Comme l’existence physique est tout entière renfermée dans deux conditions d’être qui en dominent toutes les parties : le temps, qui est le mode de succession des choses finies, et l’espace, qui est le mode de juxtaposition de ces choses, notre première subdivision des attributs compris sous le titre de notre chapitre premier, consistera à opposer les attributs relatifs au temps et aux modes de l’existence dans le temps, à ceux qui sont relatifs à l’espace et aux modes d’existence dans l’espace.
Or les modes que le temps imprime nécessairement à toute existence finie et à l’existence physique en particulier, sont :
- La contingence, à raison de laquelle l’être a une durée, un commencement et une fin ;
- La vicissitude, corollaire du précédent, à raison de laquelle chaque moment diffère de celui qui le précède et de celui qui le suit, et les exclut l’un et l’autre ;
- La fortuité, à raison de laquelle le moment conséquent n’étant pas renfermé réellement dans le moment antécédent, ne l’est pas non plus rationnellement.
Relativement à ces trois modes de l’existence finie déterminés par la forme du temps, nous disons que l’Être divin se pose :
- Comme éternel en opposition à la contingence ;
- Comme identique à lui-même, en opposition à la vicissitude ;
- Comme tout scient, en opposition à la fortuité.
La seconde forme, l’espace, imprime à son tour à l’existence finie trois modes caractéristiques :
- L’étendue, à raison de laquelle toute existence finie est affectée d’une limite, comme nous avons dit tout à l’heure qu’elle est affectée d’une durée ;
- La juxtaposition, à raison de laquelle deux points voisins de l’espace s’excluent mutuellement, de même que dans la série précédente, deux moments consécutifs ;
- La détermination, à raison de laquelle chaque existence finie reste enfermée dans les limites de sa nature.
Relativement à ces trois modes de l’existence finie, déterminés par la forme de l’espace, nous disons que l’Être divin se pose :
- Comme spirituel, en opposition à l’étendue ;
- Comme présent partout, en opposition à la juxtaposition ;
- Comme tout puissant, en opposition à la détermination.
Nous traiterons de cette première catégorie par couples, qui se composeront de chaque membre de la première série associé au membre correspondant de la seconde.
On reprochera sans doute à notre classification d’être scolastique, artificielle et empirique ; et nous n’entreprendrons pas de revendiquer pour elle les qualités contraires ; nous n’avons voulu que créer ici un schématisme destiné à mettre le plus possible à la portée de notre raison et de notre mémoire des réalités transcendantes. C’est un casier dont on attend seulement qu’il ne fausse ni ne force les matières qu’il retient.
Les principaux textes scripturaires relatifs à l’éternité divine sont : Exode 3.14 ; 6.3 ; Psaumes 90.2 ; 102.13, 25-28 ; Romains 1.20 ; 1 Timothée 1.17 ; 6.16 ; comp. Genèse 21.33 ; Ésaïe 40.28 ; Romains 1.23 ; Apocalypse 1.4.
L’éternité de Dieu est exprimée tout d’abord, disons-nous, dans le nom même de : Jahve (Exode 3.14 ; 6.3), qui désigne l’Être dont l’essence et l’activité sont élevées au-dessus de tous les modes des temps, s’opposent, par conséquent, d’une manière absolue, à toute contingence : ὁ ὢν καὶ ὁ ἦν καὶ ὁ ἐρχόμενος (Apocalypse 1.4). Le Jéhova de l’Ecriture est le contraire du Dieu « qui devient. »
La définition la plus empirique de l’éternité divine est celle d’une infinitude dans le temps, d’une durée sans commencement et sans fin : interminabilis et permanens essentiæ divina ; duratio (Hollace). Cette simple notion de l’infinitude serait déjà rendue par le qualificatif αἰώνιος, équivalent de l’hébreu : le’olam, qui, par sa formation même du substantif αἰών, impliquait encore dans la langue alexandrine, chez Philon et Clément, la relation avec le temps et avec les temps. Αἰώνιος pourrait donc qualifier l’existence du monde si elle était supposée indéfinie dans le temps, et ce qualificatif est rapporté partout dans le Nouveau Testament au sort final soit des bons soit des méchants
Dans l’éternité essentielle au contraire, exprimée par l’adjectif ἀΐδιος, la transcendance à l’égard du temps s’ajoute à l’infinitude ; la succession est exclue en même temps que la finité, et s’oppose à la contingence.
Nous admettrions donc l’ancienne formule : sine principio et fine, omnique successione et vicissitudine (Baier), sauf que nous réservons le dernier terme :. vicissitudo comme l’opposé de l’identité divine.
Conformément à notre définition générale des attributs divins, comme les modes généraux des activités divines dans leur rapport aux diverses formes de l’existence finie, nous définissons l’éternité divine : L’attribut divin à raison duquel l’Être nécessaire existe hors du temps qu’il a posé souverainement devant soi.
Dans notre conception de l’éternité divine, nous avons à nous garder de deux exagérations opposées : l’une consistant dans la négation du temps lui-même, qui ne devrait plus être considéré que comme une fiction attachée à l’être fini, condition nécessaire de son existence, mais sans réalité intrinsèque. Philon déjà avait dit : οὐδὲν πάρα θεῷ μέλλον — καὶ γὰρ οὐ χρόνος — αἰὼν ὁ βίος ἐστὶν αὐτοῦ ἐν αἰῶνι δὲ οὕτε παρελήλυθεν οὐδὲν οὕτε μέλλει, ἀλλὰ μόνον ὑφέστηκενc. Augustin, Boëce et Kant représentèrent successivement ce point de vue. Quenstedt de même définissait l’éternité divine comme un perpetuum νῦν, id que fixum non iluxum ; identité une et indécomposable, coexistant au passé, au présent et au futur ; océan sans fin portant à sa surface ces gouttes fugitives ; étoile polaire, arbre planté au bord du courant : telles étaient les images employées pour décrire l’éternité dans son rapport au temps.
c – Cité par Julius Muller, Lehre von der Sünde, tome II, 3te Aufl. p. 279
Les sociniens et les arminiens au contraire conçurent l’existence divine engagée dans le temps et soumise à la succession.
Notre définition de l’éternité divine tend à soustraire l’existence divine aux conditions du temps, mais sans exclure les libres interventions de Dieu dans le temps.
« Il est nécessaire de penser, dit avec raison Ritschl à propos de l’éternité divine, que Dieu crée dans le temps les choses multiples qui, subordonnées les unes aux autres, deviennent causes et effets. » Car malgré les objections de Lipsius qui combat Ritschl sur ce point, il est toujours possible d’instituer une distinction entre l’être et l’activité divine, l’un supratemporel, l’autre temporelle.
Le développement de cette dernière proposition ressortit la doctrine des attributs subséquents.
Les textes scripturaires relatifs à la spiritualité divine sont : Jean 4.24 ; 1 Timothée 1.17 ; comp. 1 Timothée 1.16. Sur l’importance pratique de cette doctrine et l’impossibilité de représenter Dieu sans le dégrader, comp. Exode 20.4-5 ; Ésaïe 40.18-25.
La définition que Jésus donne de Dieu d’après Jean 4.24 : πνεῦμα ὁ θεός, est, comme nous l’avons exposé déjà, plus compréhensive que la notion de l’attribut divin de la spiritualité, car elle comprend la vie divine qui constitue son essence même ; mais renfermant le plus, elle renferme aussi le moins : le rapport de cette essence vivante avec l’espace. En revanche, le qualificatif ἀόρατος, étant purement négatif et relatif à l’imperfection de nos organes, dit moins que ce que nous voulons exprimer par spiritualité.
Toute existence finie est limitée par l’espace, c’est-à-dire enceinte dans un lieu par une matière quelconque. Les esprits finis eux-mêmes, qui, considérés en soi, sont immatériels et indécomposables, ne se passent pas de cette enceinte locale que nous appelons le corps, quelque ténue d’ailleurs que nous nous la figurions. Supposé même, ce que nous n’admettons pas, que cette ceinture d’espace pur, sans aucune enveloppe matérielle, que le point de rencontre de l’esprit fini avec l’espace fût toute la limite de l’esprit fini, encore serait-il vrai que l’esprit fini, dont l’essence est opposée à la matière et à l’espace, se trouve, par un mystère à jamais insoluble, inévitablement assujetti à la condition de l’espace.
L’esprit infini seul, cause absolue et unique de soi-même, se passe de toute matière et de tout espace pour s’affirmer et se poser lui-même.
La spiritualité divine est l’attribut à raison duquel l’Être infini existe hors de l’espace qu’il a posé souverainement devant soi.
Notre définition, fondée sur l’enseignement scripturaire, exclut toute supposition d’une corporalité attachée à l’Être divin, qui a été admise par certains mystiques et théosophes (Jacob Böhm, Œtinger, et à l’époque moderne, Schœberlein).
De même que l’éternité de Dieu ne doit pas être conçue purement et simplement comme l’infinitude de Dieu dans le temps, la spiritualité n’est pas davantage l’infinitude de Dieu dans l’espace ; mais elle signifie de plus la transcendance de l’existence divine à l’égard de l’espace, s’opposant ainsi à toute étendue.
La simplicité, l’invisibilité, qui figurent dans d’autres séries des attributs divins, sont l’un, le synonyme philosophique, l’autre, le corollaire négatif de la spiritualité. Nous rejetons en revanche le terme : immensitas Dei, comme impliquant l’idée même que nous voulons exclure, celle d’une étendue, quoique échappant à toute mensuration.
Notre définition de la spiritualité divine n’exclut pas plus les interventions possibles de Dieu dans l’espace, que celle de l’éternité n’excluait celles dans le temps. Nous ajoutons que, dans notre pensée, les anthropomorphismes de l’Ancien Testament qui nous représentent l’Être divin pourvu de certains organes corporels de l’homme dans ses rapports avec l’humanité, ne doivent pas être réduits au rang de simples figures ou de fictions. Les mentions du bras de Dieu, des yeux et des oreilles de Dieu, surtout de la face de Dieu (Exode 33.14), expriment eux aussi les pressentiments confus d’un mystère qui palpite déjà sous les voiles d’une révélation préparatoire, et qui s’appellera un jour : Dieu manifesté en chair !
L’éternité et la spiritualité divine sont les attributs les plus rapprochés de l’essence, et comme adhérents à l’essence. Ils sont, pour ainsi dire, l’essence divine considérée à travers les prismes de l’espace et du temps.
Nous remplaçons par le titre de ce nouvel attribut, le terme courant et populaire d’immutabilité divine qui, sous sa forme négative, a l’inconvénient d’énoncer moins la qualité divine opposée à la vicissitude, que la négation de cette vicissitude elle-même, ce qui serait tout au moins un vice de forme.
Les principaux textes scripturaires relatifs à l’identité divine sont : Nombres 23.19 ; 1 Samuel 15.29 ; Psaumes 102.27 ; Proverbes 19.21 ; Jacques 1.17 ; comp. Romains 1.23 ; 1 Timothée 1.17 ; 6.16.
C’est en regard de cette série de passages, et aussi sous l’influence inconsciente du traditionnel préjugé philosophique, que l’attribut que nous appelons l’identité divine a si souvent été entendu dans la théologie et dans l’Eglise dans le sens de l’ἀπάθεια, immutabilité immobile et inerte, excluant dans l’existence divine le mouvement des affections et la vie. La nature divine fut déterminée déjà dans l’ancienne Eglise par les deux adverbes : ἀρέπτως, ἀναλλοιώτως. Dans le Cur Deus homo, Anselme se défend contre les adversaires de sa doctrine de l’expiation, de porter atteinte à l’immutabilité divine, en ces termes : Divinam enim naturam absque dubio asserimus impassibilem, nec ullatenus posse a sua celsitudine humiliari nec in eo quod facere vult, laborare (ch. VIII)d. L’ancienne dogmatique protestante définit de même l’immutabilité divine : Perpetua essentiæ divinæ et omnium ejus perfectionum identitas, negans omneni omnino molum, cum physicum tum ethicum (Quenstedt).
d – « Car nous affirmons que la nature divine est sans aucun doute impassible et que Dieu ne peut en aucun cas être abaissé de sa position élevée, ni éprouver une difficulté quelconque pour accomplir ce qu’il souhaite. »
Dorner réduit l’immutabilité divine à l’essence morale ; mais tout en accordant que dans les rapports de l’Être divin avec le temps et l’espace, il peut y avoir changement, détermination de soi, il se refuse à admettre que la notion biblique de la vitalité divine implique que l’Être divin entre lui-même dans la finité : « Denn eine mit solcher Selbstverendlichung erkaufte Lebendigkeit wäre theilweise Schlummern. » C’est dire qu’il est une notion de l’immutabilité divine qui interdit de laisser son vrai sens au : ἑαυτόν ἐκένωσε (Philippiens 2.7).
Nous rencontrons en revanche dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament une longue série de passages qui paraissent contraires à toute immutabilité divine. Ce sont ceux qui mentionnent le fait que nos versions ont rendu par le repentir de Dieu. Ainsi dans le même chapitre (1 Samuel 15), nous trouvons au v. 11 la déclaration littéralement contraire à celle du v. 21) : là, Dieu s’est repenti d’avoir établi Saül pour roi ; ici, Dieu n’est pas homme pour se repentir. L’affection divine exprimée par le verbe hébreu nacham — indifféremment, semble-t-il, au niphal (1 Samuel 15.29) et à l’hithpaël (Nombres 23.19), — et qui paraît être incompatible avec la notion de l’immutabilité divine, est mentionnée soit en mauvaise (Genèse 6.6 ; 1 Samuel 15.11), soit en bonne part (Exode 32.14 ; 2 Samuel 24.16 ; Jonas 3.10), et comme on vient de le voir, plus souvent en bonne part qu’en mauvaise. Il est certain que la traduction du verbe hébreu par : se repentir, est malheureuse. Le sens du niphal est, d’après Gesenius, ingemuit, doluit ; mais, dans le sens de repentir comme dans celui de tristesse, les textes en question n’en expriment pas moins incontestablement une alternative de sentiments chez l’Être divin.
Mais ne parlons pas plus ici qu’ailleurs des anthropomorphismes de l’Ecriture. Toutes les fois que la joie et le plaisir, l’amour ou la colère, le désintéressement ou la jalousie sont attribués au Dieu vivant, créateur de la vie, c’est que ces prétendus anthropomorphismes, révélations de réalités supérieures, nous font connaître l’Être dont la grandeur infinie exclut l’impassibilité.
Comment accorder toutefois les deux séries de passages que nous venons de mettre en présence ? les uns qui nous font connaître un Dieu absolument identique à soi-même, soustrait à la loi de la vicissitude ; les autres qui nous le révèlent participant aux alternatives de l’existence temporelle et finie.
Pour nous, l’identité divine s’oppose à la vicissitude non pas comme fait, mais comme loi, et nous la définissons : L’attribut divin à raison duquel Dieu étant éternellement égal à lui-même, n’éprouve que les changements que lui-même a voulus comme réels ou possibles.
La créature morale elle-même, en tant que douée d’une faculté relative de se déterminer elle-même, de se conserver ou de se détruire, échappe déjà en partie à la fatalité du changement, et participe dans cette mesure aussi de l’immutabilité divine. La créature se modifie en partie elle-même par elle-même. Mais ce pouvoir de modification de soi par soi est limité chez elle dans sa mesure comme dans sa durée : dans sa mesure, car toute créature est soumise, pour la partie physique de sa nature corporelle ou intellectuelle, à cette loi de mutation à laquelle échappe la partie supérieure dominée par la volonté ; dans sa durée, car ce pouvoir n’est ni constant, ni permanent, puisqu’au contraire il se détermine par son exercice même, et que chaque initiative dans le bien ou dans le mal tend à créer chez son auteur une nature bonne ou mauvaise, de moins en moins variable.
Or, c’est en ceci précisément que l’Être divin et infini se distingue de l’être fini et créatural ; et c’est en ce point aussi que nous statuons son immutabilité, qu’il ne peut changer que dans les cas et aux conditions que lui-même a souverainement posées. Or si, par un acte d’absolue liberté, Dieu a consenti à entrer dans l’histoire, il a consenti eo ipso à éprouver en lui-même le contre-coup des variations de la créature. La première de ces variations a été le passage du non-être à l’être ; et il est inutile de prétendre sauver ici déjà l’immutabilité divine absolue par cette considération que la création était éternellement posée dans le conseil divin : « Quod enim in tempore fecit, id ab æterno immutabili sua voluntate decrevit » (Gerhardt). Une variation subséquente, et la plus grave de toutes, c’est le péché, dont la plus grande conséquence a été l’incarnation du Fils de Dieu.
Si donc Dieu éprouve ces conséquences de l’existence de la créature libre, nul n’osera dire qu’il les subisse, puisque c’est lui-même qui a voulu la liberté créée avec toutes les possibilités qu’elle renferme. Que dis-je ? Bien loin que les alternatives d’affections opposées qui se produisent dans l’Être divin, soit qu’il passe de la colère à l’amour ou de l’amour à la colère, soient attentatoires à l’immutabilité divine, elles sont réclamées par cette immutabilité même, qui ne s’oppose qu’à la mutabilité de l’homme ; et quand l’homme change ses rapports avec Dieu, si Dieu ne changeait pas dans ses rapports avec l’homme, ce serait Dieu qui changerait.
Et si l’essence divine est amour, si c’est dans l’amour que se réalise l’absolue liberté ; que, d’autre part, l’Etre divin, par un acte d’absolue liberté, soit entré dans des relations avec l’être fini, il ne saurait être empêché par sa nature d’adopter et de traverser dans l’exécution de ce conseil tous les modes d’existence conformes à cette essence. Et si jamais l’amour divin appelle une des personnes divines à abandonner la μορφή θεοῦ, la gloire divine, qui n’est et ne doit être que le mode de rayonnement de son essence voulue, qui osera dire que cette personne divine ait fait rien de contraire à ses attributs ; qu’elle ne se soit pas au contraire montrée égale à sa nature ; identique à elle-même ; immuable dans sa vraie essence qui est amour.
L’intérêt principal de la détermination vraie de l’attribut de l’identité divine est dans la sotériologie, et spécialement dans la christologie.
La toute-présence divine, qui s’oppose, avons-nous dit, à la juxtaposition dans l’existence finie, est le corollaire de la spiritualité divine, telle que nous l’avons définie, comme l’identité ou l’immutabilité divine est celui de l’éternité.
Les principaux textes scripturaires relatifs à la toute-présence sont : 1 Rois 8.27 ; Psaumes 139.7-10 ; 66.1 ; Jérémie 23.24 ; Actes 17.24 ; Éphésiens 4.6, qui figurent à notre esprit et dans notre langage humain l’ubiquité de l’essence divine ; et 1 Rois 8.39 ; Psaumes 139.1-4 ; Proverbes 15.3 ; Ésaïe 29.15 ; Ésaïe 57.15 ; Jacques 4.8 ; comp. Matthieu 18.20 ; 28.20, qui ont plutôt trait à l’ubiquité de l’action divine.
La difficulté qu’il y a à définir la toute-présence divine sans tomber dans le nominalisme d’un côté ou dans la localisation, de l’autre, se trahit déjà dans les formules suivantes de Théophile d’Antioche : Θεὸς γὰρ οὐ χωρεῖται, ἀλλ’ αὐτός ἐστι τόπος τῶν ὁλων — αὐτός ἑαυτοῦ τόποςe, et de saint Augustin : Nullo contentus loco, sed in se ipso ubique totusf, dans lesquelles l’ubiquité divine est exprimée par des images empruntées à l’espace : τόπος — ubique. Car si Dieu est conçu renfermant l’espace, il est conçu, quoique illimité, comme étendu lui-même.
e – Ad Autol.
f – Epist. 187, 14.
L’ancienne dogmatique définissait la toute-présence : Attributum divinum ἐνεργητικόν, vi cujus Deus non tantum substantiæ propinquitate, sed etiam efficaci operatione omnibus creaturis adest.
On y distinguait : 1° la toute-présence substantielle, soit la présence de l’essence divine dans tous les points de l’espace : ἀδιαστασία, συνουσια, sive substantialis adessentia Dei ad creaturas ; et 2° la toute-présence de l’action divine ou toute-présence dynamique : ἐνεργεία, sive omnipræsentia operativa (Hollace).
On s’efforça, sans y réussir, d’éloigner de la notion de la toute-présence substantielle toute relation locale, susceptible de porter atteinte à la spiritualité divine, en disant qu’elle devait être conçue : illocaliter, impartibiliter, efficaciter non circumscriptive ut corpora, nec definitive, sed repletive, et l’on ajoutait en désespoir de cause : quod tamen non intelligendum est crasso et corporeo modo, sed modo divino incomprehensibili (Gerhardt).
Parmi les modernes, Zöckler et Böhl prétendent encore réunir les deux qualificatifs : substantiel et dynamique, dans la détermination de la toute-présence divine.
« Dieu, dit Böhl, est présent partout, non pas seulement dynamiquement, virtute et ἐνεργεία, mais : essentialiter et præsentialiter. La toute-présence doit être rapportée également à l’essence de Dieu et à sa puissance. Il remplit tout de sa toute-présence, quoique d’une façon incompréhensible, et il n’est point pour cela contenu dans la totalité comme dans un vaisseau. »
Pour éloigner le danger de confondre Dieu avec le monde, les sociniens séparèrent la præsentia operativa de la præsentia substantialis, qu’ils renfermèrent dans le ciel, en attribuant l’ubiquité à la première seulement, qui devenait par là même une actio Dei in distans.
Dès le moyen âge, l’intérêt principal des distinctions que l’on introduisit dans la détermination de la toute-présence divine résidait dans la doctrine des sacrements, de même que l’intérêt principal de telle ou telle détermination de l’immutabilité divine se trouve dans la christologie.
Notre définition précédente de la spiritualité divine est incompatible avec la conception de la toute-présence substantielle définie comme le mode de l’existence divine selon lequel l’Être divin occuperait tous les points de l’espace ; car ce serait admettre une diffusion panthéiste de l’Être divin dans l’espace.
Si Dieu est esprit pur, existant indépendamment de l’espace, nous ne saurions retenir des définitions précédentes que la toute-présence dite dynamique ou operativa, qui sera pour nous, pour ainsi dire, la contrepartie de la spiritualité ; celle-ci exprimant plutôt le rapport de transcendance, celle-là le rapport d’immanence de Dieu avec l’espace.
Nous définissons donc la toute-présence divine : l’attribut divin à raison duquel l’Esprit infini pénètre d’une façon dynamique tous les points de l’espace, de telle sorte qu’aucun n’est soustrait à sa connaissance et à son pouvoir.
Mais notre détermination même de la toute-présence fait surgir une nouvelle difficulté, celle de distinguer cette toute-présence dynamique de la toute-science d’une part, de la toute-puissance de l’autre, dont nous allons traiter. Quant à la distinction à faire entre la toute-présence et la toute-science, nous ne saurions la formuler autrement qu’en attribuant à la toute-présence la relation avec l’espace, et à la toute-science, la relation avec le temps et les modes du temps. Nous distinguons ensuite la toute-présence de la toute-puissance, en ce que la toute-puissance n’existant qu’actualisée est susceptible de limitation, tandis que la toute-présence étant la toute-puissance à l’étal latent, ne se conçoit qu’illimitée.
Nos déterminations précédentes sur la spiritualité et la toute-présence divine n’excluent point cependant la proposition que nous croyons conforme à l’enseignement scripturaire, qu’il y a dans l’univers un lieu appelé par saint Paul tour à tour ὁ τρίτος οὐρανός (2 Corinthiens 12.1-4) et φῶς ἀπρόσιτον (1 Timothée 6.16), situé au-delà du ciel atmosphérique et du ciel sidéral ; séjour suprême de la félicité et de la sainteté. Cette « lumière inaccessible » n’est pas sans doute le domicile de l’Être lui-même qui est l’Esprit infini, mais la résidence de sa gloire, le centre de ses révélations, le loyer d’où rayonnent jusqu’aux confins de l’espace et du temps, ses attributs et ses activités.
« D’après l’Ecriture, écrit Kahnis, le ciel est sans doute le siège de Dieu (Genèse 28.17 ; Psaumes 2.4 ; 115.16 ; Matthieu 5.34 ; 23.22, etc.) ; la partie supérieure (Genèse 18.21 ; Michée 1.3), impérissable (2 Corinthiens 4.18), essentielle (Luc 16.11 ; Hébreux 8.2 ; 9.24), typique (Exode 25.9, 40 ; Hébreux 8.5 ; 9.23 ; 12.22 ; Matthieu 6.20 ; Jean 6.32), du monde. Là sont le Père, le Fils qui, descendu du ciel, est remonté au ciel (Jean 3.13) ; le Saint-Esprit (1 Pierre 1.12 ; Apocalypse 4.5) ; les Anges qui se nomment les Célestes. Par conséquent, Luther faisait erreur, lorsqu’il affirmait que la droite de Dieu était partout, et qu’il prétendait dissoudre le ciel dans l’ubiquité de la présence divine. Le ciel est une partie réelle du monde, séparée localement de la terre. »
Les passages que nous avons cités n’impliquent pas non plus, d’un autre côté, que cette résidence centrale de la gloire divine soit éternelle comme Dieu même. Il est supposable au contraire que, ne constituant pas un mode essentiel, mais économique seulement, de l’existence divine, ce centre inaccessible est coexistant au temps et à l’espace.
De tous les attributs divins, c’est peut-être la toute-présence divine qui est à la fois le plus populaire, le plus fréquemment et le plus directement susceptible d’être traduit en motif moral, et le plus difficile à déterminer rigoureusement, celui où l’insuffisance de nos catégories humaines et terrestres apparaît le plus manifeste. Disons seulement ici qu’en définissant Dieu comme esprit (Jean 4.24), Jésus-Christ a enseigné la toute-présence dynamique, et a, lui le premier, affranchi le culte qui revient à Dieu des conditions de l’espace et du temps. Et nous établissons comme suit la gradation entre les trois conceptions de la présence divine, païenne, israélite et chrétienne en rapport avec le culte de l’homme : le paganisme a localisé l’Être divin lui-même soit dans l’Olympe, soit dans les temples des dieux ; le jéhovisme, tout en affranchissant la conception de l’Être divin de toute limitation (1 Rois 8.27), a localisé dans le sanctuaire la révélation et le culte ; le christianisme enfin a dégagé la révélation et le culte eux-mêmes des limites qui leur étaient attachées dans l’économie israélite, et abolissant tout sanctuaire terrestre, a institué pour tous les temps et pour tous les lieux la religion en esprit et en vérité.
Les principaux textes scripturaires relatifs à la toute-science divine nous la représentent en rapport avec les différents modes du temps, en la désignant tour à tour comme une préconnaissance, attribut distinctif du vrai Dieu : Ésaïe 41.22-23 ; 42.9 ; 43.12 ; 45.11 ; 46.10 ; Jean 16.13 ; Romains 8.20 ; comp. Éphésiens 1.4 ; 1 Pierre 1.2 ; ou comme une réminiscence : Genèse 8.1 ; 9.10 ; 19.29 ; Exode 2.24, etc. ; comp. Romains 11.29. L’idée du souvenir divin est traduite plus d’une fois dans l’Ecriture, et sous la forme la plus saisissante, par l’image du Livre de Dieu, mentionné pour la première fois Exode 32.32 ; puis dans les Psaumes : Psaumes 69.29 ; 139.16 ; dans Daniel 12.1, et enfin dans le Nouveau Testament : Philippiens 4.3 ; et fréquemment dans l’Apocalypse : Apocalypse 3.5 ; 13.8 ; 17.8 ; 20.12, 15.
Par rapport au présent, la toute-science divine est mentionnée dans l’Ecriture comme une vision parfaite des choses même les plus cachées de l’ordre de l’esprit : 1 Samuel 16.7 ; 1 Rois 8.39 ; Psaumes 7.10 ; 33.15 ; 44.22 ; comp. Psaumes 94.9 ; Jérémie 11.20 ; 17.10 ; 20.12 ; Matthieu 6.32 ; Luc 16.15 ; Actes 1.24 ; 15.8 ; Hébreux 4.13 ; 1 Jean 3.20.
L’omniscientia était définie dans l’ancienne dogmatique : Perfectio qua Deus ἀθρίως, uno simplici et æeterno intelligendi actu, omnia scit quæcumque fuerunt, sunt et erunt, aut etiam ulla ratione esse possunt. (Hollace). Et l’on ne manquait pas d’entourer cet attribut divin de tous les qualificatifs propres à l’exalter au suprême degré : scientia pura, intuitiva, immediata, simultanea, distinctissima, verissima, sine sensatione, imaginatione, abstractione, sine symbolis aut speciebus imaginatibus, sine discursu et ratiocinio.
Le terme même de toute-science n’était accepté que comme une expression humaine et figurée de cette intelligence affranchie de toutes les catégories, oppositions et limitations dont est affectée l’intelligence humaine, différant de celle-ci non par le degré seulement, mais par l’essence :
« In homine differunt intellectus tanquam facultas, scientia tanquam habitus, cognitio tanquam actus ; in Deo omnia unum sunt ; actu omnia semper intelligit non per facultatem aut habitum, sed per essentiam suam (Wendelin). »
En rapport à ses objets, on distinguait dans le savoir divin : omniscientia naturalis seu simplicis intelligentiæ, quatenus Deus ab æterno et antecedenter cum se ipsum necessario existentem, tum res alias omnes possibiles ut tales cognoscit (par opposition au savoir empirique du réel) ; l’omniscientia libera, ou scientia visionis, qua Deus consequenter res omnes existentes cognoscit.
A ces deux déterminations, la dogmatique protestante ajouta, en l’empruntant aux Jésuites, la scientia media, la science du fait conditionnel : de futuro conditionato, seu futuribili, qua Deus perspicit omnia, quæ positis quibusdam conditionibus, evenire potuissent. On la trouvait enseignée dans 1 Samuel 23.10-11 ; Jérémie 38.17 ; Ézéchiel 3.6 ; Matthieu 11.23. Toutes ces distinctions ne suffirent pas à Quenstedt, qui à la science divine de tous les possibles et du conditionnel, ajouta la connaissance de l’impossible : « Imo et ea quæ impossibilia sunt, cognoscit, » voulant dire par là sans doute que Dieu connaît les moyens de rendre possible l’impossible même.
Nous retranchons, quant à nous, des déterminations de l’attribut appelé, la toute-science divine, d’une part : l’omniscientia simplicis intelligentiæ, c’est-à-dire la conscience que Dieu a de lui-même, que nous avons déjà fait rentrer dans le mouvement de l’existence divine interne, et qui ne saurait figurer au nombre des attributs tels que nous les avons définis. Nous en retranchons également la scientia media, attendu que la connaissance de ce qui serait arrivé sous telle et telle condition, ne mérite pas un titre à part dans le chapitre des attributs divins.
Nous définissons la toute-science divine : L’attribut à raison duquel Dieu connaît, telle qu’elle est hors de lui, la totalité de l’existence finie.
Cette définition renferme deux éléments : l’un, que Dieu connaît l’être contingent en tant que contingent ; l’autre qu’il connaît cet être contingent avec une égale perfection dans tous les modes du temps.
Les deux propositions que nous venons d’énoncer comme renfermées dans notre définition de la toute-science divine, suscitent deux objections principales. L’une provient du point de vue déterministe qui statue l’incompatibilité entre l’absoluité divine et la connaissance, disons mieux, l’existence même de l’objet contingent. Cette objection est la plus générale, la plus facilement réfutable aussi, car elle porte sur les rapports même de Dieu avec la créature.
La seconde objection qui renferme, nous le reconnaissons dès l’abord, un problème insoluble à notre esprit, surgira sur les ruines de la première, du point de vue théiste lui-même. Elle porte sur les rapports de la toute-science divine au contingent futur ; car étant admis même que Dieu connaisse l’Être contingent en tant que contingent, on contestera peut-être la possibilité de la prescience divine de l’acte libre.
a) Examen du rapport de la toute-science divine à l’objet contingent.
« Toute différence d’objet statuée dans le savoir divin, écrit Schleiermacherg, est contraire à la norme qu’il n’y a pas de changement en Dieu.… Nous disons que le savoir parfait de l’individuité (Fürsichsein) d’une chose est identique au savoir de la loi intérieure de son développement ; que le savoir parfait de la localité d’une chose dans l’échange universel est identique au savoir de l’influence de toutes les autres choses sur celle-là, et que l’un et l’autre savoir parfait est en Dieu un seul et même savoir supratemporel et déterminant l’être de l’objet ».
g – Christl. Glaube, section LV, 2.
De la prémisse très fondée que l’objet du savoir est déterminant pour le sujet, puisqu’il s’impose toujours du plus au moins à mon intelligence, le déterminisme conclut que la connaissance de l’objet contingent étant déterminante pour l’Être absolu, ferait surgir une incompatibilité entre le savoir divin et l’absoluité divine. Il s’ensuit que Dieu ne peut connaître, sous peine d’altérer son absoluité, des choses hors de lui et s’imposant comme telles à sa pensée ; c’est-à-dire encore que le savoir absolu ne peut être que causatif et non pas représentatif de l’objet ; il y a en Dieu identité entre pensée et volition ; entre toute-science et toute-puissance ; et les catégories du relatif, de l’accidentel et du contingent que nous percevons comme telles dans notre expérience journalière, pures illusions de notre esprit, n’existent point dans la réalité des choses ; elles ne sauraient exister, pas plus pour le savoir absolu que pour le vouloir absolu.
Nous retrouvons l’énoncé de ce point de vue, prémisse naturelle de la doctrine de la prédestination, sous la plume de Böhl : « L’absoluité, l’indépendance et l’immutabilité divines excluent toute décomposition de l’essence divine et toute détermination des attributs divins faite d’après les analogies humaines. La volonté et le savoir divins ne se comportent point séparés l’un de l’autre, de sorte que Dieu sût quelque chose qu’il ne voulût pas en même temps. (Et le mal !) Cela serait faire Dieu homme. » Voilà, dirons-nous, une bien grosse hérésie logée sous le manteau de l’orthodoxie !
La question qui est ici débattue, est donc comprise dans une plus générale, celle de savoir si Dieu, l’Être absolu, a le droit et le pouvoir de poser devant lui des êtres autres que lui ; car s’il a fait le plus : créer l’être contingent, il s’ensuit qu’il peut faire le moins : connaître cet être posé dans la réalité contingente. L’objection faite par le déterminisme à notre conception de la toute-science divine au nom de l’absoluité divine, subsiste ou tombe tout entière avec la thèse opposée à la prémisse fondamentale du théisme biblique, celle de la nécessité universelle. Or cette thèse n’est, ne saurait être pour ses auteurs même qu’une hypothèse, et ne sera jamais autre chose.
Il s’ensuit de plus que la connaissance divine, toujours relative à la causalité divine, est pourtant distincte de cette dernière ; car constatant chez moi-même que je ne suis pas la cause de tous les effets qui se trouvent être les objets de ma connaissance ; que, par exemple, je ne fais pas marcher l’homme que je vois marcher, j’ai le droit de reporter cette distinction dans le Dieu dont je suis l’imago, et d’affirmer que s’il connaît à coup sur tous les effets qu’il produit, il ne produit pas pour cela tous les effets qu’il connaît ; et nous concluons à l’inverse de la thèse déterministe que son savoir est représentatif et non causatif.
L’importance pratique de la distinction que nous venons de faire entre la volonté divine qui produit et la toute-science divine qui perçoit l’objet contingent, se révèle surtout dans le cas de la relation de Dieu avec le mal ; et nous constatons que toute tentative, faite sous prétexte de maintenir l’absoluité divine, d’identifier en Dieu le savoir et le faire, est poussée à l’alternative de nier l’existence du mal, ou de refuser à Dieu la toute-science ; ou Dieu ignore le mal, ou c’est lui qui en est l’auteur.
Dès la première page de l’Ecriture, cette question de haute spéculation est tranchée dans les termes les plus accessibles à toute intelligence : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait (Genèse 1.31) ; c’est-à-dire que l’objet posé devant Dieu par l’acte créateur, est contemplé par Dieu même dans sa réalité contingente.
La réalité de l’objet contingent en regard de la toute-science divine et la différence entre le savoir et le faire en Dieu, apparaissent plus manifestement encore dans les cas où le récit biblique nous représente deux éventualités opposées dont l’intelligence divine est censée attendre l’issue : Genèse 18.21 ; 22.1 ; 2 Chroniques 32.31. La vérité profonde de cette forme de langage, où certains interprètes n’ont su voir qu’un grossier anthropomorphisme, est que, par une dispensation divine spéciale, la créature est mise en demeure de réaliser une éventualité, bonne ou mauvaise qui, sans cette épreuve, serait restée à l’état d’une disposition latente et neutre.
Les faits les plus minimes et en apparence les plus fortuits sont compris dans l’entendement divin comme tous les points de l’espace le sont dans la toute-présence divine ; et Dieu les voit, d’après l’Ecriture, non pas compris dans l’enchaînement nécessaire des causes et des effets, ni résolus dans l’identité de la loi universelle, mais dans la réalité contingente propre à chacun d’eux : Matthieu 10.29-30 ; comp. Luc 12.7. Dieu connaît non seulement nos pensées et les secrets les plus cachés de notre existence spirituelle (Psaumes 7.10 ; 139.1-4), mais aussi nos besoins, inconscients et inavoués même, et cette connaissance est distinguée par Jésus-Christ de l’exaucement que Dieu accorde à nos prières (Matthieu 6.8).
Surtout l’Ecriture enseigne que Dieu tout ensemble connaît le mal, le juge et le punit : Genèse 6.5-6 ; Psaumes 9.13, etc. Le mal, selon l’Ecriture, est l’objet, non l’effet du savoir divin ; et s’il est dit quelque part : Habakuk 1.13, que les yeux de Dieu sont trop purs pour le voir, le prophète n’a évidemment entendu nier par là que la vision complaisante de cet objet.
b) Examen du rapport de la toute-science divine aux modes du temps.
Le rapport de la toute-science divine au passé : reminiscentia, et au présent : visio, ne présente pas de difficulté pour notre esprit au point de vue théiste ; car il suffit pour les concevoir l’une et l’autre de dégager le savoir humain du passé et du présent, des limites dont il est inévitablement affecté.
Dieu oublie-t-il effectivement les fautes pardonnées ? Nous ne le pensons pas, malgré l’appui apparent prêté à l’affirmative par certains textes scripturaires : Psaumes 103.12 ; Ésaïe 1.18 ; 64.9 ; Jérémie 31.34 ; Michée 7.19. Ce qui seul importe à l’homme et ce que cet anthropomorphisme signifie, c’est l’obtention du pardon de Dieu qui consiste en ce que l’affection accompagnant en Dieu la pensée et le souvenir du péché commis, est changée dans l’affection contraire.
Mais, si immédiat et adéquat à l’objet que soit le souvenir divin, nous ne devons pas transporter à l’objet la qualité du souvenir lui-même, en disant que Dieu voit les choses passées comme présentes. Disons plutôt qu’il voit la chose passée comme la présente dans les modes du temps qui sont propres à chacune, c’est-à-dire dans le passé et dans le présent, mais que sa vision comme son souvenir sont soustraits dans leur nature même aux conditions de la temporalité.
Quant à la prescience de l’acte libre, nous reconnaissons d’avance qu’il est impossible de la concevoir ; mais est-il seulement possible de l’admettre ?
Rothe le nie et statue après beaucoup d’autres l’incompatibilité absolue entre ces deux termes : prescience et acte libre ; pour lui, la prescience divine n’est qu’une prédétermination.
« La prévision divine absolue des actions libres supprime nécessairement la liberté chez un être comme la créature humaine, si l’on veut bien prendre au sérieux cette notion.
Si Dieu possède la préconnaissance infaillible de toutes les actions des hommes, celles-ci doivent être aussi certaines d’avance ; mais elles ne pourraient être certaines d’avance que par une prédétermination divine qui supprimerait la liberté humaine, et ferait en outre de Dieu l’auteur du péché. Ce qui est pour Dieu un objet constant ne saurait plus être pour l’homme affaire de libre délibération subjective. La préconnaissance absolue de Dieu est inévitablement en même temps une prédétermination. La formule que Dieu prévoit l’acte libre comme libre, est contradictoire en soih. »
h – Dogmatik 1er Theil. pages 111 et 112.
Nous écartons d’emblée cette fin de non recevoir absolue au nom de la révélation scripturaire qui fait la distinction de la préconnaissance et de la prédétermination divine, et les reconnaît l’une et l’autre. Le développement de cette thèse est remis à l’exposé de la doctrine de la prédestination.
Etant donnés donc les deux termes en présence : prescience divine et acte libre, deux voies se sont offertes pour résoudre leur antinomie ; selon l’une, on nie la réalité du temps, comme Kant l’a fait en prétendant que cette catégorie n’est qu’une des conditions nécessaires de nos conceptions ; selon l’autre, on nie la toute-science en rapport avec l’acte libre futur.
La première de ces alternatives, la négation du temps, fut représentée déjà par saint Augustin, puis par Boëce, saint Thomas et Quenstedt.
« En effet qu’est-ce que la prescience, sinon la science de l’avenir? Et où est l’avenir pour Dieu, qui est au dessus de tous les temps ? Or si la science de Dieu embrasse toutes choses, il n’y a plus d’avenir pour lui, mais tout lui est présent ; par conséquent ce n’est plus prescience, mais science qu’il faut dire. Mais si ce qui n’est pas encore n’existe pas plus pour lui que pour les créatures qui suivent l’ordre du temps, et qu’il les connaisse seulement d’avance, s’ensuit qu’il connaît les choses futures de deux manières : d’abord par prescience comme futures, puis par science comme présentes. Le temps ajoute donc quelque chose à la science divine : proposition qui est le comble de l’erreur et de l’absurditéi. »
i – Diverses questions à Simplicien, livre second.
De ce qu’il ne saurait y avoir de succession en Dieu, on conclut ici qu’il ne saurait y en avoir non plus dans l’objet de sa pensée, puisque Dieu percevrait deux fois le même objet, l’une selon sa prescience, l’autre selon sa science. Si, comme nous l’avons établi sous Litt. a, la science du contingent en tant que contingent n’a rien d’incompatible avec l’absoluité divine, et si nous admettons que Dieu connaît les choses telles qu’elles sont, rien ne nous empêche d’admettre aussi que Dieu perçoit comme successives, quoique jamais imprévues, les choses successives.
Dans un article intitulé : Le rapport entre la prescience divine et la liberté de l’hommej, M. Godet nous paraît exprimer sur ce sujet le même point de vue que saint Augustin, et quant à l’intelligibilité même du problème, il se prononce dans un sens opposé à l’opinion de Rothe que nous avons rapportée tout à l’heure :
j – Chrétien Évangélique année 1880.
« Je vais essayer, écrit-il, d’exposer le rapport très intelligible à mes yeux entre deux faits qu’on déclare rationnellement contradictoires……
Nous devons commencer par nous défaire d’un préjugé qui tient de près à notre nature d’êtres créés et vivants dans le temps, c’est-à-dire sous la forme de la succession. Ce préjugé consiste à appliquer à l’être infini une distinction qui n’a de réalité que dans l’existence de la créature, la distinction entre voir et prévoir. Pour un être qui, comme Dieu, habite non dans le temps, mais au-dessus du temps, il n’y a pas plus de prévision que de souvenir, il y a la vue. Du sein de son éternité, Dieu contemple d’un seul regard, connue du haut d’un rocher, le fleuve de l’histoire dans tout son cours, depuis sa source unique jusqu’à sa double embouchure : la gloire ou la perdition. Le jour que nous appelons hier est en cet instant même devant lui exactement comme celui que nous attendons sous le nom de demain, ou comme celui que nous traversons en disant aujourd’hui. Le passé et l’avenir forment à ses yeux, avec ce que nous nommons le présent, un immuable présent ; il n’a pas vu l’un ; il ne verra pas l’autre ; il les voit tous trois simultanément et éternellement. »
A l’objection qui pourrait être faite à l’auteur, d’anéantir par là la réalité du temps en en faisant une pure forme de l’intelligence, M. Godet fait la réponse suivante :
« Qu’est-ce que le temps ? Ce n’est pas quelque chose assurément ; c’est la forme vide dans l’ordre des choses successives, comme l’espace est la forme vide dans l’ordre des choses simultanées. »
Arrêtons-nous ici déjà pour remarquer que cette définition du temps contient une image empruntée à la catégorie de l’espace, la forme ; tandis que la définition de l’espace contient un terme emprunté à la catégorie du temps, simultané. Ce croisement de figures, inévitable peut-être, nous avertit déjà que le rapport en question n’est pas si intelligible que cela.
L’auteur continue : « Quand par la pensée nous dépouillons le temps de son contenu qui n’est autre que l’univers dans sa transformation graduelle, le temps n’est plus qu’une abstraction de l’intelligence. Mais dès qu’à cette forme nous restituons son contenu, la création qui progresse, le temps redevient réel. Il consiste dans ce progrès même ; et cette forme n’est rien moins que la condition même de tout développement et par conséquent de toute liberté. Le temps est à l’histoire ce qu’est au corps jadis enseveli par les cendres de Pompéi et aujourd’hui complètement évanoui et disparu, le tombeau vide qu’il a laissé ; en soi, rien, pas plus que l’espace ; et pourtant la forme réelle de quelque chose. »
Nous sommes d’accord que la forme d’une chose et l’ordre des choses n’existent pas en dehors de ces choses elles-mêmes, et que, la chose supprimée, il ne reste plus ni ordre ni forme. Mais il ne s’ensuit pas, selon nous, que la forme et l’ordre des choses ne soient que des créations de notre intelligence, et que, notre intelligence supprimée, cette forme et cet ordre cesseraient d’exister. Etant donné donc que la forme et l’ordre des choses n’existent en tout cas pas en dehors des choses elles-mêmes, nous avons encore le droit de poser une alternative : ou bien le temps n’est, ainsi que l’espace, comme l’a enseigné Kant, qu’une catégorie attachée à nos conceptions, et n’appartenant point à la chose en soi. Les choses que nous percevons successives ne se passent point en réalité successivement ; et les choses que nous percevons juxtaposées, n’occupent en réalité ni des lieux différents ni aucun lieu. La conséquence de cette prémisse serait le subjectivisme absolu de tous les objets de nos conceptions et de tous les faits de notre expérience. C’est ainsi que Lipsius ramène la toute-science divine à un fait d’expérience dans la vie spirituelle du fidèle, en ce que : « celui-ci sait que chaque moment de sa vie dans le monde, le passé et l’avenir, non moins que le présent, sont entourés et pénétrés de l’Esprit de Dieu, dont la présence supratemporelle préside à tous les changements qu’il éprouve dans le temps, et par conséquent sont pour Dieu absolument découverts. »
Ou bien le temps, tel que nous l’avons défini précédemment : le mode de succession des choses finies, possède, ainsi que l’espace : le mode de juxtaposition de ces choses, une réalité objective ; ces modes posés par Dieu même sont attachés aux choses elles-mêmes ; mais dire alors que Dieu voit présentes les choses futures, c’est attribuer, croyons-nous, le mode de l’existence divine interne et supratemporelle aux rapports de l’Être divin avec les choses temporelles, qui sont nécessairement déterminés par le temps ; c’est prétendre faire à propos de la prescience ce que nous nous interdisions tout à l’heure à propos de la réminiscence divine : transporter à l’objet même qui est dans le temps la qualité du savoir divin censé hors du temps. « Si, écrit Julius Müller avec beaucoup de raison, le temps n’est pas seulement la condition subjective de notre aperception et de notre expérience, mais en même temps la forme objective de l’être conditionnel comme tel, si la succession des moments est quelque chose de réel, il est facile de voir ce qui résulte de la proposition que le temps n’existe pas pour le savoir divin, qu’il n’est pas objet de ce savoir ; rien de moins que l’affirmation que Dieu ne connaîtrait pas le monde tel qu’il estk. »
k – Lehre der Sunde. tome II, page 283.
Nous irons plus loin encore : si le temps n’existe pas pour la connaissance divine, il n’existe pas non plus pour le vouloir divin ; car, si Dieu ne peut percevoir que hors du temps, parmi les objets de son savoir, ceux qui sont des effets de sa volonté, il faut admettre que ces effets ne se sont pas réellement produits dans le temps, tels qu’ils nous apparaissent, et le fait concret se dissout comme le temps lui-même soit dans l’apparence soit dans la nécessité universelle.
D’autres, se refusant à supprimer la catégorie du temps, ont supposé une restriction de la toute-science divine en faveur de la liberté humaine, soit qu’avec les sociniens ils aient considéré les actes libres futurs comme des non-êtres, échappant par leur nature même à toute connaissance comme à toute catégorie : indeterminata et in utramque partem flexibilia ; soit qu’ils aient admis en Dieu même une renonciation volontaire à l’exercice de la toute-science en prévision et au profit de l’acte libre (Martensen, Chenevière, Charles Secrétan).
Dorner lui-même semble admettre lui aussi un savoir divin progressif accompagnant la réalisation effective de l’acte libre, — si toutefois il est permis de tirer une déduction quelconque de l’insondable amphigouri que présente au lecteur français la page 322 du System der christlichen Glaubenslehre, 1ter Band.
Selon Martensen, ce ne serait que le but final du développement du monde avec toute la série des phases nécessaires de ce développement, qui seraient compris dans la prescience divine ; tandis que l’exécution réelle de ce plan du monde, pour autant quelle est conditionnée par la liberté créée, ne serait préconnue qu’à titre de possibilité, de futurabilia, mais non pas de réalité excluant en fait toute autre possibilitél.
l – Christl. Dogm., section CXVI.
« Si l’âme est une force, écrit M. Chenevière, si elle est libre, il doit y avoir en elle des impulsions et des décisions qui ne rentrent pas dans le domaine de la prescience. Et de même qu’on ne porte pas atteinte à la toute-puissance de Dieu en reconnaissant qu’il laisse immuables les essences des choses, qu’il ne peut ni tracer un cercle carré, ni faire que ce qui est fait n’ait pas été fait, on n’attaque pas sa prescience en établissant qu’il prévoit, par la connaissance intime des circonstances, des caractères, des inclinations, sans y mêler son influence, ce qui dépend de la décision d’un être dont l’essence est d’être librem. »
m – Dogmatique chrétienne,, page 166.
« La prescience des décisions de la liberté, écrit M. Secrétan dans son dernier ouvrage, n’est pas comprise dans l’omniscience. Nous pouvons et nous devons nous en tenir à cette réponse, non qu’il n’y ait peut-être rien au-delà, mais parce que nous ne pouvons pas voir au-delàn. »
n – La Civilisation et la Croyance, pages 268 et 269.
Une variante de cette opinion est celle que représente Rothe dans son Ethique, qui consiste à attribuer à Dieu seulement l’intuition éternelle de la formule abstraite, exprimée en quantité innommée du cours du développement du monde, tandis que la réalisation concrète de cette formule abstraite serait abandonnée au libre jeu de l’activité de la créature personnelle, et échapperait ainsi à la prescience divine.
La réfutation de ce point de vue par la preuve scripturaire se confondra avec celle de la thèse plus générale de la renonciation faite par Dieu à toute prescience de l’acte libre ; car l’Ecriture ne connaît pas cette distinction introduite dans les objets du savoir divin entre formule abstraite et réalité concrète.
L’hypothèse d’une renonciation volontaire faite par Dieu même à la prescience de l’acte libre, ne serait pas en soi plus contraire aux prémisses du théisme que la thèse qui va être énoncée, que la toute-puissance divine se limite elle-même pour faire place à la liberté humaine ; et si nous faisions de la philosophie religieuse, rien ne nous empêcherait de recourir à cette solution du problème. Nous hésiterions même à employer contre cette hypothèse l’argument tiré par M. Godet de la révélation biblique d’un plan du monde :
« Essayons un moment, écrit-il, de supposer que Dieu restreigne sa connaissance, comme il limite sa toute-puissance. Il apprend au fur et à mesure les événements comme nous les apprenons nous-mêmes par l’usage de nos sens ou par la lecture des journaux. Dans cette condition, les cheveux de notre tête sont encore comptés, peut-être ; mais à quoi cela nous servira-t-il puisque Dieu ne pourra prévoir l’accident qui menace notre tête ni par conséquent le prévenir ? notre liberté est sauvegardée, mais notre sécurité filiale s’est évanouie ; la Providence, cette lumière de notre vie, est éteinte. »
Non, répondons-nous, car ce serait un véritable anthropomorphisme que de refuser à la sagesse divine le pouvoir et, dirons-nous, la présence d’esprit nécessaire pour prendre instantanément toute résolution la plus adaptée à chaque cas donné, celle-là même que, selon notre supposition, sa prescience avait éternellement présentée à sa sagesse.
Nous n’opposons pas non plus à la solution proposée l’argument de la prophétie biblique ; car comme la prophétie, telle que nous l’entendons, n’est pas la prédiction de faits particuliers, mais l’énoncé des lois générales de l’histoire s’actualisant, il est vrai, dans des faits particuliers toujours plus adéquats à l’idée ; que d’ailleurs le rapport entre l’oracle et le fait qui en est réputé l’accomplissement, n’a jamais une évidence logique ou rationnelle absolue, le fait de prescience dans la prophétie pourra se réduire, pour certains esprits impossibles à convaincre, à un simple calcul de probabilités.
Nous devons accorder également qu’il y a de nombreux cas dans l’Ecriture où l’endurcissement de l’homme est présenté comme un effet de la volonté divine ; où le péché de l’homme semble apparaître comme l’accomplissement nécessaire d’une loi supérieure ; exemple : Jean 17.12. Nous aurons plus tard à rechercher l’accord possible de ces cas avec la doctrine de la justice de Dieu et la responsabilité humaine. Mais il y a d’autres exemples et témoignages scripturaires qui attestent suffisamment la prévision divine sans détermination de l’acte libre, et qui relèvent, pour ainsi dire, le problème dans toute son austérité. Telle est la prédiction faite par Jésus à Pierre : Marc 14.30, où il est manifeste que saint Pierre n’a pas renié parce que Jésus l’avait prédit, mais qu’au contraire Jésus avait prédit parce qu’il était certain que Pierre renierait. Comme l’a dit M. Godet dans l’article précité : « Il suffit de ce mot : trois fois, conservé par les quatre récits évangéliques, pour démontrer qu’il y avait dans cette prophétie tout autre chose qu’un calcul fondé sur la prévision morale. Sur la voie de la prévision, Jésus n’eût pu prédire ni le triple reniement du disciple, ni le chant du coq qui devait le suivre. »
Toute la conduite de Jésus envers Judas et les appréciations de plus en plus sévères dont ce personnage fut l’objet : Jean 6.70 ; Matthieu 26.21-25 ; Jean 13.18, 21-30 ; 17.12 ; Luc 22.48 ; Actes 1.16-20, établissent que la prescience de l’issue de cette carrière existait chez Jésus dès le commencement (Jean 6.64 ) concrète et précise, sans qu’elle fût déterminante pour l’objet, ni que la responsabilité de l’instrument de la trahison prévue du Maître fût amoindrie ou supprimée.
Les termes de πρόγνωσις, προέγνω, rapportés à Dieu dans plusieurs passages, Romains 8.29 ; 11.2 ; 1 Pierre 1.2, et surtout dans le premier cité, où προέγνω est opposé à προώρισε, nous prouvent d’abord contre le déterminisme, que d’après l’Ecriture la préconnaissance divine est distincte de la prédétermination divine ; que, secondement, la science divine des choses futures est, d’après l’Ecriture encore, prévision et non vision ; et qu’enfin, Dieu préconnaissant le sort final de chaque créature, préconnaît les réalisations diverses de la liberté créée qui y sont renfermées.
Nous nous résumons en disant que Dieu connaît chaque chose finie selon son mode dans l’être et dans le temps, c’est-à-dire la chose contingente en tant que contingente, et la chose passée, présente ou future en tant que passée, présente et future, et qu’en rapport avec ces modes divers de la chose, la toute-science divine se transforme elle-même de prescience en vision et en réminiscence ; mais que le fait même de la prescience de l’acte libre est absolument inaccessible à notre conception, attendu que toute tentative de réduire à une unité intelligible cette antinomie n’aboutit qu’à supprimer la temporalité de l’objet, ou la toute-science chez le sujet, quand ce n’est pas à provoquer des explications prêtes à redevenir aussi mystérieuses que le mystère lui-même.
Nous ne ferons qu’accentuer les deux termes de l’antinomie en disant que la prescience de l’acte libre est un acte supratemporel dont l’objet est temporel.
L’expérience toutefois nous fournit de mystérieuses et indéniables analogies du fait que nous venons de déclarer incompréhensible à notre esprit, soit dans les exemples de seconde vue qui supposent la suppression de l’espace, ou de prévision somnambulique d’événements issus même de la liberté humaine. Ces exemples nous prouvent après tant d’autres que nous n’avons pas le droit de conclure a non poste intelligi ad non esse.
Comme l’ancienne théologie distinguait dans la toute-science divine l’omniscientia necessaria relative à Dieu même et l’omniscientia libera, relative à l’existence contingente, on appelait voluntas Dei naturalis l’acte par lequel Dieu se veut nécessairement soi-même, et voluntas libera, celui par lequel il veut l’être contingent.
Dans cette voluntas libera, on opposait l’un à l’autre les différents modes, déterminés par la nature de l’objet : la voluntas antecedens à la voluntas consequens, qui dans le conseil du salut fait entrer en ligne de compte la foi de l’homme ; la voluntas absoluta à la conditionata, opposition correspondante à la précédente, selon que Dieu veut quelque chose d’une manière absolue ou conditionnelle ; la voluntas abscondita (Romains 11.33) à la revelata ; ou encore la toute-puissance ordinata ou ordinaria, dans laquelle Dieu se conforme aux lois de la nature, à la toute-puissance extraordinaria, appelée aussi ordinans, par laquelle il pose ces lois.
La toute-puissance elle-même était définie par Quenstedt : « Potentia qua Deus independenter per essentiel suæ aeternæ actuositatem facere potest omnia in universum, quæ contradictionem non involvunt ». Parmi ces objets de la toute-puissance, dont on éloignait avec un soin jaloux tout élément contradictoire, on distinguait : 1° ceux qui ne peuvent avoir aucune raison d’être, comme, par exemple, que Dieu puisse faire que ce qui a été fait n’ait pas été fait ; 2° ceux qui enferment un vice ou un défaut, comme de pouvoir mentir, pécher, mourir, puisque le pouvoir de faire ces choses serait un signe non de puissance, mais d’impuissance.
La principale contestation qui se soit élevée sur la toute-puissance divine, a de nouveau, comme pour l’attribut précédent, mis en présence les déterministes et les libéralistes.
Selon le déterminisme, la toute-puissance divine est une expansion illimitée de l’action divine identique elle-même à la substance divine, d’où il suit que l’existence réelle est l’expression exacte de l’existence possible.
Abélard avait déjà dit : « Deus non potest facere aliquid præter ea quæ facit. »
« La notion de toute-puissance, écrit Schleiermacher, renferme que la totalité du système de la nature comprenant tous les espaces et tous les temps, est fondée dans la causalité divine, qui est éternelle, partout présente et opposée à toute finité ; que de plus la causalité divine, conformément à l’énoncé de notre sentiment d’absolue dépendance, est parfaitement représentée dans la totalité de l’existence finie, et que, par conséquent, tout ce qui a une causalité en Dieu, se réalise et arrive. »
« Etendre, écrit A. Schweizer, la notion de la toute-puissance par delà une causalité parfaitement adéquate au monde, pour en faire la raison d’être d’un possible jamais réalisé, serait réduire cette actualité active à l’état de principe latent, impuissant à réaliser ce qui est déposé en lui. »
La conception libéraliste de la toute-puissance divine fut par contre déjà représentée par Origène : πεπερασμένεν γὰρ εἶναι καὶ τὴν δύναμιν τοῦ θεοῦ λεκτέον. ἐὰν γὰρ ἦ ἄπειρος ἡ θεῖα δύναμις, ἀνάγκη αὐτὴν μηδὲ ἑαυτὴν νοεῖν.
On le voit : la catégorie du possible marque l’opposition entre le déterminisme et le libéralisme ; non pas que le déterminisme nie absolument le possible ; il emploie le mot, mais pour désigner ce qui est en puissance et l’opposer seulement au réel. Nous opposons le possible au nécessaire, et le définissons : ce qui ne se réalisant pas, ne s’étant pas réalisé et devant peut-être ne jamais se réaliser, peut, aurait pu et pourrait se réaliser. Le corollaire de cette proposition est que le réel est une des possibilités réalisées au milieu de la multitude des possibles non réalisés.
L’existence du possible dans l’univers étant donnée avec la prémisse du théisme, nous définissons la toute-puissance divine : L’attribut divin à raison duquel Dieu produit ou limite son action dans l’espace conformément aux déterminations libres de sa volonté.
Les textes scripturaires concernant la toute-puissance divine, sont ceux qui décrivent son action soit dans l’univers physique : Genèse 1 ; Job 42.2 ; Psaumes 115.3 ; 135.6 ; Ésaïe 40.26 ; Jérémie 32.17, 27 ; 1 Corinthiens 8.6 ; soit dans l’histoire : Psaumes 77.15 ; 98.1 ; Zacharie 8.6 ; Matthieu 3.9 ; Romains 11.36 ; soit dans un rapport plus spécial à l’individu : Genèse 18.14 ; Romains 4.17 ; Luc 1.37 ; 18.27 ; s’exerçant enfin dans l’ordre moral exclusivement : Matthieu 19.26 ; 1 Corinthiens 1.27 ; Éphésiens 3.20 ; comp. Romains 1.16.
Notre définition de la toute-puissance divine renferme trois propositions corollaires : l’une, que comme Dieu ne peut vouloir que le Bien, il ne fait non plus que le Bien (Genèse 1.31) ; que par conséquent le mal qui se trouve dans l’existence finie, n’est pas son œuvre ; que le mal, permis par lui, n’a pas été produit par lui. Nous excluons en même temps de la notion de la toute-puissance divine, avec les anciens théologiens, l’impossibilité mathématique, la chose contradictoire en soi, que Descartes y faisait rentrer. Il est par trop oiseux de discuter si Dieu pourrait réaliser ce qui est impossible en soi, parce qu’il est plus oiseux encore de discuter s’il pourrait le vouloir.
Le second corollaire renfermé dans notre définition, est que si Dieu n’a pas fait le mal qui existe, il n’a point été obligé non plus de créer tous les possibles. Ce corollaire est renfermé d’ailleurs dans la prémisse générale du théisme biblique, que Dieu était libre de créer ou de ne pas créer. Or la liberté à l’égard du plus implique la liberté à l’égard du moins.
Ce corollaire est, ajouterons-nous, impliqué dans la notion même de la toute-puissance, qui ne serait pas absolue si elle était impuissante à se limiter elle-même. Selon l’expression de Philippi : Gott hat Macht über seine Macht (Dieu a tout pouvoir sur sa toute-puissance). « Notre Dieu fait dans les cieux et sur la terre, dans la mer et dans tous les abîmes (Psaumes 115.5 ; 135.6), tout ce qu’il lui plaît. »
Le troisième corollaire de notre définition, c’est que si Dieu a pu à un moment donné limiter l’essor de sa toute-puissance, il a pu, sans déroger à sa propre gloire, produire à un autre moment dans le domaine des réalités déjà existantes des œuvres supérieures aux précédentes, soit pour achever, soit pour corriger ces dernières, lorsqu’elles ont été détériorées par des actions rivales.
Il résulte de ce qui précède que l’action de la toute-puissance divine dans l’ordre moral, dans l’ordre de la liberté créée, ne peut être absolue, mais seulement intermittente et conditionnelle, tandis qu’elle est continue et immédiate dans l’univers physique, où elle ne rencontre d’autre limite, si même on peut l’appeler une limite, que l’impossibilité mathématique.
Selon Lipsius, il est aussi impossible de concevoir la toute-puissance divine aux prises avec la nécessité physique pour produire des dérogations à l’ordre de la nature, qu’avec l’impossibilité mathématique. Car pour cet auteur : « L’ordre de la nature n’est pas autre chose que la totalité de l’action divine qui, bien ordonnée en soi, est dirigée sur le monde de la nature ; la révélation même de la toute-puissance divine dans la nature, l’expression d’une raison divine éternelle agissant dans le monde comme loi et nécessité.
L’impossibilité prétendue du fait surnaturel subsiste ou tombe en effet avec cette conception déterministe de la toute-puissance divine.
Ce qui d’ailleurs nous importe avant tout, est de savoir que cette puissance divine qui, selon notre définition, réalise ses effets dans l’espace, n’est pas essentiellement le jeu d’une force physique et neutre, qui trouverait sa satisfaction dans son exercice même ; mais qu’étant l’attribut d’une volonté sainte, elle est tout entière subordonnée à des fins morales. Ce sont les intérêts supérieurs de la créature consciente et libre qui sont la raison d’être des plus grands déploiements de puissance dans l’univers physique comme dans l’univers moral ; la toute-puissance divine comme sa toute-science, comme tous les attributs dont nous venons de traiter, soit dans les expansions ou dans les retraites de leur action, sont constamment au service des attributs supérieurs qui feront l’objet du chapitre suivant : la sainteté, la bonté, la sagesse et la justice.