Pourquoi ce tumulte parmi les nations ? Pourquoi les peuples projettent-ils des choses vaines ? Pourquoi les rois de la terre se soulèvent-ils et les princes se liguent-ils ensemble contre l’Eternel et contre son Messie (Oint) ? Brisons leurs liens, disent-ils, et délivrons-nous de leurs chaînes !
Nulle épigraphe ne convient mieux au drame du Calvaire que cette prophétique vision du chantre d’Israël.
C’est une belle chose que la fraternité humaine, quand elle est fondée sur le sentiment du devoir et le respect des droits de tous ! Ce sont de nobles accents que ceux du poète :
Peuples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main.
Et certes, les « alliances » n’ont jamais manqué en ce monde ; mais… saintes ? c’est autre chose ! Réminiscence de l’âge d’or ou rêve anticipé du millenium, la fraternité des peuples est une généreuse utopie que contredit trop souvent la réalité. En tout cas, elle ne florissait guère parmi les contemporains de Jésus-Christ, du moins en Palestine.
Ce pays, où se coudoyaient les intérêts les plus divers, était divisé sous le rapport religieux autant que morcelé au point de vue politique. Plusieurs factions opposées se disputaient le pouvoir, et les chefs eux-mêmes donnaient l’exemple. Hostilité entre Pilate, qui gouvernait au sud, et le tétrarque Hérode, qui régnait dans le nord ; hostilité entre les Pharisiens dévots et les Sadducéens libres-penseurs ; hostilité entre Rome et Israël, entre les vainqueurs et les vaincus, entre les Juifs et les païens ; hostilité entre les autorités sacerdotales, qui craignaient le peuple tout en le méprisant, et ce peuple lui-même, qui redoutait le sanhédrin. Partout les dissensions et les intrigues, partout l’esprit de jalousie et de haine !…
Il vint un jour, ô prodige ! où l’on vit s’opérer un rapprochement entre tous ces éléments disparates, un jour où les partis rivaux, oubliant leurs rancunes respectives, se réunirent dans une même pensée, se liguèrent dans un même effort, comme pour conjurer un péril qui les aurait menacés tous ensemble et pour faire face à l’ennemi commun. Alors, se donnant rendez-vous sur la colline réservée aux exécutions capitales, ils y entraînèrent leur victime et y clouèrent Jésus-Christ. En ce jour-là, Rome et Jérusalem tombèrent d’accord, les Juifs tendirent la main aux païens, Pilate et Hérode « devinrent amis. » (Luc 23.12)
Et pourquoi cette coalition de gens de toute espèce ? Qu’avaient-ils donc à reprocher au Fils de l’homme ? La plupart d’entre eux savaient à peine ce qu’ils faisaient. La passion les dominait à un tel point qu’ils n’avaient plus même conscience des vrais motifs de leur acharnement. Ils obéissaient à un instinct aveugle, à cette puissance ténébreuse et féroce qu’on nomme le péché, et qui se manifeste par l’esprit de révolte chaque fois que les droits de Dieu apparaissent dans leur inviolable majesté : « Brisons leurs liens ! » tel a été de tout temps son langage.
Au fond, ce que les adversaires de Jésus ne lui peuvent pardonner, c’est sa pureté sans tache, sa sainteté parfaite. Ah ! s’il avait été un homme comme un autre, enclin à la vanité et à l’orgueil, on l’eût acclamé avec transports, comme on l’a fait de reste à la faveur des illusions, on lui eût tressé des couronnes, mais non pas d’épines, on l’eût élevé sur un trône et non sur un gibet. Mais Jésus, doux et humble de cœur, allait de lieu en lieu guérissant les malades, consolant les affligés, relevant les pécheurs ; il n’a jamais eu qu’une pensée : sauver les âmes en les ramenant à Dieu ; et, pour atteindre ce but, il n’a pas craint de leur dire toute la vérité, de leur montrer l’abîme où les conduirait infailliblement la route large ; il n’a pas affaibli d’un iota les exigences de la loi divine, dont il était lui-même la vivante incarnation ; en un mot, il est le « Saint et le Juste » qui s’est dévoué pour les hommes : il n’en fallait pas davantage… Il est la « lumière du monde : » donc Jésus doit mourir !
Tel est le verdict unanime de ces coalisés d’un jour ; et chacun d’eux y contribue à sa manière, selon son caractère propre. Autant il y a d’unité dans l’impulsion générale, autant il y a de diversité dans les altitudes individuelles.
Les Pharisiens et les scribes, enfants d’Abraham « selon la chair » et non selon l’esprit, se posent en vengeurs de la religion outragée. Observateurs méticuleux des cérémonies légales, leur fanatisme irait volontiers jusqu’à dire : « Périsse le monde et Dieu lui-même plutôt qu’une forme traditionnelle ! » Oh ! sans doute, les membres du sanhédrin, réunis à la hâte, essaient de formuler contre Jésus certaines accusations : il faut bien un semblant de procédure pour sauver les apparences, pour donner une couleur juridique au meurtre qu’ils ont prémédité. Mais, comme l’accusé s’obstine à garder le silence, ils sont fort embarrassés de trouver un biais, jusqu’au moment où Caïphe, obéissant à une inspiration soudaine, « l’adjure au nom du Dieu vivant de déclarer s’il est le Christ, le Fils du Dieu béni. »
« Tu l’as dit, je le suis, répond enfin Jésus. Et je vous dis que désormais vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la majesté divine et venant sur les nuées du ciel. » (Marc 14.62)
Et ils ne s’aperçoivent pas, les insensés, qu’après cet aveu solennel, fait sous la garantie du serment, il ne leur reste plus qu’à se prosterner devant leur Messie, sous peine de se condamner eux-mêmes comme déicides !
Hérode l’Iduméen, digne descendant de son ancêtre Esaü, se montre frivole et profane. Il se fait un jeu de ce qu’il y a de plus sacré et trouve l’occasion bonne pour se divertir aux dépens du Seigneur.
Pilate, sceptique à l’endroit de la vérité, n’ayant d’autre règle que son ambition, ne songe qu’à se tirer d’un mauvais pas en louvoyant, à sauver sa position auprès des Juifs, comme auprès de l’empereur. Il n’a pas de peine à se convaincre de la parfaite innocence de l’accusé. Apprenant qu’il s’est dit le Fils de Dieu, il est même saisi d’une sorte de crainte superstitieuse et cherche timidement quelque moyen de le relâcher ; mais déjà, l’ayant fait battre de verges, la situation n’est plus intacte, et sa velléité succombe devant cette menace perfidement habile par laquelle les Juifs, reniant leurs espérances messianiques, leur passé et leur avenir, consomment leur suicide religieux et national :
Si tu le relâches, tu n’es pas ami de César. Quiconque se fait roi se déclare contre César… Nous n’avons de roi que César. (Jean 19.12, 15)
Et lui de déclarer qu’il « s’en lave les mains, » tout en le livrant à leur rage !
Les soldats romains, hommes rudes et grossiers, habitués à voir couler le sang, se font un plaisir de torturer leur patiente victime et ne comprennent pas que le fort opprimant le faible commet une lâcheté.
Voici enfin la multitude, aux impressions mobiles comme les flots de la mer, masse incohérente que les meneurs manipulent à leur guise en flattant ses mauvais instincts, et qui, après avoir crié : « Hosanna au Fils de David ! » est prête à s’écrier le lendemain : « Crucifie ! crucifie ! » pourvu qu’elle ait à se régaler d’un spectacle et qu’on lui donne en pâture de nouvelles émotions.
Et c’est ainsi que tous les acteurs du drame, représentants de la politique, ministres de la religion, Juifs et païens, rois et peuples, tous sont d’accord pour prononcer l’anathème sur l’Elu de Dieu et jeter ce défi à la face du ciel : « Nous ne voulons pas que celui-ci règne sur nous ! »
La vérité qui se dégage de ces clameurs farouches, c’est que l’homme, livré à lui-même, est radicalement mauvais. En temps ordinaire, il y a encore quelque bien chez lui, sans doute, parce que la Providence arrête le débordement du mal ou en retarde l’explosion : elle veille à le restreindre et crée des milieux où le bien peut l’emporter à son tour. Cela s’est vu dans l’histoire. Mais quand Dieu lâche tous les freins et abandonne à eux-mêmes les enfants d’Adam, on s’aperçoit alors que la maladie du péché les a atteints jusqu’à la moelle, a vicié en eux les sources de la vie.
Le Seigneur de gloire ne pouvait se révéler ici-bas sous des traits plus aimables et plus captivants que dans la personne du fils de Marie, sous une forme plus propre à gagner tous les cœurs… Et les hommes le font mourir comme un criminel ! Eblouis par cette clarté soudaine qui offusquait leurs regards, ils ont fermé les yeux à la lumière « parce que leurs œuvres étaient mauvaises. »
Quelle démonstration de la déchéance de notre race ! Je dis : « de notre race, » car c’est le propre du pharisaïsme de répudier la solidarité qui pèse sur tous et de s’écrier avec suffisance : « Je ne suis pas comme le reste des hommes ! » Non, cet odieux forfait, les contemporains du Christ n’en sont pas seuls responsables : il est la résultante de la somme totale des transgressions humaines ; tous les péchés anciens y aboutissent ; Adam y a concouru ; Caïn y a travaillé, les premiers disciples y ont pris part, et nous, qui vivons à cette heure, nous n’y sommes pas étrangers ; l’humanité entière a trempé les mains dans le complot, car si le Messie revenait parmi nous sous la forme de « serviteur, » en pleine civilisation chrétienne, soyez sûrs qu’il subirait le même sort qu’autrefois : la haine du monde n’a pas changé. La mort de Jésus n’est pas l’affaire de quelques-uns, d’un peuple revêche, ni d’une époque particulièrement dépravée ; c’est l’œuvre de toutes les générations, le crime de tous les âges ; c’est le meurtre universel… D’autant plus universel que, derrière cette tourbe humaine, peuple d’esclaves qui « ne savent ce qu’ils font, » on entrevoit, mais caché dans l’ombre pour mieux exécuter ses sinistres projets, le véritable instigateur de la révolte ; on entrevoit le « Prince de ce monde, » celui que la Bible appelle Satan, ce qui veut dire « l’Adversaire » par excellence. Jésus ne disait-il pas à ceux qui le liaient de chaînes dans le jardin :
« Vous êtes venus, comme après un brigand, avec des épées et des bâtons. J’étais tous les jours avec vous dans le temple, et vous n’avez pas mis la main sur moi. Mais c’est ici votre heure, et l’heure de la puissance des ténèbres. » (Luc 22.53)
Que faisait donc le Très-Haut, alors que se consommait celle sanglante iniquité, la plus noire qui ait jamais souillé notre globe ? Est-il vrai que Dieu règne ? où était-il pendant ce temps ? Jésus est cloué sur un bois infâme ; on l’accable de moqueries qui sont à la fois un outrage contre l’Eternel et contre son Oint :
Si tu es le Fils de Dieu, lui crie-t-on, descends de la croix ! Il s’est confié en Dieu ; que Dieu le délivre maintenant, s’il l’aime, et nous croirons en lui !… Il a sauvé les autres, et il ne peut se sauver lui-même !… (Matthieu 27.39-43)
Mais les cieux demeurent impassibles. Et lorsque Jésus exhale cette prière au plus fort de l’angoisse : « Eli, Eli… Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » le Tout-Puissant reste sourd à cet appel suprême. Pour toute réponse, on entend ce ricanement de la foule : « Il appelle Elie ; voyons si Elie viendra le sauver ! »
Ah ! du temps d’Elie les choses se passaient différemment. Ne semble-t-il pas que les faux dieux prennent ici leur revanche et que les railleries dont le prophète abreuvait les prêtres de Baal se retournent maintenant contre le Dieu d’Israël ?
« Criez plus fort, leur disait-il, votre dieu est occupé, ou il est en voyage ; peut-être qu’il dort, et il se réveillera !… » (1 Rois 18.27)
Non, Dieu ne dormait pas. Il était présent, lui aussi, au drame universel. Jamais, on peut le dire, il ne s’était mis en contact plus direct avec notre pauvre terre ; jamais son divin regard ne s’était abaissé sur elle avec plus d’intensité, car, à ce moment critique, selon la prédiction du prophète, « l’Eternel a mis sur son Elu l’iniquité de nous tous. » (Ésaïe 53)
Supposez un instant que l’Ancien Testament n’existe pas et qu’aucune révélation antérieure n’ait annoncé les souffrances et la mort du « Serviteur de l’Eternel. » Quel choc terrible dans l’ordre moral ! Quel ébranlement pour la foi des disciples ! « Dieu ne s’y attendait pas ! Dieu n’a pas su prévenir ou empêcher ce triomphe de l’enfer ! » Ouvrez, au contraire, les oracles sacrés des Hébreux : l’honneur de Dieu est sauf. Pour relever la foi des siens, pour ramener dans leurs cœurs la lumière et la paix, Jésus leur prouvera, la Bible en main, que « toutes ces choses sont arrivées conformément aux saintes Ecritures. » (Matthieu 26.54 ; Luc 24.25-27)
Telle fut, en effet, la conviction inébranlable des premiers chrétiens. Au moment où l’ère des persécutions vient de s’ouvrir pour l’Eglise de Jérusalem, au moment où retentissent les premières menaces d’orage, ils sentent le besoin de se fortifier par la prière et de remettre leur cause entre les mains de Dieu. Mais, chose remarquable, ils ne lui demandent pas de leur épargner les souffrances, ni de mettre leurs ennemis dans l’impossibilité de nuire ; ils se bornent à le supplier de veiller sur eux afin que leur témoignage ait toujours plus de hardiesse, quoi qu’il arrive, et que l’Evangile déploie plus que jamais sa vertu salutaire. D’où leur vient tant d’héroïsme ? Qu’est-ce qui leur donne cette ferme assurance à l’heure du danger ? C’est la considération de ce qui s’est passé providentiellement au Calvaire, c’est le souvenir de la mort de Jésus-Christ :
Contre ton saint serviteur Jésus que tu as oint, disent-ils, Hérode et Ponce-Pilate se sont ligués avec les nations et les peuples d’Israël pour faire tout ce que ta main et ton conseil avaient arrêté d’avance. (Actes 4.27-28)
Loin d’avoir été pris au dépourvu par cette conspiration générale d’un monde plongé dans le mal, Dieu avait prévu tout cela de longue date, et, dans l’Ancien Testament, chacun pouvait lire, plus ou moins voilée par la distance, la description anticipée des faits. Bien plus, il ne s’est pas contenté de les prévoir et de les prédire, car, selon la Bible, la prescience de Dieu n’est pas quelque chose de purement passif ; elle est, aussi bien que sa toute-puissance, l’organe de sa volonté, et les événements qui ont eu lieu n’ont fait que réaliser « ce que sa main et son conseil avaient arrêté d’avance ; » sa main, c’est-à-dire son pouvoir infini ; son conseil, c’est-à-dire les décisions de sa sagesse ; en sorte que les méchants ont été, sans le savoir, les instruments de sa pensée, les exécuteurs de son plan éternel.
Non, certes, qu’il les ait poussés au mal, induits en tentation, ou qu’il ait désigné d’avance chacun d’eux pour tel ou tel office. Il faut écarter ici toute idée de prédestination individuelle ou de fatalisme. Les meurtriers de Jésus-Christ sont responsables de leur crime, preuve en soient leurs hésitations, leurs calculs, leurs craintes, leurs remords. Mais quand les hommes refusent de servir Dieu de bon cœur, ils sont condamnés à le servir contre leur gré, et de leur endurcissement même il sait tirer sa gloire, car il ne saurait à aucun prix abdiquer ses droits souverains. Il a donc laissé les individus faire à leur guise, mais il a combiné les résultats ; il a livré les coupables à l’enchaînement fatal de leurs propres péchés, — il n’y a d’autre fatalisme que celui-là, — mais il a tenu dans sa main tous les fils de la trame ; il a dirigé, organisé, façonné le cours des événements en vue de Golgotha, et, quand la crise a éclaté, il travaillait depuis des siècles à en préparer l’issue.
S’il a fait converger l’histoire générale en vue de l’apparition du Christ, ainsi que nous l’avons montré, est-il étonnant que sa Providence se soit occupée d’une façon toute spéciale du drame où se concentre l’œuvre de la rédemption et qui forme le nœud vital du christianisme ? Pour accomplir cette œuvre, dont l’immolation volontaire du Fils de l’homme était la principale cause efficiente, il fallait tout un ensemble de conditions déterminées, un concours exceptionnel de causes secondes, libres ou fatales, un milieu préordonné. Rien n’était indifférent, rien ne devait être laissé au hasard dans cette formidable mêlée où se débattait le salut du monde.
Jésus ne pouvait mourir en un lieu quelconque et à l’insu des hommes, par maladie, accident ou vieillesse, en un mot de mort naturelle. Il fallait qu’il fût trahi par l’un des siens, car il ne pouvait se livrer lui-même à ses bourreaux en hâtant son heure par sa témérité, et il ne devait pas davantage être victime d’un obscur guet-apens. Il fallait que sa mort prît le caractère d’une condamnation infamante, juridique, solennelle, et que, d’autre part, son innocence fût officiellement proclamée par le pouvoir légal, deux postulats contradictoires que les oscillations et la lâcheté de Pilate ont pu seules réaliser. Il fallait que le Sauveur mourut à Jérusalem, siège de la théocratie, au moment de la fête de Pâques, afin qu’il apparût à tous les regards comme le véritable « agneau pascal » et que l’Eglise pût dire avec saint Paul : « Christ, notre Pâque, a été immolé. » (1 Corinthiens 5.7)
Quelle prévoyance et quelle activité, quelle puissance et quelle sagesse le gouvernement divin n’a-t-il pas dû mettre en œuvre pour amener au moment voulu et sur le même point de l’espace la rencontre simultanée de tant de facteurs hétérogènes, dont chacun avait sa tâche nécessaire, son rôle spécial à remplir !
Il semble, en vérité, — s’il n’y a pas irrévérence à parler de la sorte, — il semble que le souverain Artiste ait mis tout son cœur et tout son génie à élaborer le fait chrétien comme un monument éternel à sa gloire, et qu’il se soit plu à revêtir d’une forme achevée, d’un relief plastique ce chef-d’œuvre de son amour !
J’en citerai encore un exemple, d’autant plus significatif qu’il s’agit en apparence d’un détail : la croix !
A quelques années de distance, l’histoire sainte nous raconte quatre martyres, ceux de Jean-Baptiste, de Jésus-Christ, d’Etienne et de Jacques, frère de Jean. Le premier et le dernier de ces hommes ont été décapités, le second crucifié et le troisième lapidé. Est-ce là une différence accidentelle ? Si Jésus avait été à la merci d’un Hérode, il aurait eu probablement la tête tranchée par le glaive. La lapidation était la coutume juive, ordonnée par Moïse. L’usage de crucifier les malfaiteurs était fort répandu dans l’antiquité païenne, spécialement chez les Romains. Quand les Juifs disposaient librement d’eux-mêmes et avaient le droit de prononcer des arrêts de mort, la lapidation était de rigueur. Il a donc fallu, pour que Jésus évitât ce genre de peine, qu’Israël perdît son indépendance et que les Romains fussent les maîtres du pays.
Qu’on se représente la masse d’événements politiques, de guerres, de bouleversements extérieurs que suppose ce simple fait : Jésus, le Roi des Juifs, a été crucifié. Or, pour toute espèce de raisons, il importait qu’il fût exposé à ce supplice-là et à nul autre. La coutume juive était plus expéditive et, en ce sens, moins cruelle, mais elle avait quelque chose de repoussant. Le condamné, souvent étourdi dès les premiers coups, perdait bientôt connaissance, et la mort suivait de près ; mais dans quel état lamentable ne restait-il pas gisant sur le sol ! Son pauvre corps, broyé par les cailloux, n’était plus qu’une masse informe, un « horrible mélange »
D’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange,
écœurant spectacle, qui inspirait autant de dégoût que de pitié.
Le Bien-aimé du Père ne devait pas mourir ainsi. Parlant de l’élu que Dieu aime et protège, l’Ecriture ne disait-elle pas :
Tu ne permettras pas que ton Saint voie la corruption… Pas un de ses os ne sera brisé ?…
C’est par une intuition profonde que les apôtres ont appliqué de tels passages à Jésus-Christ. Il fallait au Fils de l’homme un martyre digne de lui et préludant à sa prochaine victoire ; un martyre qui, loin d’amener une mort immédiate, fût accompagné d’une lente agonie pendant laquelle il pût conserver jusqu’au bout la conscience de lui-même ; un martyre, enfin, qui permît de constater que le Christ ne subissait point la mort en esclave, mais librement, et que son sang répandu goutte à goutte était une offrande volontaire.
Le supplice de la croix est l’un des plus atroces que les hommes aient jamais inventés. Jésus a beaucoup souffert, les tortures physiques s’ajoutant aux angoisses morales ; mais, grâce à ce genre d’échafaud, quelle noblesse encore et quelle majesté empreintes sur ses traits, et dans son attitude, et dans ses paroles ! Roi couronné d’épines, il est là, déployant au milieu de ses indicibles douleurs des trésors de piété et de tendresse, de magnanimité et de dévouement. Il est là, étendant les bras comme pour entourer la terre des étreintes de sa charité et « attirer tous les hommes à lui » (Jean 12.32) ; il est là, crucifié entre deux malfaiteurs, représentants de cette humanité qui méritait le même supplice, mais dont il « portait les péchés en son corps sur le bois ; » il est là, entre eux, comme Sauveur et Juge tout ensemble, ouvrant à l’un les portes du ciel avec l’autorité de Dieu même, et respectant la liberté de l’autre, qui meurt dans son impénitence. Il est là, inaugurant déjà cette œuvre de triage qui s’opère de jour en jour ici-bas, entre ceux qui cèdent et ceux qui résistent à son divin attrait.
Quelle harmonie dans ce poignant tableau ! « La grâce et fa vérité se sont rencontrées, la justice et la paix se sont embrassées. »
Lorsque, dans sa fameuse réfutation du christianisme, Celse, le Voltaire du second siècle, alléguait que, pour prouver sa divinité, Jésus aurait dû mépriser ses ennemis et se rire de leurs complots, il parlait en philosophe païen, il parlait comme les Juifs qui ont insulté aux souffrances du Juste en s’écriant : « Il a sauvé les autres et il ne peut se sauver lui-même ! » au lieu qu’ils devaient dire : « Il a sauvé les autres, donc il pourrait se sauver lui-même, et, s’il renonce à le faire, c’est encore afin de sauver les autres ! » il parlait, hélas ! comme parlera toujours un monde aveuglé par la passion et adorateur de la force matérielle.
Au contraire, pour l’âme altérée de justice, quand les écailles sont tombées de ses yeux, la croix du Calvaire, « scandale aux Juifs et folie aux Grecs, » devient la révélation du mystère infini : elle y voit le ciel ouvert, elle y contemple la grandeur suprême, la perfection absolue manifestée en chair… Où est l’amour pur et saint, où sont la sagesse et la gloire, où la puissance adorable, sinon dans le Crucifié ? En Gethsémané, où il dit à Pierre :
« Remets ton épée dans le fourreau… Penses-tu que je ne puisse pas invoquer mon Père, qui me donnerait à l’instant plus de douze légions d’anges ? » (Matthieu 26.53)
et jusque sur le bois sanglant, où on l’accable des railleries les plus cruelles, Jésus n’avait qu’une prière mentale à formuler, un mot à dire pour confondre ses ennemis. Et ce mot, il ne l’a point prononcé. Il a eu le courage de résister à la tentation. Il a tenu bon jusqu’à la fin. Il s’est maîtrisé d’heure en heure, il a contenu sa force pour rester dans l’infirmité, ou, pour mieux dire, il a employé toute sa force à intercéder pour ses bourreaux : « Père, pardonne-leur ! » Quelle puissance est comparable à celle-là ?
Il demeure si bien en possession de lui-même, dominant la situation de toute la hauteur de sa perfection morale, les détails choquants de la scène, et qui feraient détourner les veux, sont tellement enveloppés d’idéal et, en quelque sorte, transfigurés par cette sainte auréole, que l’image du Crucifié restera gravée dans le cœur de l’Eglise comme le type achevé de la douleur sublime, et que les chefs-d’œuvre de l’art et de la poésie ne craindront pas de la reproduire sous mille formes pour l’offrir de nouveau à la contemplation des hommes, et la croix, cet instrument, maudit, ce signe d’infamie, sera désormais un symbole de vie et d’espérance, et deviendra pour les peuples leur armoirie de prédilection.
Oui, le Dieu qui fit la nature si belle n’a pas voulu que la beauté fût absente de ce drame sacré qui fera dans tous les âges le sujet de nos cantiques et devant lequel les anges eux-mêmes sont penchés avec adoration. Oui, il y avait une divine convenance, une sorte de nécessité morale à ce qu’on pût dire éternellement au Sauveur des hommes :
Au séjour de la beauté même
Jamais ta beauté ne jeta
Tant de rayons qu’au jour suprême
Où tu gravis sur Golgotha.
Autour de la croix s’épaississent en vain les ténèbres du monde : au travers et au-dessus de ces ombres brillent déjà les splendeurs de l’immortel séjour.
Qui pouvait prévoir, pendant ces sombres journées de la Passion, alors que les légions infernales semblaient avoir le dessus et que les âmes pieuses se demandaient avec effroi : « Dieu a-t-il abdiqué ? » qui pouvait prévoir que ces lugubres événements laisseraient dans l’histoire un sillon de lumière et deviendraient pour tous les siècles une source de consolation et de bonheur ? L’Eternel règne et le bien doit triompher un jour. Lui qui a su faire d’un bois ignominieux le marche-pied du trône éternel et du Crucifié le Seigneur de gloire, il fera encore jaillir l’aurore du sein de la nuit, il est toujours fidèle et puissant pour transformer nos douleurs en victoires et en joies nos tristesses.
« Je suis le bon Berger, avait dit Jésus, et je donne ma vie pour mes brebis… Personne ne me l’ôte ; je la donne de moi-même. J’ai le pouvoir de la donner et j’ai le pouvoir de la reprendre. » (Jean 10.11, 18)