La nuée de témoins

Frédéric Robertson

« Aujourd’hui, notre science est limitée ; alors, je connaîtrai comme j’ai été connu. »
(1 Corinthiens 13.12)

Le renoncement à l’armée.

Frédéric Robertson naquit à Londres, le 3 février 1816 ; son aïeul paternel, son père, ses trois frères, furent officiers dans l’armée anglaise ; jusqu’à l’âge de cinq ans, il grandit dans un fort ; à ses plus anciens souvenirs se mêlait le grondement du canon, et il se rappelait un artilleur avec lequel il se promenait, en lui donnant la main. Son père, un colonel, démissionna pour se consacrer à l’éducation de sa famille. Son fils aîné, Frédéric, était d’une extrême sensibilité, artiste et rêveur. En même temps, la nature le passionnait ; il consacrait des journées à observer les oiseaux dans les bois ; d’autre part, il joignait à une rare ferveur pour la lecture l’ardeur aux exercices physiques. De bonne heure, il manifesta du talent pour le dessin ; la chimie et la géographie l’attiraient. Mais ces intérêts variés pâlissaient auprès de son enthousiasme pour les choses militaires. Comme un Coligny, un Oberlin, un Neff, il aimait l’armée. Quand son père essaya de le diriger vers la carrière pastorale, il s’écria : « Tout, excepté cela ! » Enrôlé dans un régiment destiné aux colonies, il devint bon tireur et bon cavalier, puis rentra dans sa famille en attendant la place qu’on lui avait promise aux Indes. Sa nomination ayant tardé deux ans, un étudiant en théologie, devenu son ami intime, lui représenta qu’il possédait les qualités essentielles à l’exercice du saint ministère ; des circonstances diverses influèrent dans le même sens ; enfin, défiant de lui-même, il remit la décision finale à son père, qui résolut de l’envoyer à l’Université pour se préparer au pastorat. Robertson, âgé de vingt et un ans, s’inclina. Cinq jours avant son départ pour Oxford, arriva le papier militaire qui l’affectait à l’armée des Indes. « Tant mieux ! s’écria-t-il, on ne dira pas que je me consacre au saint ministère parce que la porte à laquelle je heurtais resta fermée. » Effectivement, ceux qui le connaissaient admirèrent, dans son orientation nouvelle, un gage de sincère et courageuse abnégation. C’est en renonçant, par discipline, au métier de soldat qu’il manifesta l’esprit du soldat.

Cependant, il aurait commis une lourde erreur, et même une faute, en se tournant, sans conviction intérieure, vers le pastorat ; car celui-ci est « la première des vocations, ou le dernier des métiers ». Au contraire, ceux qui pressèrent Robertson d’entrer dans le saint ministère avaient discerné en lui les capacités de l’apôtre. Il l’avouait lui-même, puisqu’il avait désiré faire une carrière militaire, afin d’évangéliser dans l’armée. « Combien peu de gens ont souci de l’âme des soldats ! », disait-il. Son espérance était de leur donner, en sa personne, l’exemple d’une vie pure et noble.

Il était donc mûr pour une autre forme de l’apostolat, dans un milieu plus favorable à l’épanouissement chrétien de ses magnifiques dons. D’ailleurs, il eut lui-même le sentiment qu’il suivait sa véritable voie, en étudiant la théologie, car un de ses camarades écrit : « Je l’ai toujours vu gai ; il y avait chez lui, parfois, une exubérance de joie juvénile. » Il organisa un groupe d’amis, qui se réunissaient pour prier et méditer lai Bible. Scruter les Ecritures lui apparaissait comme le premier devoir. Le matin, en s’habillant, if apprenait par cœur quelques versets de l’Evangile ; pendant son séjour à Oxford, il lut plusieurs fois le Nouveau Testament d’un bout à l’autre, en grec et en anglais.

D’autre part, il cherchait à élargir le cadre de ses études spéciales ; il suivit un cours de géologie ; il se plongea dans les ouvrages de Platon et d’Aristote. Plus tard, il regretta d’avoir éparpillé son attention ; il reconnut qu’un plan de travail, même imparfait, mais appliqué avec persévérance, soumet l’esprit à une discipline indispensable. A mesure que le moment de sa consécration approchait, il sentait davantage le besoin de se concentrer. Vers la fin de ses études, il écrivit à un camarade : « Je ne puis accepter votre aimable invitation, il me faut un temps de solitude. Le moment vient où je vais être appelé à déclarer, publiquement, que je me sens appelé par l’Esprit de Dieu à être son ambassadeur. Déclarer cela, en ayant le cœur plein de pensées et d’ambitions mondaines, serait une chose trop horrible pour qu’on puisse y songer de sang-froid. »

Il fut consacré, le 12 juillet 1840, à Winchester, où il venait d’être nommé suffragant dans l’église anglicane. Il aurait souhaité un poste d’aumônier militaire ; mais il sacrifia, une fois de plus, ses préférences ; et il comprit le sens profond du texte choisi, par le prédicateur, pour le sermon de consécration : « Supporte la souffrance, comme un loyal soldat de Jésus-Christ. » Il accepta, en effet, le saint ministère comme une occasion d’offrir sa vie, de s’immoler pour ses frères au service de la plus sublime des causes. Quelqu’un écrivait de Robertson, après la cérémonie : « Il était entièrement dominé par son émotion. Quand je le vis, le lendemain il semblait relever de maladie ; il paraissait brisé. »

Il apporta cette intensité de sentiment dans l’exercice du ministère pratique. Sa paroisse l’absorbait tellement qu’il disait, au bout de quatre mois : « Je ne pourrais m’absenter un seul jour. » En même temps, décidé à persévérer dans l’étude, il se levait de très bonne heure, et ne mangeait presque rien, le matin, afin de conserver la tête libre pour le travail cérébral. Enfin, il s’efforçait de développer, sans relâche, sa vie spirituelle. Il s’était fixé un sujet spécial de prière, pour chaque jour de la semaine ; mais toutes ses requêtes culminaient en une seule : aimer Jésus d’un amour désintéressé. On a retrouvé, dans son journal intime, cette invocation : « Prends mon corps, mes pensées, mon cœur, mon temps, mes facultés, mon argent, ma santé, mes forces, mes nuits et mes jours, ma jeunesse et mon âge mur, et dépense-les à ton service, ô mon Maître crucifié, mon Rédempteur, mon Dieu ! »

Cependant, il ne connaissait pas encore la pleine liberté assurée par l’Evangile. Il s’analysait avec scrupulosité, examinait ses intentions, enregistrait ses moindres fautes, dressait la liste des grâces qui lui manquaient ; bref, il s’engageait dans l’impasse où Luther et Wesley avaient commencé par se fourvoyer. Il pratiquait même l’ascétisme ; non seulement, il réduisit ses dépenses au strict nécessaire, afin de donner aux pauvres, mais il retrancha systématiquement sur la nourriture et le sommeil. Il fuyait aussi les relations de société, où sa brillante conversation le mettait au premier rang.

Les privations, le surmenage, l’angoisse intérieure, un chagrin personnel, ébranlèrent sa santé ; il dut quitter Winchester au bout d’un an. Pour se détendre, il voyagea. Parvenu en Suisse, il rencontra le calviniste strict, César Malan ; ils discutèrent, et le prédestinatien finit par lui dire : « Mon très cher frère, vous aurez une triste vie et un triste ministère. »

En attendant, il se maria ; il épousa une jeune compatriote à Genève. Le silence gardé par les biographes, sur le foyer de Robertson, et la solitude morale dont il souffrit, laissent pressentir que sa compagne resta incapable de partager ses ambitions apostoliques ou de l’inspirer. De retour en Angleterre, il fut nommé suffragant à Cheltenham, où son ministère dura cinq ans. Il ne plaignit pas sa peine. Son journal contient de longues listes des pauvres et des malades qu’il visitait, avec indication de sommes prélevées sur son modeste revenu, pour aider certains ouvriers à payer leurs dettes. Un de ses amis raconte qu’il le vit partir, à dix heures du soir, par un violent orage, pour aller, à une lieue de distance, visiter un vieillard indigent. Cependant, il se reprochait de négliger ses devoirs. Il s’accusait, aussi, de prêcher des sermons inintelligibles, parce que l’originalité de ses vues, ou leur largeur, soulevaient de l’opposition. Il traversa donc une période pénible de dépression morale. De plus, il crut que sa position de pasteur lui interdisait des exercices corporels, pourtant très nécessaires à son équilibre nerveux. Au grand air, il revivait ; alors, s’affirmaient sa vaillance et même son audace. Un jour, il s’obstina dans la volonté de faire franchir à son cheval une haie très haute ; la bête sauta enfin, et roula sur son cavalier, qui se releva souriant. Il s’écria, une autre fois, à propos de son petit garçon qui avait donné une marque de frayeur, pendant la promenade : « S’il manquait de courage, il ne serait pas mon fils ! »

Le courage n’est pas seulement d’ordre physique ; Robertson montra, aussi, un rare courage intellectuel. Il entra en relation avec un homme instruit, versé dans les questions philosophiques, et qui suivait de près le mouvement théologique en Allemagne. Robertson, dans ses entretiens avec lui, se trouva en présence d’un interprète qualifié des exigences et des scrupules de la pensée moderne ; il se heurta, lui croyant, à un chercheur, qui appliquait à l’examen du christianisme les méthodes scientifiques d’investigation qui caractérisent l’intelligence dite critique, c’est-à-dire soucieuse de peser, dans tous les domaines, le pour et le contre, le certain et l’incertain, le probable et l’improbable, dosages de plus en plus délicats. L’absolue sincérité de Robertson l’empêcha de reculer, lui-même, devant un examen douloureux, ou périlleux, des bases mêmes de la doctrine orthodoxe.

Peu à peu, il sentit s’approfondir un fossé entre son âme et les défenseurs du dogme traditionnel, qui menaient, dans la presse religieuse, une campagne violente, sectaire, et obscurantiste, contre tout renouvellement théologique. « Ils mentent au nom de Dieu, disait-il ; d’autres mentent au nom du Diable, voilà toute la différence. » En même temps, il prit en dégoût la piété mondaine qui caractérisait trop de prétendus « chrétiens », formalistes et hypocrites ; il en vint à ne plus lire les ouvrages de dévotion, crainte d’être entraîné lui-même à un sentimentalisme creux et sonore ; il était scandalisé par l’alliance d’affirmations très hautes avec des sentiments très bas. Enfin, la prédication lui devint à charge ; car il ne pouvait plus prêcher en conscience les doctrines, réputées évangéliques, dont il était, comme pasteur, le gardien officiel.

Très sensitif par nature, il souffrit cruellement de ces chocs répétés. Le coup de grâce lui fut infligé par un homme qui lui retira brusquement son amitié, alors que Robertson, avec l’intensité d’une âme fervente, lui avait donné sa confiance totale. Cette épreuve très dure fut suivie d’une crise intérieure, qui aboutit à une véritable détresse, et qui ébranla, une fois de plus, la santé du jeune pasteur, alors âgé de trente ans. Il demanda un congé, puis entreprit un voyage solitaire sur le continent.

Doutes et certitudes.

Il écrivait alors : « J’ai erré durant six semaines dans le Tyrol, pour essayer de l’air des montagnes, et d’un exercice violent et soutenu. » Il s’exprime en ces termes sur la religion prévalente dans le pays : « Un tableau représente un prêtre attaqué par des brigands ; il leur exhibe l’hostie, et ils reculent. Les lâches ! La crainte et le respect ne sont des sentiments religieux, que s’ils s’adressent à des objets dignes d’être vénérés. Un homme qui s’agenouille devant un crucifix, ou qui tremble à la vue de l’hostie, mais qui n’est pas prosterné, de tout son cœur, dans l’adoration de ce qui est saint et vrai, cet homme-là n’est pas religieux, mais superstitieux. »

Le contact avec les solitudes sauvages des Alpes procurait à son cœur troublé, non seulement le bienfait du silence, mais aussi l’apaisement qu’éprouve une âme en détresse à trouver, dans la Nature elle-même, une manière de traduire ses propres sentiments avec énergie. Surpris un jour par l’orage, sur les hauteurs, il connut une espèce d’extase : « Je ressentis une de ces émotions qu’on n’éprouve qu’une fois dans sa vie : un double sentiment de terreur et de triomphe, le mépris du danger, l’orgueil, le ravissement, l’humiliation, et, en même temps, la sensation d’un repos profond, comme si le tumulte des éléments donnait une expression aux angoisses de l’homme, et lui procurait une espèce de soulagement qui le pousse à s’écrier : C’est cela, c’est cela ! »... Des vautours planaient sur la tempête.

Dans une conférence prononcée plus tard, on retrouve l’écho de la même crise ; tout le passage a la valeur d’un aveu tragique : « C’est un moment terrible que celui où l’âme s’aperçoit que les appuis sur lesquels, aveuglément, elle s’était reposée jusque-là, sont des appuis illusoires ; quand elle commence à ressentir le néant des opinions traditionnelles qu’elle avait adoptées et que, dans l’affreuse incertitude qui l’envahit, elle se demande s’il y a encore quelque chose de vrai. C’est une heure terrible (celui-là seul qui l’a traversée en connaît l’amère tristesse), que celle où la vie n’a plus de sens, où la vertu n’est plus qu’un nom, où la tombe nous apparaît comme la fin de tout, et le ciel comme un espace vide et morne d’où Dieu lui-même a disparu. Dans cette solitude effrayante de l’âme, quand ceux qui devraient être nos amis et nos conseillers n’ont pour nous que des paroles de blâme, et nous donnent le profane conseil de refouler nos doutes (qui pourraient bien provenir de la source même de la vérité), et d’éteindre comme une suggestion infernale ce qui pourrait bien être une lumière venue du ciel ; quand tout est enveloppé d’une atroce incertitude, – je ne connais qu’un seul moyen de sortir sain et sauf de cette agonie : retenir fermement les points incontestables, les grands et simples axiomes de la morale. Quand tout le reste serait remis en question, une chose demeure certaine : à supposer qu’il n’y ait point de Dieu, point de vie future, même alors, il vaut mieux être généreux qu’égoïste, il vaut mieux être chaste qu’impur, il vaut mieux être sincère que fourbe, il vaut mieux être courageux que lâche. Heureux au-delà de toute félicité terrestre celui qui, dans les tempêtes les plus sombres de l’âme, a su retenir, coûte que coûte, ces principes sacrés. Trois fois heureux celui qui, alors que la nuit règne en lui et hors de lui, alors que ses maîtres l’épouvantent et que ses amis l’abandonnent, s’attache obstinément au bien moral ! Trois fois heureux, car aux ténèbres succédera la brillante lumière du jour. J’en appelle aux souvenirs de l’homme, quel qu’il soit, qui a traversé pareille angoisse et qui, finalement, s’est retrouvé debout sur le roc, les flots apaisés au-dessous de lui, le dernier nuage balayé du ciel, en possession d’une foi, d’une espérance, d’une confiance, non plus traditionnelles seulement, mais personnelles, et lui appartenant en propre ; oui, une confiance telle, que ni la terre, ni l’enfer, ne pourront l’ébranler. »

En quittant la montagne, Robertson devint provisoirement prédicateur dans l’église anglaise de Heidelberg. Après quelques semaines, il écrivait : « Pendant un séjour de deux mois, mon ministère a produit plus de résultats que pendant les années entières consacrées à ma paroisse. » Il résolut de quitter l’église de Cheltenham où il avait, semble-t-il, échoué. « Je ne suis pas qualifié, disait-il, ni intellectuellement, ni moralement, pour travailler parmi les riches. » L’avenir prouva qu’il se calomniait, en se jugeant avec tant de sévérité ; mais son vœu sincère était alors de prendre la charge d’une église rurale et de servir les pauvres, loin du monde, à sa manière et selon ses convictions. « Mes idées ont subi, sur bien des points, une modification complète ; je suis résolu dorénavant à penser et agir seul. »

Voilà .une affirmation catégorique. Robertson, au moment de reprendre son ministère dans l’église anglicane, déclare qu’il ne peut plus prêcher ce qu’il enseignait au moment de sa consécration au saint ministère. Essayons de comprendre ces graves paroles. Devons-nous les interpréter comme un aveu ? Sommes-nous en présence du cas, bien mélancolique, d’un pasteur ébranlé dans sa foi et qui, après avoir propagé la Religion, se borne a recommander la Morale ? Au contraire, puisque Robertson, après sa crise violente, se proclama plus chrétien que jamais. Alors, s’agit-il du cas, assez banal, d’un pasteur classé « orthodoxe » au début de sa carrière, et qui devient « libéral », après avoir complété ses connaissances théologiques ? Nullement. On se tromperait fort en supposant que Robertson a, simplement, passé d’un christianisme surnaturel à un christianisme raisonnable ; on tracerait de lui, non un portrait, mais une caricature, si on le représentait se détournant de l’évangélisme, pour se tourner vers le rationalisme.

La vérité est que Robertson, quand il descendit des solitudes alpestres, se trouvait dans la situation religieuse des grands inspirés, quand ils revenaient d’une rencontre avec l’Eternel au désert. Loin d’être devenu rationaliste, il avait cessé de l’être, – car il refusait, désormais, de fonder la foi en Dieu sur une démonstration intellectuelle. Il faut donc modifier la formule que j’ai employée pour caractériser l’attitude adoptée par lui, au moment de rentrer dans le ministère pastoral en Angleterre. J’avais dit : Robertson, après sa crise, ne pouvait plus prêcher ce qu’il avait enseigné auparavant ; en réalité, il ne le voulait plus.

Il se refusait à répéter son vieux message, parce que le nouveau était plus riche, plus beau, plus fécond.

Essayons de le résumer. « Jeunes gens ! s’écriait-il, la seule chose virile et forte est la foi. Ce n’est pas dans la mesure où un homme doute, mais dans la mesure où il croit, qu’il est capable d’agir et de porter l’acte à la perfection. Les gens répètent : Si je pouvais croire, je rendrais vraie ma vie ; si j’étais sûr de ce qu’est la vérité, alors, je m’appliquerais à vivre avec sérieux. – Non ! Dieu dit : Agis ! rends vraie la vie, alors, tu deviendras capable de croire. »

La foi, ainsi comprise, est autre chose qu’une idée, une formule, un credo. « Quelle différence, explique Robertson, entre supposer et savoir, entre s’imaginer et posséder une conviction, entre avoir une simple opinion et avoir une croyance ! » Mais comment obtenir la certitude ? Suffit-il d’accepter avec soumission, par une adhésion intellectuelle, ce qui est enseigné au nom de la tradition ecclésiastique ? Non. Car, en m’inclinant simplement devant l’autorité, je m’appuierai sur une supposition, non sur une certitude. « Je n’obtiens qu’une simple opinion, quand je connais ce que pense autrui ; pour savoir, il faut sentir. Dans le domaine pratique, on sait dans la mesure où l’on fait. » Reprenant, sous une autre forme, la pensée de Pascal : « Dieu sensible au cœur », Robertson osait dire : « Sentez Dieu ! Faites sa volonté, jusqu’à ce que l’obligation morale, impérative, absolue, parle en vous, comme une voix vivante : Tu dois ! Tu ne dois pas ! – et alors, vous ne « supposerez » pas qu’il y a un Dieu, vous le « saurez ».

Quand la religion est ainsi considérée comme une affaire de vie intérieure, la tyrannie sacerdotale s’écroule ; on adore en Dieu un Esprit partout présent, partout pressant, qui cherche directement les âmes individuelles, et les appelle par leur nom, une à une. Le salut consiste à se laisser trouver par l’Esprit saint. « Tel est le principe central de la Réformation. Dans la grandeur d’une solitude sublime, l’âme est rejetée sur Dieu. Cette indépendance protestante n’a rien qui ressemble à la présomption, car elle n’est que le sentiment profond de la responsabilité personnelle ; la résolution d’écouter l’enseignement de Dieu, plutôt que celui de l’homme ; la détermination de se fier à la Lumière divine dans l’âme. »

En résumé, la foi chrétienne a pour base la Présence réelle de Dieu dans notre conscience ; et, par conséquent, elle ne cherche pas des appuis extérieurs, comme s’il fallait étayer Dieu du dehors. La foi est donc aussi puissante que la superstition est faible, quand il s’agit d’affermir l’âme dans la certitude. « Pour combattre les progrès de l’incrédulité, il ne suffit pas de parler à voix basse des choses sacrées, ou d’abriter le fidèle derrière l’infaillibilité d’une Eglise ou d’un Livre, ou de rejeter l’esprit de recherche, comme si toute investigation était profane. La foi plane majestueusement au-dessus de la peur. »

Ainsi, Robertson, tout comme Vinet, ne se lasse pas d’affirmer que le vrai se démontre en se montrant. « Comment reconnaître un caractère divin à la Vérité ? A quel signalement découvrir qu’elle vient, ou non, d’En-Haut ? On nous dit, parfois, que les miracles de Jésus prouvèrent qu’il était Fils de Dieu ; ou encore, on nous presse d’accepter telle doctrine, parce qu’elle est écrite en un certain Livre, ou parce que les Pères de l’Eglise l’ont tous affirmée. Eh bien ! réfléchissez. Que signifie un raisonnement de ce genre ? Exactement ceci : il y a quelque chose qui est plus évident que la Vérité ! Celle-ci ne peut se prouver elle-même ; il faut lui chercher, ailleurs, sa preuve. Le témoignage de nos âmes à la Vérité ne suffit point ; on fait appel au témoignage que nos sens rendent au miracle. Nos sens appartiennent, pourtant, à la partie inférieure de notre nature ; mais leur témoignage est considéré comme plus valable que le témoignage de notre âme, par laquelle nous communions avec Dieu. »

Développant cette pensée capitale, Robertson ajoutait : « Si quelqu’un dit : Le soleil brille ! lui objectera-t-on : Pour en être certain, il faudrait voir l’ombre portée sur le cadran solaire ? – De même, la vérité, comme la lumière, est visible par elle-même ; pour la discerner, nous n’avons pas besoin des ombres qu’elle projette. Il y a, dans nos âmes, quelque chose qui est de Dieu, et qui correspond à ce qui est de Dieu, hors de nous ; et le divin en nous reconnaît le divin hors de nous par une intuition directe. Christ est venu, apportant la vérité ; et les vrais la saluent. « Mes brebis me connaissent », disait-il. Elles le reconnaissent d’instinct. Nul besoin d’une démonstration, pour saluer la vérité de ces enseignements : « Dieu est amour.,. Que donnerait un homme en échange de son âme ?... Qui sauvera sa vie, la perdra ! celui qui, à cause de moi, la perdra, la retrouvera... Tout est possible à celui qui croit... Le sabbat est pour l’homme, non l’homme pour le sabbat... Dieu est esprit. »

Bref, « nous sommes sauvés par la vie de Dieu en dehors de nous, faisant jaillir la flamme de la vie de Dieu en nous. » Et cette vie extérieure de Dieu « s’est manifestée en la personne du Christ ». Dans une formule condensée, Robertson affirme : « Christ est la voix de Dieu en dehors de l’homme, l’Esprit est la voix de Dieu dans l’homme. » Entre ces deux énergies divines, quand elles se rapprochent l’une de l’autre, éclate en quelque sorte l’étincelle électrique, l’éclair de la révélation, la flamme purificatrice et rédemptrice.

Vous comprenez, dès lors, pourquoi la piété de Robertson se concentrait avec enthousiasme, avec ferveur et adoration, sur la personnalité de Jésus. Le contempler assidûment, l’aimer, le servir, être inspiré par lui, vivre dans sa communion, être transformé à son image, reproduire ici-bas son caractère, et refléter sa personnalité, voilà le christianisme. Le christianisme, c’est Christ !

Telles étaient les certitudes fondamentales que Robertson avait trouvées, comme un or pur, au fond du creuset de son angoisse intellectuelle. Désormais, il possédait une foi nettement religieuse, concentrée dans les réalités spirituelles, indépendante en une large mesure des formules doctrinales et des formes rituelles, mais capable de les utiliser pleinement, avec une pieuse gratitude, et dans la communion de l’Eglise universelle, pour le service du Royaume de Dieu.

Enfin maître de sa pensée, il n’avait plus que six années à vivre ; elles lui suffirent, malgré la maladie et la persécution, pour élever un monument impérissable.

Un prédicateur.

Le chrétien, disait-il, est persécuté quand on le condamne sur ses idées, au lieu de le juger sur ses actes. Il en fit la dure expérience en reprenant le ministère pastoral dans son pays. Cependant, rien désormais ne pouvait ébranler sa foi ; il vivait au-delà, au-dessus, des pâles régions du doute et de la crainte.

A peine rentré en Angleterre, il demanda une paroisse à l’évêque d’Oxford, mais en le prévenant qu’il ne prêcherait pas la doctrine (soutenue par le prélat), qu’un enfant est régénéré par le baptême. L’évêque eut un long entretien avec Robertson, et conclut, après l’avoir écouté : « Je vous renouvelle mon offre. » Il s’agissait d’un postée difficile et mal rétribué, dans un quartier pauvre d’Oxford. Robertson se mit à l’œuvre activement. Les étudiants de l’Université surent bientôt l’y découvrir, et suivirent, nombreux, ses prédications. Mais, deux mois plus tard, il reçut un appel pressant de l’église de Brighton ; il refusa d’abord, puis remit la décision à son évêque même, qui lui fit un devoir d’accepter. Robertson partit sans enthousiasme, redoutant les difficultés du ministère dans une brillante ville d’eaux, station balnéaire sur la Manche. Il écrivait : « Le déclin de mes forces physiques et morales est un avertissement ; il ne me reste plus qu’à descendre la colline. J’aspire toujours davantage au repos, le repos en Dieu et dans l’amour. »

C’est le 15 août 1847 qu’il monta en chaire, dans la chapelle de la Trinité. Ce fut la première pierre d’un édifice unique. Au cours de l’histoire, bien des prédicateurs ont publié leurs sermons, entreprise assez risquée, puisque le style même d’un discours, destiné à être entendu, est moins serré, moins précis, que le style d’un écrit destiné à être lu ; il fatigue, souvent, par sa redondance. De plus, les sermons reflètent parfois, si exactement les idées contemporaines, que la génération suivante cesse déjà de s’y intéresser. Ils ne peuvent survivre, exceptionnellement, que par la solidité de la pensée, la ferveur du sentiment, l’éclat de l’imagination. Voilà ce qui a sauvé de l’oubli les sermons de Robertson. Et cela, dans des circonstances bien extraordinaires ; car il prêchait volontiers sur de simples notes, improvisant la forme ; et si une centaine de ses discours sont lus encore avec avidité, on le doit au fait que bon nombre d’entre eux furent par lui rédigés après coup, non en vue de l’impression, mais pour une personne privée de les entendre. Dès lors on y retrouve, à côté de développements achevés, des notations condensées, qui reposent de l’éloquence banale ; ainsi, la magnifique intellectualité de l’ensemble prend tout son relief, sans que ces pages perdent rien de leur poésie intense et de leur chaleur d’âme.

Voici, d’ailleurs, un fait significatif. Depuis de longues années, un éditeur allemand publie une collection de romans anglais et d’ouvrages littéraires, destinés aux Anglo-Saxons qui voyagent sur le continent ; or, on y trouve, exception insigne, quatre recueils de sermons prêchés par Robertson. Pareil hommage est décisif. Huit années seulement après sa mort le prédicateur de Brighton prenait place, à jamais, parmi les grands classiques de la piété chrétienne (1).

(1) B. Tauchnitz : Leipzig. Collection of British authors. – Les volumes sont intitulés : « Sermons prêchés à la Chapelle de la Trinité, Brighton, par le Rev. F. W. Robertson ».

La ville où le jeune pasteur de trente-deux ans vint achever sa brève carrière, offrait de nombreux stimulants à sa pensée, il entra en relation avec des doctrinaires étroits et hautains, des pharisiens dévots, des sceptiques raffinés, des prolétaires incrédules ; il fréquentait des pasteurs de toutes les tendances, appartenant à diverses dénominations ecclésiastiques ; il était en contact, sur le terrain social, avec des conservateurs et des révolutionnaires. Un pareil milieu lui dictait son message. Depuis longtemps, il avait trois griefs contre la prédication courante : d’abord, elle était trop théologique, et demeurait étrangère aux réalités de la vie ; ensuite, elle visait moins à poser des principes qu’à exciter des émotions ; enfin, elle s’adressait trop à l’individu, négligeant les tâches collectives el les programmes d’ensemble qu’imposerait la fondation, ici-bas, d’un Royaume de Dieu. Robertson prit donc la résolution de prêcher sur les questions fondamentales qui troublaient sa génération.

En 1848, après la proclamation de la République française, il eut l’occasion de toucher des sujets brûlants, dans une série de méditations sur le premier livre de Samuel. Il examina la question de savoir dans quelle mesure un roi, inique et incapable, reste un souverain légitime ; il parla sur les « droits de la Propriété », et les « droits du Travail » ; mais sans quitter le terrain de l’histoire israélite. Ses discours soulevèrent une ardente opposition ; on accusa le prédicateur de sacrifier la religion à la politique ; une dénonciation anonyme contre lui parvint à l’évêché. Il se disculpa dans une lettre à l’évêque : « Si je m’étais borné à faire le procès des classes inférieures, on n’aurait rien trouvé de répréhensible dans mon discours ; mais j’ai rappelé les torts des dirigeants, et ils ne supportent pas qu’on les blâme devant leurs domestiques. J’ai la conviction que le ministre de Christ n’est pas coupable quand il relève avec force, bien qu’avec amour, les fautes de ceux qui occupent une position sociale supérieure à la sienne. Cette mission n’a rien d’agréable ; elle lui vaut des ennemis ; elle compromet ses intérêts terrestres ; et, chose pire pour un cœur aimant, elle change la bienveillance en froideur. Mais, je suis prêt, s’il le faut, à supporter cette épreuve jusqu’au bout. Un ministère consciencieux, exercé parmi les riches, est une œuvre ingrate et profondément décourageante. Le restant de ma vie sera consacré aux pauvres. »

Il demeura fidèle à ce vœu solennel. D’instinct, les humbles avaient découvert en lui un ami. Quelques mois après son arrivée à Brighton, le 25 décembre, il avait trouvé, dans la chaire, des exemplaires soigneusement reliés de la liturgie anglicane, cadeau de Noël offert par les serviteurs de quelques familles bourgeoises. Dans sa prédication, Robertson avait réussi à remercier discrètement les donateurs, en décrivant la joie d’un frère qui, le jour anniversaire de sa naissance, aperçoit une rose déposée dans sa chambre par une sœur chérie. Mais sa constante préoccupation des petits s’affirma, bientôt, par des initiatives publiques.

Un de ses paroissiens lui écrivit : « Je suis effrayé de l’abime qui se creuse entre les classes ouvrières et les interprètes de la religion. Il y a là un mystère qui me confond. Si jamais a retenti une voix capable d’atteindre ceux qui peinent, c’est la voix de celui qui déclara : « Venez à moi, vous les fatigués et les chargés ! L’esprit apostolique nous manque. Par quel moyen réveiller, parmi nos ouvriers, l’intérêt pour les choses religieuses ? Ah ! je souhaiterais que vous eussiez la force de dix hommes ! » Certes, la vigueur d’Hercule manquait à Robertson ; mais il possédait le rayonnement de l’amour. Le pasteur et le paroissien fondèrent une Association de travailleurs, où s’inscrivirent aussitôt plus de mille ouvriers. Le Cercle fut inauguré par un discours de Robertson ; celui-ci, « conservateur par tempérament, libéral par conviction », ne fit pas une profession de foi socialiste, mais il ne plaida pas non plus la cause du conservatisme ; il montra que les théories, même utopiques, des réformateurs sociaux recouvrent, souvent, des vérités d’inspiration chrétienne ; et que l’Evangile prépare le terrain commun où toutes les classes pourraient, et devraient, se rencontrer.

Quelques mois plus tard, il prononça un discours public, pour obtenir que les magasins fussent fermés plus tôt, le soir. Sans cacher les difficultés réelles que la mesure proposée suscitait aux patrons, il insista sur le droit moral des employés à disposer des fins de journée pour leur instruction personnelle et le repos. Enfin, s’adressant aux riches, il démontra que la solution de ce problème pratique ne dépendait pas seulement des vendeurs, mais des acheteurs.

Les manifestations de ce genre, et d’autres analogues, entretenaient contre Robertson une opposition grandissante, et son isolement moral ne fit que s’accentuer. Mais il possédait la paix intérieure. Il écrivait : « Je crois toujours plus fermement que Dieu et mon âme se cherchent, et le résultat final ne m’inspire aucune crainte. Nous sommes entourés de mystères effrayants, mais Dieu est là. Je lis Shakespeare, Wordsworth, Tennyson, Coleridge, Philippe d’Artevelde (2), pour m’inspirer des vues saines sur l’humanité ; je sors dans la campagne, pour sentir la présence de Dieu ; je fais, tant bien que mal, de la chimie, pour me pénétrer à Son égard d’une crainte respectueuse ; je lis la vie de Christ, pour le comprendre, l’aimer, l’adorer ; et mon expérience finale est que je me détourne avec dégoût de tout ce qui n’est pas lui. Il me semble que j’entrevois, par moments, ce qui se passait dans son âme, et je suis certain que je l’aime de plus en plus, J’ai parfois le sentiment si intense d’une Présence invisible, que ma solitude m’apparaît une bagatelle, dont il ne vaut pas la peine de parler. »

(2) Jacques d’Artevelde fut le chef des Flamands révoltés contre la France, au XIVe siècle ; il périt de mort violente dans une émeute. Son fils Philippe fut tué dans la bataille de Rosebecque, à la tête des Gantois.

Une sensibilité aussi exquise confine à la maladie ; l’instrument vibre si intensément, qu’il se brise. « Mon malheur, ou mon bonheur, disait Robertson, est le pouvoir de sympathiser. » Il aperçut, un jour, l’image d’un chameau à l’agonie dans le désert, et fixant un regard de terreur sur un vol de vautours. « Cette gravure, écrivait-il, vous communique le sentiment du désespoir. J’ai parcouru les rues, hanté par cette impression. » Une belle mélodie le poursuivait, au point de lui enlever le sommeil. Une nuit, après avoir étudié la tragédie de Macbeth, il sentit la peur le gagner dans l’escalier silencieux ; il revint sur ses pas et retraversa un corridor sombre, pour braver une vaine terreur. Au récit d’une action généreuse, il ressentait une joie aiguë, si vive qu’elle en devenait douloureuse ; tandis qu’il ne pouvait s’endormir, au souvenir d’un acte de bassesse, tant il étouffait d’indignation. « Je l’ai vu, dit un ami, grincer des dents et serrer les poings, en passant auprès d’un homme qui cherchait à perdre une innocente jeune fille. »

Quand il prêchait, son sujet le dominait totalement, et il semblait perdre conscience de lui-même ; ensuite, il n’avait plus souvenance des mots, des images ; quand il cherchait à reconstruire son discours, l’effort intellectuel était aussi laborieux que pour le composer. Sans le savoir, il avait pris l’habitude, en commençant le sermon, de se pencher en avant, et de laisser pendre la main droite sur le rebord de la chaire. Voyant ce geste reproduit dans un des portraits qu’on avait faits de lui, il demanda : « Me suis-je vraiment rendu coupable de cela ? » Sur la réponse affirmative, il reprit : « Cela ne m’arrivera plus jamais. » Il abhorrait la seule idée de tomber assez bas pour devenir un prédicateur à la mode, et il se tourmenta plusieurs fois, à l’excès, des témoignages de gratitude manifestés par des admirateurs sincères.

D’ailleurs, il ne risquait pas d’être encensé. – D’une part, il brava les libres penseurs ; dans son Association de Travailleurs, il s’opposa fermement à l’introduction de livres antireligieux dans la bibliothèque de la Société. « Comme vous, leur dit-il dans un discours public, je reconnais les droits du libre examen ; lisez donc les ouvrages qu’il vous plaira, mais ne les imposez pas à ceux auxquels ils sont antipathiques (3). » – D’autre part, il souleva une hostilité générale dans le monde ecclésiastique, par l’exposé de ses vues sur le baptême ; sur le repos du dimanche, qu’il refusait d’identifier avec le sabbat juif ; sur l’inspiration (non littérale) de la Bible ; sur la valeur expiatoire de la mort du Christ. « On me demande, écrivait-il : Où allons-nous être entraînés ? Je ne m’arrête pas à ce genre d’objections. J’expose la vérité, laissant à mes auditeurs le soin d’en tirer les conséquences. On me reproche d’avoir affirmé que Christ a porté le poids du « péché » des autres, mais non celui de la « colère » de Dieu ; sur ce point-là, je défie toutes les attaques de mes contradicteurs. Ils n’ont pas un seul mot à dire, à l’appui de leur théorie ; elle est une addition à la Bible, aussi manifeste que toutes les additions faites par le catholicisme. »

(3) Etait-ce là un principe théorique, formulé dans son abstraction ? Alors, il aurait fallu éliminer aussi les livres religieux. Mais Robertson semble partir d’un simple fait : la majorité des lecteurs est actuellement opposée à l’introduction de livres antireligieux dans leur bibliothèque

Il acceptait l’opposition : « Mon enseignement est critiqué par plusieurs avec amertume, et j’en souffre profondément ; mais il m’est impossible de quitter ma voie, pour me concilier ceux à qui je déplais. Leur opposition tient, en partie, à des malentendus, en partie, à des divergences réelles. Le but de la vie de Jésus-Christ n’a-t-il pas été de mettre l’esprit au-dessus de la lettre, les principes au-dessus de la réglementation, et n’est-ce point là l’explication de l’hostilité qu’il a soulevée ? Voilà ce qui me console... Osez être seul avec Dieu ; fiez-vous à Lui, et ne craignez pas qu’il vous laisse longtemps dans les ténèbres. Jésus n’était-il pas incompris, soupçonné, calomnié ? Et, devant lui, il avait la croix ; tandis que nous n’avons à craindre que des bavardages malveillants autour de la théière, et des mains levées au ciel, dans une sainte indignation. Et nous appelons cela porter notre croix ! Quelle honte ! »

Ce qui le troublait bien plus que l’opposition ecclésiastique, e est le danger spirituel attaché à l’office du prédicateur. Il écrivait à un correspondant : « Je donnerais tout au monde, pour échapper à cette obligation de parler sans trêve, qui absorbe une somme d’énergie considérable... Celui qui vit pour parler est, de toutes les âmes humaines, la moins élevée. Il va s’amoindrissant de jour en jour, car les grands sentiments qu’il exprime sont des mots, non des actes. » Naturellement, Robertson, dans ce passage, n’identifiait point le messager de l’Evangile avec un bavard ou un hâbleur ! Sa parole à lui était une action. Il déclarait avec force : « Les vérités que j’enseigne sont vraies. Elles s’éclairent l’une l’autre, d’année en année, et me semblent s’étendre jusque dans l’infini. Dans les questions qui sont du ressort de la science (par exemple : qui est l’auteur de l’épître aux Hébreux ?), je ne puis affirmer que mon opinion, soit vraie. Mais, si l’on me demande le renoncement à mes convictions, je ne puis y consentir. En pareille matière, il m’est impossible de soumettre mon jugement à des hommes, fussent-ils plus sages ou meilleurs que moi. Ce serait une humilité affectée. Dire que je serais prêt à souffrir le martyre pour la défense de mes convictions, c’est simplement dire que ce sont des convictions. »

Mais une pareille certitude ne le poussait nullement à braver le jugement d’autrui, sans nécessité. Bien qu’il fût opposé à une certaine « sanctification » du dimanche, plus pharisienne que chrétienne, il lui arriva souvent de faire douze kilomètres pour aller prêcher hors ville, plutôt que d’utiliser une voiture, même prêtée ; et cela, pour ne point scandaliser. De même, dans la controverse avec le catholicisme romain, il avait inauguré une méthode qui lui semblait féconde ; mettre en lumière les vérités que recouvrent certaines erreurs. Il avait formé le projet d’examiner, publiquement, les doctrines sur la succession apostolique, les sept sacrements, la régénération baptismale, la transsubstantiation, l’absolution, l’adoration de la Vierge, le Purgatoire, l’invocation des saints. Dans cet examen, il se proposait d’appliquer à chaque dogme les deux règles inspiratrices de son enseignement : d’abord, établir la vérité, au lieu d’attaquer l’erreur ; ensuite, montrer que la vérité consiste dans l’union de deux propositions contraires, plutôt que dans une voie moyenne entre les deux. « Découvrez ce que le catholique romain veut dire, traduisez-lui ses aspirations, faites-lui comprendre ce qui lui manque : est-il une tâche plus capable de tenter un homme large de cœur, à l’intelligence claire et vigoureuse ? » Son extraordinaire sermon sur la Vierge Marie montre qu’il aspirait à devenir, lui, ce fraternel et génial interprétateur.

Mais l’effondrement brutal de ses forces l’empêcha de réaliser, hélas ! de nobles ambitions. La maladie, qui devait remporter (peut-être une tumeur du cervelet) ; se déclara nettement au début de 1853. Il souffrit de douleurs atroces dans le cou, surtout pendant les trois jours qui suivaient les prédications du dimanche. « Seul dans sa chambre, étendu sur une natte, la tête appuyée contre le barreau d’une chaise, il serrait les dents pour comprimer les gémissements que, même pendant de longues nuits d’insomnie ; la douleur ne put jamais lui arracher. » Après une conférence qu’il donna sur la poésie, il s’évanouit dans la rue, se releva, entra dans un magasin, s’évanouit de nouveau. « J’ai eu ensuite de violentes douleurs dans la tête, qui ont duré trois heures ; mais, craignant d’appeler l’attention sur moi, je n’ai pas voulu manquer une invitation à dîner en ville. » Il consentit, ensuite, à prendre un repos qui dura un peu plus de quinze jours. Durant ce congé urgent, des paroissiens firent une souscription pour aider Robertson à se procurer le secours d’un suffragant. Le malade accepta cette offre avec reconnaissance. Mais le jeune pasteur qu’il désigna ne fut pas agréé par le pasteur en titre de Brighton, qui possédait le droit légal de veto ; ayant des griefs personnels contre l’ami de Robertson, il empêcha celui-ci de recourir à la collaboration pastorale qu’il désirait ardemment

Alors, les événements se précipitèrent. C’est le 22 mai que se produisit le refus de confirmer la nomination du suffragant. Stoïque, Robertson prêcha encore le 29 mai, et le 5 juin. En ce dimanche suprême, il donna un sermon, dans la matinée, sur la parabole du figuier stérile : « Coupe-le ; pourquoi occupe-t-il inutilement la terre ? » Il expliqua, l’après-midi, une portion du chapitre treizième de la seconde épître aux Corinthiens. « Il faut lire les trois dernières méditations, écrit un biographe de Robertson, si l’on veut pénétrer dans l’intimité de sa vie de souffrances et de luttes solitaires. J’ai remarqué, sur le manuscrit intitulé : L’écharde dans la chair, la trace d’une larme tombée pendant qu’il rédigeait. »

On ne sait presque rien des deux derniers mois de sa vie, sauf par des fragments de lettres. Il écrivait d’une écriture tremblée : « Hier, j’ai mis près d’une heure à faire un court trajet. Un marchand, que je ne connaissais pas, est sorti de son magasin pour m’apporter une chaise ; un pauvre homme m’a offert son bras. » Le 8 juillet, sa vigueur intellectuelle s’affirmait encore, au sujet d’un article du physicien Faraday sur les tables tournantes, et autres expériences analogues. « Ses remarques finales confirment l’opinion, que j’ai souvent exprimée, sur l’égarement d’esprit et l’ignorance que dénote cette crédulité aveugle. J’aurais beaucoup à dire là-dessus ; mais j’ai à peine la force de tenir la plume. Cette lettre de Faraday au Times m’a fait plus de bien que la morphine, la quinine, le fer, et tous les remèdes qu’on me contraint d’absorber... C’est la vérité scientifique saine, vigoureuse, au lieu du besoin maladif de nouveautés et de mystères extra-naturels, qui caractérise aujourd’hui les classes désoeuvrées. »

Le 12 août, il traçait avec peine ces phrases : « Depuis deux semaines, mon état empire tous les jours... Que sa volonté soit faite ! Je souffre cruellement en écrivant ces mots... » Telles furent les dernières lignes tombées de sa plume

Trois jours après, le dimanche 15 août 1853, dans la chapelle de la Trinité, le bruit se répandit qu’il fallait abandonner tout espoir de sauver le pasteur du troupeau ; beaucoup de larmes coulèrent. Le malade passa la journée sur un lit, près de la fenêtre ouverte, sans souffrir plus qu’à l’ordinaire. Vers dix heures du soir, les douleurs éclatèrent avec violence. Dans une agonie mortelle, mais (à la différence de Pascal), sans perdre complètement connaissance, Robertson gémissait par intervalles : « Mon Dieu, mon Père ! Mon Dieu. mon Père ! « Sa mère, sa femme, un ami, et son docteur, l’entouraient. Ils voulurent le soulager en le changeant de position, mais il s’y opposa : « Je ne puis le supporter, murmura-t-il ; laissez-moi en repos. Il faut que je meure. Laissez Dieu faire son œuvre. »

Peu d’instants après, à minuit et quelques minutes, le pasteur-soldat rendit l’esprit.

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