Les rapports successifs de l’homme avec la loi sont au nombre de trois que saint Paul énumère dans 1 Corinthiens 9.20-21 : ἄνομπος, ὑπονόμιος (ὑπὸ νόμον, v. 20) et ἔννομος, c’est-à-dire l’état sans loi, ou moralement indifférent ; l’état sous la loi, ou légal ; et l’état dans la loi, qui est l’état parfait ; et nous considérerons parallèlement ces trois états dans l’état normal et dans l’état altéré. Nous constaterons, chemin faisant, la correspondance entre ces trois états moraux individuels et les phases historiques du développement moral de l’humanité.
Si la loi, qui est l’expression de la fin normale de l’homme et obligatoire pour tout homme, s’adresse à des hommes imparfaits et inégalement imparfaits, nous ne lui reprocherons point d’accommoder par raison pédagogique, non pas le droit en lui-même, mais les expressions et les manifestations du droit, aux phases successives du développement moral des individus et des sociétés dans l’humanité. L’immutabilité de la loi est vivante et libérale comme celle de Dieu même ; elle n’a rien de l’immobilité de la substance déterminée par une nature et des attributs qui lui seraient fatalement imposés.
Il en est de la loi comme de la prophétie. Celle-ci s’enrichit, se détermine, se précise de plus en plus depuis le premier oracle, Genèse 3.15, jusqu’à l’heure où, tous les traits du Messie véritable étant rassemblés sur le tableau, mais encore incohérents, il ne restait plus à attendre qu’un accomplissement déjà prévu et contenu tout entier dans ce premier degré.
Ainsi en a-t-il été de la révélation progressive de la loi, depuis les premiers commandements donnés à l’homme innocent, jusqu’à la proclamation du grand commandement faite par Moïse au peuple d’Israël (Deutéronome 6.5), et de cette dernière époque jusqu’à la réalisation parfaite de la sainteté dans la vie de Jésus-Christ, devenue la loi vivante de tous ses disciples, la loi de l’amour s’accomplissant jusqu’au sacrifice de la vie.
Ce caractère progressif de l’éducation morale de l’homme faite par la loi, présidait déjà à l’ère de l’innocence, et se serait maintenu dans le cas où l’homme eût fourni une carrière absolument normale. Même alors, la loi morale aurait eu une histoire dont les phases auraient répondu aux degrés de développement de l’individu lui-même. C’est ici que se pose la question préliminaire du rapport originel de la loi au péché. Si en effet la présence de la loi supposait eo ipso l’existence du péché, le paragraphe traitant des modalités successives de la loi dans l’état normal n’aurait pas sa raison d’être.
Nous demandons si la présence même de la loi au début du développement moral de l’humanité et de l’individu, ne dénonce pas déjà l’existence d’un désordre, d’une anomalie chez l’agent moral ; si la loi qui s’adresse à l’agent libre peut avoir déjà son rôle à remplir à l’égard d’un être innocent ou saint. Ce ne serait donc pas le péché qui serait la transgression de la loi, mais la loi qui serait la réponse au péché ; l’apparition du commandement aurait suivi et non précédé la chute.
« Une loi ne peut apparaître, dit Schleiermacher, que là où un conflit existe déjà entre le tout et la partie individuellee », et Rothe admet également, en s’appuyant sur 1 Timothée 1.9, que le devoir, énoncé par la loi, suppose déjà chez le sujet une résistance à ses revendications.
e – Glaubenslehre, tome II, p. 378.
Harless exprime la même pensée : « Le lien de la vie humaine avec Dieu doit être déjà rompu, lorsque l’on entend dans la conscience les mots : Tu dois vivre en Dieu. Car je ne puis connaître la volonté de Dieu à titre de loi déterminante pour moi que par la différence de cette volonté d’avec la mienne. Alors j’expérimente la volonté de Dieu comme loi. Les anciens affirmaient déjà que l’existence de la loi, la dépendance de la loi était une preuve de la méchanceté et de l’injustice humainesf. »
f – Christliche Ethik 5 e édit. § 9
Il faut reconnaître que plusieurs passages du Nouveau Testament paraissent favorables à cette opinion, en supposant une corrélation nécessaire entre loi et péché. Outre 1 Timothée 1.9, on peut citer tous ceux où il est question de l’abolition de la lettre de la loi par son accomplissement dans l’Evangile ; où la loi est opposée à la grâce évangélique, l’une faisant abonder le péché, l’autre guérissant du péché : Romains 7.1-6 ; Galates 2.19. Mais il s’agit dans ces passages d’une institution qui fut locale et temporaire, et qui n’a eu dans la pensée de Paul que la valeur d’une incidente dans le grand développement de l’humanité. Or nous parlons ici non pas d’une loi, mais de la loi.
Tout ce que nous pouvons de prime abord accorder à l’opinion précitée, c’est que l’institution d’une loi positive suppose toujours une distance entre le fait actuel et la fin absolue de l’être, une imperfection originelle, par conséquent, mais susceptible, grâce à la présence même de la loi, d’être réduite et finalement supprimée. La loi une fois accomplie ne fera plus parler d’elle ; la loi aura passé dans le fait en même temps que la foi sera changée en vue. Mais cette imperfection originelle n’est point une anomalie ; elle est prévue ; elle est donnée avec les conditions de l’éducation normale de la créature. Il y a imperfection, mais non déchéance ; écart, mais non conflit.
Nous ne savons comment ceux des auteurs précités qui reconnaissent l’autorité des Ecritures, accordent leur opinion avec le récit biblique qui nous montre le premier commandement et la première défense donnés à l’homme innocent ; et il faudrait supposer ou bien que l’état originel de l’homme était la sainteté parfaite, et que le commandement n’était que l’expression de cet état, ou que l’imperfection originelle de l’homme était déjà anormale en soi. Or, l’une et l’autre alternative, comme nous aurons à le montrer plus tard, sont directement contraires au sens naturel du récit, qui fait de la chute le terme d’un état primitif d’innocence ; et, d’autre part, si l’homme eût été créé parfait ; cette chute ne serait pas même concevable.
Pour nous donc qui affirmons, ce qui sera prouvé plus tard, que l’homme a été créé imparfait, mais perfectible et obligé à la perfection, et que le passage de l’imperfection à la perfection devait se faire par l’exercice de la liberté bien réglée, nous ne saurions statuer aucune incompatibilité entre ces deux termes : le don d’un commandement au premier homme, et son innocence originelle ; et nous disons au contraire qu’étant imparfait, il avait besoin d’une loi, mais que son imperfection était normale.