Elle a fait ce qu’elle a pu.
Cette parole fut prononcée par Jésus au sujet de Marie, sœur de Lazare, qui, pendant qu’il se trouvait à table à Béthanie, oignit sa tête et ses pieds « d’un parfum de nard pur de grand prix ». Cet acte fut incompris de la plupart de ceux qui en furent les témoins. Les disciples, et, au premier rang parmi eux celui qui allait vendre son Maître pour trente pièces d’argent, jugeant la conduite de cette femme au point de vue utilitaire, éprouvèrent une vive indignation contre elle, et déclarèrent qu’avec les 300 deniers que représentait le parfum on aurait pu faire des aumônes abondantes. Mais Jésus, prenant le parti de Marie contre ses détracteurs, déclara hautement qu’il approuvait cet hommage, à cause du sentiment d’amour et de reconnaissance qui l’inspirait. Sur cet acte, déclaré mauvais par l’étroitesse d’esprit des disciples, Jésus porte un double jugement. Il le déclare bon en soi : « Elle a fait une bonne action envers moi », et il y voit le fruit excellent d’un cœur qui se donne sans réserve : « Elle a fait ce qu’elle a pu. »
Ce dernier éloge n’est-il pas le plus grand qu’on puisse faire ? N’est-ce pas celui que nous devons avoir à cœur de mériter ? Marie, en l’entendant, dut se consoler des dédains des disciples et des grands airs de Judas. Elle n’avait pas fait merveille, la pauvre femme ! elle n’avait rien fait d’extraordinaire ! mais elle avait fait ce qu’elle avait pu ! Rien que cela, mais tout cela !
Laissez-moi appliquer cette parole à la petite Église qui tient ici, pendant ces jours, son Synode annuela. Elle aussi, comme Marie de Béthanie, a répandu sur les pieds du Maître un vase de parfum. Elle aussi a été et est en butte aux critiques des froids calculateurs qui s’imaginent que les œuvres de la foi et de l’amour sont du domaine de la statistique et des chiffres. Elle les entend mettre en doute la valeur de son travail et l’utilité de ses sacrifices et lui appliquer la question : « A quoi bon cette perte ? » Qu’au lieu de se laisser décourager par d’injustes dédains, elle interroge celui qu’elle aime et qu’elle sert, celui à qui seul elle a à rendre compte, et, j’en ai la confiance, elle l’entendra dire d’elle : « Elle a fait ce qu’elle a pu ! »
a – Discours prononcé à l’ouverture de la 40e Conférence annuelle de l’Église évangélique méthodiste, le 19 juin 1893, dans la chapelle des Ternes, à Paris.
Je voudrais vous montrer dans cette parole une juste appréciation du passé de notre Église et une règle de conduite pour son avenir.
I. — Le passé
Oui, elle a fait ce qu’elle a pu, notre humble et chère Église évangélique méthodiste de France ! Elle n’a pas possédé des dons éclatants ; elle n’a produit ni grands théologiens, ni prédicateurs de premier ordre ; elle n’a pas vu les riches et les puissants accourir à elle ; chez elle, comme dans l’Église de Corinthe, « il n’y a eu ni beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles ». Et si nous Voulions énumérer tout ce qui nous a manqué pour faire grande figure dans le monde, nous pourrions ajouter bien d’autres traits à ceux-là. Mais qu’importe ! l’essentiel n’est pas de briller, mais d’être utile ; et notre tâche n’était pas de tenter l’impossible, mais, comme Marie, de faire selon notre pouvoir. L’avons-nous fait ? Je n’hésite pas à répondre, en envisageant l’œuvre accomplie par les méthodistes, en France, depuis leur première année en 1790 : Oui, ils ont fait ce qu’ils ont pu !
Ils l’ont fait comme témoins de la vérité évangélique. Dans la théologie du Réveil, ils ont fait cause commune avec les chefs de ce grand mouvement religieux pour affirmer les grandes doctrines de la Réformation : la déchéance de l’homme et la rédemption par Jésus-Christ, vrai Fils de Dieu et vrai Fils de l’homme ; l’autorité souveraine des Écritures et la justification par la foi. Leur théologie n’avait pas à innover sur ces points fondamentaux de l’orthodoxie calviniste ; et toutefois elle n’était pas calviniste, et elle n’a pas craint, à l’heure où la théologie française du xixe siècle se bornait à répéter trop servilement les formules du xvie, de relever le drapeau de l’arminianisme évangélique et d’opposer, à la doctrine prédestinatienne du réformateur de Genève l’affirmation que « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés », et que nul ne sera perdu que par un choix libre de sa volonté.
En même temps, ils luttaient, par leur enseignement sur la sanctification par la foi, contre les tendances antinomiennes du Réveil, déplorées par un Alexandre Vinet, un Félix Neff, un Amy Bost, c’est-à-dire par le petit nombre d’hommes qui n’acceptaient la théologie du xvie siècle que sous bénéfice d’inventaire. Par la publication des Sermons de Wesley, ces lucides exposés de l’arminianisme théologique, et par les écrits lumineux de Charles Cook contre les vues ultracalvinistes de César Malan et d’Edmond Schérer, — le Schérer des Prolégomènes et de la Réformation au xixe siècle, — les wesleyens marquaient leur place à l’aile gauche du Réveil et ouvraient une voie où beaucoup d’autres ont marché après eux. On leur a longtemps contesté toute influence sur le développement de la théologie française contemporaine ; on a même affecté de les passer sous silence, comme une quantité négligeable. Le temps de ces dédains semble passé, et le plus récent historien du Réveil, un jeune docteur plein de science et de piété, M. Léon Maury, rend pleine justice à cette influence de la théologie méthodiste. Elle n’a pas produit de savants traités de dogmatique, ni dressé de retentissantes chaires de haut enseignement théologique, mais, par la prédication de ses missionnaires, elle s’est lentement infiltrée dans l’orthodoxie réformée, et elle a agi sur elle comme le levain qui transforme la pâte. Et le jour est venu où le calvinisme s’est trouvé allégé de ce terrible dogme de la prédestination absolue, qui a pu être une force au temps où la Réforme avait à lutter contre la doctrine pélagienne de Rome et contre les persécutions des Valois, mais qui serait un élément de faiblesse en un temps où il faut opposer le vrai universalisme chrétien à l’universelle misère humaine et à l’universel besoin de salut. Dieu me garde d’exagérer la part qui revient à notre Église dans cette adaptation plus complète de l’Évangile éternel aux nécessités morales des masses ! Je me borne à constater qu’elle a été à l’avant-garde. Elle n’a pas fait tout ce qui a été fait, mais on peut affirmer que, comme Marie, elle a fait ce qu’elle a pu.
Ne peut-on pas, lui rendre ce même témoignage, et avec plus de vérité encore, si on considère la place qu’elle a occupée dans le réveil proprement dit et dans l’évangélisation missionnaire ? Je ne crains pas de caractériser le méthodisme français en l’appelant le réveil dans le Réveil. Le puissant mouvement religieux auquel le nom de Réveil est demeuré a été à la fois un retour à la doctrine évangélique et à la piété personnelle. Il a pourtant mis l’accent sur le premier de ces deux termes plus que sur le second ; il a fait plus d’orthodoxes que de convertis. Il ne pouvait guère en être autrement pour des raisons diverses qu’il serait trop long d’énumérer. Les méthodistes ont eu pour tâche spéciale de compléter ce qui a manqué, à cet égard, aux autres branches du mouvement ; ils ont eu leur œuvre distincte dans l’œuvre commune.
Ce qui m’y frappe tout d’abord, c’est l’intensité de l’activité missionnaire, agressive et conquérante. Nous n’en avons pas eu le monopole, grâce à Dieu, et les noms des Pyt, des Neff, des Bost, des Roussel, pour ne citer que les plus connus, suffiraient à prouver qu’il y a eu, en dehors de nos rangs, des évangélistes incomparables. Mais ce que je veux dire, c’est que la fonction de missionnaire, exceptionnelle dans les autres Églises, a été le caractère essentiel de la nôtre. Nos pères furent des missionnaires et ne voulurent être rien d’autre. Dans les Cévennes ou dans les Alpes, dans les plaines de la Normandie ou du Languedoc, ils furent les chevaliers errants, ou, si vous préférez, la milice itinérante de l’Évangile, ayant à peine un domicile fixe, se transportant constamment d’un lieu à l’autre, non à cheval, comme leurs émules du Far-West, ou sur d’agiles machines d’acier, comme nos jeunes pasteurs bicyclistes de cette fin de siècle, mais en pauvres piétons, qui bravaient, dans de longues marches, les rayons brûlants du soleil du Midi, ou les froids polaires des hivers alpestres. Il y a eu des missionnaires plus célèbres, il n’y en a eu guère de plus zélés, de plus consacrés à Dieu, de plus dédaigneux de leurs aises que les Charles Cook, les Rostan, les de Jersey, les Lelièvre, les Pierre Roy, pour ne parler que des morts. Ces ardents soldats du Christ auraient voulu conquérir la France entière à leur Maître ; ils n’ont pas eu cette gloire, mais ils ont fait ce qu’ils ont pu.
Un trait de l’œuvre de nos missionnaires, dont on ne contestera pas l’originalité, c’est l’accent qu’ils mettaient sur la nécessité d’une conversion personnelle, décidée et immédiate. Ces missionnaires furent essentiellement des convertisseurs. Ni les adhésions extérieures, ni les nombreux auditoires ne les satisfaisaient : ils avaient l’ambition d’amener chaque âme avec laquelle ils entraient en rapport à se décider pour Dieu. De là le caractère pressant de leur prédication, où la rhétorique avait peu de place, et où la « démonstration d’esprit et de puissance » en avait beaucoup. De là surtout la hardiesse avec laquelle ils posaient directement, dans le tête-à-tête des entretiens familiers, la question du salut devant leurs interlocuteurs. De même qu’à la guerre il faut plus de courage pour aborder l’ennemi à l’arme blanche et corps à corps que pour diriger de loin sur lui les feux d’une puissante artillerie ; ainsi, dans les batailles contre le péché, il est tout autrement difficile et méritoire de se mesurer homme contre homme que de se borner à lancer du haut de la chaire des foudres souvent inoffensives sur des auditeurs qui, en général, ne se sentent pas atteints et qui ne peuvent pas répondre. C’est dans ces corps à corps qu’excellaient nos pères. Les délicats trouvaient leur prédication peu conforme aux règles, mais leurs questions directes et pressantes et leur insistance audacieuse, dans les entretiens intimes, ont amené plus de conversions que beaucoup de sermons en trois points. Que de fois j’ai vu, dans mon enfance, le modeste serviteur de Dieu dont je porte le nom, se jeter dans ces combats singuliers dont le prix devait être le salut d’une âme, avec la même bravoure qu’il aurait mise, lorsqu’il était soldat de Napoléon, à marcher à l’ennemi. Je le vois encore, dans cette embrasure de fenêtre de Lausanne, où il fit le siège de l’âme du fils d’un de ses collègues, fort peu disposé à se convertir, et qu’il amena, séance tenante, par ses tendres et fidèles sollicitations, à tomber à genoux pour se donner à Dieu. Mon ami et collègue, Henri de Jersey, présent dans cette assemblée ce soir, n’a jamais songé à se plaindre de l’espèce de violence que lui fit ce jour-là mon bienheureux père. Et que d’autres, devenus ensuite pasteurs, évangélistes ou membres fidèles des diverses Églises de France, ont dû leur conversion aux appels directs de ces courageux serviteurs de Jésus-Christ ! Ils ont ignoré la stratégie savante qu’on apprend dans les écoles, mais ils ont fait ce qu’ils ont pu, et ce qu’ils ont fait a eu des résultats qu’il faudrait être aveugle pour nier.
Car enfin, ils ont inauguré en France des méthodes d’évangélisation et, pourquoi ne le dirai-je pas ? des procédés de réveil qui sont en train d’être adoptés partout où la question du salut des âmes prime toute autre question. Les réunions de prières, où l’on ne se borne pas à discourir, mais où l’on prie, furent longtemps rares, sinon inconnues, dans les autres Églises ; les méthodistes les ont toujours pratiquées, comme le plus précieux des moyens de grâce, et aujourd’hui les Églises vivantes ou en voie de revenir à la vie ne songent plus à s’en passer. Et, dans ces réunions, où les hommes seuls pouvaient prier, droit dont ils n’usaient guère, on reconnaît généralement aujourd’hui que les femmes chrétiennes peuvent aussi s’y faire entendre, et la reconnaissance de ce droit a suffi pour rendre possible l’établissement de réunions de prières là où elles n’existaient pas et à vivifier celles qui existaient. En cela encore, nous avons eu l’honneur de frayer la voie. Les after-meetings, ou réunions de décision, dans lesquelles, selon l’expression de Moody, on retire le filet jeté à l’eau dans les réunions d’appel, elles existaient sous d’autres noms dans les réveils qui ont accompagné les commencements de notre œuvre, surtout dans le Midi. En transportant en France les méthodes de réveil qui avaient fait leurs preuves ailleurs, nos pères n’ont pas voulu se poser en novateurs, ni rompre avec les traditions de la Réforme française ; ils ont obéi aux directions de la Providence et mis le vin nouveau dans des outres neuves. Dans ce domaine ils ont fait ce qu’ils ont pu, et leur initiative n’a pas été vaine.
Je mentionnerai encore un trait de leur œuvre qui l’a marquée d’un caractère d’originalité et de puissance spirituelle. Je veux parler du groupement des âmes réveillées, en vue de l’entretien et du développement de la vie chrétienne. Le méthodisme, en organisant ses classes partout où il s’établit, créa l’ecclesiola dans l’ecclesia, la petite Église dans la grande. Ce besoin de vie commune, qui se manifeste partout où la foi se réveille et où la piété naît, a été ainsi satisfait. Et, de plus en plus, nous voyons le Réveil tendre à se créer des organes de cette communion fraternelle, dont une Église vivante ne peut se passer. Encore ici nos pères ont été des précurseurs : encore ici ils ont fait ce qu’ils ont pu.
Parvenu à cet âge de la vie où l’on constate que l’on a perdu bien des illusions et que les faits accomplis ne correspondent que bien mal aux vastes ambitions de la jeunesse, je jette un regard en arrière sur l’œuvre de l’Église où je suis né et que j’ai servie. Je vois dans les Églises-sœurs, pour lesquelles je ne découvre en moi qu’affection et respect, un grand nombre d’enfants spirituels de mon Église, qui ont emporté avec eux, à leur nouveau foyer, quelques charbons ardents empruntés au nôtre, qui fut le leur. Je reconnais dans ce libre échange, qui met en commun les richesses de chaque Église, l’une des lois les plus admirables du royaume de Dieu, et si l’on me fait remarquer que l’Église méthodiste, en brisant son vase de parfum aux pieds du Maître, n’en a pas retiré un profit direct et immédiat, et est restée petite et pauvre, je répondrai la parole de Jésus au sujet de Marie de Béthanie : « Pourquoi lui faites-vous de la peine ? Elle a fait une bonne action envers moi ; elle a fait ce qu’elle a pu ! »
II. — L’avenir
Voilà pour le passé ! Quant à l’avenir, que sera-t-il ? Je ne suis pas prophète, et vous n’attendez pas que j’essaye de vous annoncer ce qu’il a en réserve pour nous. Toutefois, il est certaines lois historiques, dont l’action peut être prévue presque à coup sûr. En un temps où les institutions se transforment pour s’adapter à de nouveaux besoins, il est à prévoir que les Églises n’échapperont pas à cette nécessité. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que le travail énorme auquel s’est livré le xixe siècle, dans le champ de l’histoire et de la critique, a préparé pour le xxe les matériaux d’un édifice à bien des égards nouveau. Mais une chose est dès maintenant certaine, c’est que la théologie de l’avenir reposera d’aplomb sur la pierre que ceux qui bâtissaient ont trop souvent rejetée, savoir Christ, le Christ qui vit dans les Écritures, dans le cœur de ses disciples, le Christ Prophète, Sacrificateur et Roi. Nous ne songeons pas à prétendre qu’il n’y ait dans notre théologie ni chaume ni paille destinés à périr ; mais nous sommes frappé de ce fait qu’en ne s’enfermant pas dans les bandelettes d’une antique confession de foi, et en réagissant contre l’intellectualisme et la scolastique par une heureuse combinaison de mysticité et de préoccupations pratiques, le méthodisme s’est placé sur un terrain où il peut attendre sans émoi les solutions de demain. Ses maîtres d’aujourd’hui, les Banks, les Davison, les Findlay, les Beet, sont des savants qui allient dans leur enseignement la science et la foi, l’indépendance de l’esprit au respect du passé.
Les idées ecclésiastiques se transforment aussi. Nous assistons en France, depuis quelques années, à un réveil de l’esprit ecclésiastique qui est légitime, pourvu qu’il ne dégénère pas en étroitesse sectaire. Chaque Église a certainement le droit d’affirmer ses principes et de donner plus de cohésion à ses forces, à condition de reconnaître aux autres le droit d’en faire autant. Mais il faut, surtout dans un pays comme la France, façonné à l’unité par de longs siècles de catholicisme, que, de nos diversités inévitables, se dégage l’unité nécessaire. Cette unité ne sera pas la fusion, qui ne créerait que la confusion ou une stérile uniformité, mais elle se manifestera sans doute un jour par une libre et large confédération des diverses provinces de l’Église de Christ, s’unissant pour fonder les Etats-Unis de la chrétienté. Ce ne sont pas les méthodistes qui se mettront en travers de ce mouvement, eux qui travaillent à réparer de nos jours les déchirements produits dans leur sein par les querelles du passé, eux qui n’ont pas oublié que leur illustre fondateur, dans son beau sermon sur l’esprit catholique, qui est comme un manifeste anticipé de l’Alliance évangélique, s’offrait à conclure une ligue offensive et défensive avec tout vrai disciple de Jésus-Christ.
L’avenir, disait un grand homme d’Etat français, l’avenir sera aux plus sages. Cela est vrai dans le domaine religieux comme dans le domaine politique, à condition qu’on entende par sagesse l’ensemble des vertus qui rendent les hommes et les sociétés capables de répondre à leur destinée.
Ce sont ces vertus, c’est cette sagesse, seules capables de nous assurer un avenir que je désire vous recommander, en cherchant dans mon texte les règles de conduite qui doivent nous diriger comme individus et comme Église.
« Elle a fait ce qu’elle a pu », disait Jésus au sujet de Marie. Faire, agir, c’est bien le devoir essentiel d’une Église qui veut vivre. Il n’y a plus place dans le monde pour des Églises d’anachorètes vouées à la contemplation. Il ne peut plus être question d’Églises où quelques-uns travaillent et où les autres les regardent faire. L’Église est un atelier où chacun doit avoir sa tâche, une ruche où les abeilles ouvrières expulsent au besoin les bourdons paresseux et inutiles. Dans une Église vivante il doit y avoir du travail pour tous, et j’ajoute pour toutes, pour Marie comme pour Jean, pour Priscille comme pour Aquilas. L’Église qui saura le mieux mettre tous ses membres, hommes et femmes, au travail, c’est l’Église qui aura fait un bail avec l’avenir. Ai-je besoin de vous rappeler, mes frères, que notre Église a précédé les autres dans l’utilisation des laïques pour l’évangélisation et dans l’appel des femmes au travail chrétien ? Prenons garde toutefois d’être bientôt laissés en arrière par d’autres venus après nous.
L’exemple de Marie de Béthanie nous dit quelle doit être la nature de notre activité. Son acte symbolisait d’une manière touchante ses sentiments. Le vase d’albâtre qu’elle brisa était l’image de son cœur, et, avec le parfum de grand prix qu’elle répandit aux pieds de son Maître, ce furent les sources vives de son amour qui jaillirent. Elle donna tout ce qu’elle avait et tout ce qu’elle était ; elle se donna elle-même et sans réserve. C’est là, après tout, l’essence de la vraie activité : une consécration entière et pratique de notre être à Celui qui, pour nous, versa son sang. Pratique, ai-je dit, car le don de soi-même à Jésus implique le service, et « servir est à jamais le sceau de ses enfants ».
Je vois surtout, dans le jugement prononcé par Jésus sur l’acte de Marie, l’indication des limites dans lesquelles doit s’enfermer notre activité : « elle a fait ce qu’elle a pu ». Cette parole marque à la fois l’humilité et la grandeur de notre tâche. Elle est humble, en effet, puisqu’elle ne demande à chacun que ce qu’il peut. Notre Maître n’est pas cet « homme dur », que le mauvais serviteur s’était figuré, « moissonnant où il n’a pas semé, et amassant où il n’a pas vanné ». Non, mes frères, il mesure ses exigences à nos facultés et à ses dons, et il met une bienveillance et une indulgence infinies à accueillir l’acte le plus modeste, pourvu qu’il soit inspiré par un sentiment d’amour pour lui et pour les hommes. Ce n’est pas seulement la maison de Béthanie qui a été remplie de l’odeur du parfum de Marie, c’est l’Église de tous les temps, grâce aux soins avec lesquels ce trait nous a été conservé par trois évangélistes. Et cette autre femme, que Jésus combla d’éloges, parce qu’elle mit dans le tronc du temple deux pites, représentant un centime de notre monnaie ! Et cette troisième, à qui il donna l’eau vive de sa grâce, en échange de l’eau du puits de Jacob, qu’il lui avait demandée pour apaiser sa soif ! Ne semble-t-il pas que, par ces exemples, Jésus ait voulu relever l’importance souvent méconnue des petites choses, des petites gens, et pourquoi n’ajouterions-nous pas : des petites Églises. Chrétiens, qui n’avez qu’un verre d’eau ou que deux pites à donner au Seigneur ou à son œuvre, donnez-les et vous ne perdrez pas votre récompense. Et toi, Église, qui n’as ni les grands talents, ni les grandes fortunes, répands les parfums de ton amour et de ton adoration aux pieds de Jésus, et il dira de toi : « Elle a fait une bonne action à mon égard ! Elle a fait ce qu’elle a pu. »
Toutefois, mes frères, ces mêmes mots, qui glorifient les tâches modestes, doivent, envisagés sous un autre aspect, étendre dans de vastes limites la sphère de nos devoirs. S’ils nous disent les divines indulgences de notre Maître, ils nous parlent aussi de ses légitimes exigences. Devant ces mots : « Elle a fait ce qu’elle a pu », qui rassuraient tout à l’heure ma conscience troublée, je m’arrête de nouveau et je me dis : « Ai-je vraiment, moi, disciple de Jésus, ministre de l’Évangile, fait ce que j’ai pu ? Ai-je été, dans l’accomplissement du devoir, jusqu’aux limites du possible ? N’ai-je pas souvent dit : « Je ne puis pas », là où il fallait dire : « Je puis tout en Christ, qui me fortifie. » Ainsi envisagée, la parole de mon texte me paraît grande et redoutable, et, après l’avoir sondée, il ne me reste qu’à me jeter aux pieds de mon Maître, en lui disant : « Seigneur, sois apaisé envers moi qui suis pécheur ! », puis à me relever pour lui demander : « Seigneur, que veux-tu que je fasse ? »
En ce qui concerne notre Église, si j’ai cru pouvoir, mes frères, appliquer à son passé la parole de Jésus relative à Marie et dire d’elle à ses adversaires qui lui reprochent sa faiblesse numérique et à ses amis qui en souffrent comme d’une humiliation : « Ne lui faites pas de la peine, elle a fait ce qu’elle a pu ! » je me retourne vers ses pasteurs et vers ses membres, vers ceux surtout que leur âge destine à préparer son avenir, je m’adresse à nos fils en la foi, étudiants aujourd’hui et demain pasteurs de cette Église, et je leur dis : « Elle sera ce que vous la ferez ! » Faible si vous êtes faibles, médiocre si vous êtes médiocres, infidèle si vous êtes infidèles. C’est vous qui lui tisserez un suaire ou lui tresserez une couronne. A vous d’étendre ou de restreindre pour elle le domaine des possibilités. Faites ce que vous pouvez, et vous ferez de grandes choses, car Celui qui vous dit : « Va avec la force que tu as », vous dit aussi : « Ma grâce te suffit, car ma force s’accomplit dans ta faiblesse. »
Courage donc, petite Église, à qui Dieu a confié le dépôt de vérités et de grâces excellentes. Dans la période nouvelle et, à bien des égards, difficile qui va s’ouvrir pour toi, n’aie pas d’autre ambition que de faire ce que tu peux, mais en te souvenant que la puissance dont tu disposes n’est pas la tienne, mais « la vertu du Saint-Esprit », promise à toute Église fidèle, et pour toi se réalisera la promesse du Seigneur : « Ne crains pas, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le royaume. »