moins essentielle, celle justement qui constitue l’Évangile de la grâce et que la Réformation eut pour mission principale de remettre en lumière. Elle présente, sur plusieurs points considérables, une opposition flagrante avec le Nouveau Testament. Le Nouveau Testament relève de bien des manières l’effet ou le but expiatoire de la rédemption ; et elle l’efface ou le voile. Le Nouveau Testament rattache le salut à la Passion de Jésus-Christ ; et c’est de son incarnation ou de sa vie qu’elle le fait émaner. Le Nouveau Testament définit la justification par la rémission des péchés ; elle la définit par la régénération. Le Nouveau Testament dépouille de toute vertu justifiante les œuvres, quelles qu’elles soient, de quelque source qu’elles dérivent, celles de la foi, par conséquent, aussi bien que celles de la loi ; elle, n’exclut que les œuvres qu’elle qualifie de légales. D’après le Nouveau Testament, le Seigneur a fait propitiation pour les générations qui l’avaient précédé, comme pour celles qui l’ont suivi. Dieu l’a donné afin de faire paraître sa justice par la rémission des péchés commis auparavant… et afin, de la faire paraître dans le temps présent ; double clause, qui atteste manifestement l’effet rétroactif susmentionné (Romains 3.24) et mis d’ailleurs hors de doute par cette autre déclaration : Il est Médiateur d’un Nouveau Testament, afin que sa mort intervenant pour l’expiation des péchés commis sous le premier Testament, ceux qui sont appelés reçoivent l’héritage éternel (Hébreux 9.15). Or, ce grand fait de révélation ne peut être ni compris ni admis si le bienfait de Christ ne repose, ainsi qu’on le veut, que sur l’union des âmes avec lui par la foi, puisque cette union perd jusqu’à sa possibilité en dehors du Christianisme. Les opinions qui s’arrêtent, d’une ou d’autre manière, à la justification morale ne permettent pas de croire, comme le croit l’Église, que la vertu rédemptrice puisse s’être étendue et s’étende encore sur les consciences travaillées par le besoin du pardon et du secours divin, là même où n’existe pas une connaissance explicite du Sauveur. De sorte que ces opinions bornent le don de Dieu, et qu’en se glorifiant de leur libéralisme et de leur largeur, elles sont, en réalité, moins larges, moins libérales que celle qu’elles accusent incessamment de rigorisme et d’étroitesse.
Sachons donc nous garder de ces engouements qui précipitent chaque époque dans quelque extrême. Ne nous laissons entraîner ni aux exagérations du point de vue ancien, ni à celles du point de vue actuel. Efforçons-nous de maintenir à leur place respective les deux parties intégrantes de la doctrine du salut, contre ces tendances qui les absorbent alternativement l’une dans l’antre. Relevons, je le veux bien, le côté interne, l’élément éthique ou mystique de la rédemption, que le cœur naturel porte sans cesse à voiler et à négliger ; mais retenons religieusement l’autre aspect sous lequel se présente l’œuvre de Christ ; laissons-lui le caractère de propitiation et, par suite, de justification forensique que lui attribuent si hautement les Écritures, que l’Église a constamment placé à la base de sa foi et que la sagesse du siècle voudrait en effacer. C’est aussi une donnée du témoignage de Dieu touchant son Fils ; c’en est, à bien des égards, la donnée suprême. Inclinons-nous devant cette haute révélation, quelles que soient les ombres qui la recouvrent.
Voilà, pour le redire, ce qui peut recommander notre exposition. S’attachant aux faits bibliques dans leur ensemble, elle embrasse également les deux points de vue, dont l’un semble si souvent dérober l’autre ; elle les ramène, sinon à l’unité systématique, du moins à l’unité pratique, celle de la conscience et de l’Écriture. Tout en posant la justification comme le libre don de Dieu en Jésus-Christ, comme une grâce toute gratuite, selon l’expression consacrée dans la dogmatique protestante, elle rehausse, bien loin de l’amoindrir, l’absolue nécessité de la régénération ; en exaltant les miséricordes de l’Évangile, elle renforce, loin de les affaiblir, toutes les obligations et les sanctions de la loi.
Si nous la comparons avec les doctrines en vogue aujourd’hui, qui prétendent la rectifier ou la dépasser, nous trouverons qu’elle est, en réalité, plus complète et, par là même, plus vraie ; car elle a, aussi bien qu’elles, la face de l’Évangile dont elles font leur fort et leur tout (œuvre de Christ en nous), et elle a, de plus, cette autre face, si saillante dans la parole apostolique, dont elles tiennent si peu de compte (œuvre de Christ pour nous). Quoique le salut vienne du dehors et que la foi nous l’attire ou nous l’approprie par son élément religieux plutôt que par son élément moral, quoiqu’elle se dépouille de tout, afin de tout recevoir, en présence de Celui qu’environnent la justice et la miséricorde, elle n’en demeure pas moins, sous l’action du Saint-Esprit, le principe immanent de la régénération ; elle ne justifie qu’autant qu’elle sanctifie ; hors de là, elle n’est point la foi. Cette vue du Christianisme développe les puissances de l’amour divin tout autant que la conception que patronne l’esprit de jour, et elle fait agir ce grand mobile, sans atteinte aux mobiles d’intérêt et d’obligation, qui tombent ailleurs, et qu’il n’est pas bon à l’homme de laisser tomber. En un mot, elle fait marcher main à main, comme l’Écriture, le double principe de la justification sans les œuvres et du jugement selon les œuvres. Elle maintient à sa base, non moins que la doctrine antagoniste, cette déclaration de saint Paul : En Jésus-Christ, il ne sert de rien d’être circoncis ou de ne l’être pas, de se parer de telle ou telle profession religieuse, mais il faut avoir la foi opérante par la charité (Galates 5.6) ; et celle-ci de saint Jacques : Comme un corps sans âme est mort, de même la foi sans les œuvres est morte (Jacques 2.26) ; et celle-ci du Seigneur : Nul, s’il ne naît de nouveau, ne peut voir le Royaume de Dieu (Jean 3.3).
Ce n’est pas — qu’on le remarque — faute d’apprécier l’importance et la nécessité de la sanctification, que notre symbole la dépouille de la valeur justifiante que d’autres lui attribuent ; c’est bien plutôt parce qu’il en mesure mieux les sévères exigences. Ce n’est pas par une notion relâchée du péché et de la sainteté qu’il enlève à la vie spirituelle du croyant tout titre et tout droit devant Dieu ; c’est que cette vie, même au plus haut degré de perfection qu’elle atteigne ici-bas, n’est jamais ce qu’elle devrait être, qu’elle provoquerait encore la condamnation si elle était jugée en elle-même, et que, dès lors, elle ne peut être invoquée pour la justification qu’en rabaissant les obligations ou les sanctions de la loi. Voilà le sens profond de la doctrine dont la Réformation fit son principe dogmatique, doctrine plus accentuée chez saint Paul que chez les autres écrivains sacrés, mais qui se découvre sous le fond général de la révélation chrétienne, où, à côté du grand principe que nul n’entrera dans le Royaume de Dieu s’il ne naît de nouveau, retentit, par-dessus tout, cette mystérieuse parole : Il fallait que le Christ souffrît. Saisie dans sa véritable et pleine portée, elle dévoile mieux qu’aucune autre les voies de la justice et de la miséricorde célestes, le plan divin de la rédemption. Elle n’a besoin, croyons-nous, pour se légitimer, que d’être exactement exposée. Elle a pour elle les plus hautes données de la conscience religieuse et morale, comme les déclarations les plus formelles de l’Écriture.