Cet ouvrage, dont le sujet principal est l’exposé des doctrines produites durant le schisme et des grands événements accomplis au concile de Constance, aurait pu se terminer à la clôture de cette assemblée célèbre. Cependant, pour que le tableau d’une époque soit complet, il faut compléter l’histoire de ceux qui occupaient alors la première place. Nous dirons donc, avec la fin du schisme, celle des deux derniers pontifes qui avaient contribué à l’entretenir ; nous rappellerons la destinée si diverse des plus éminents entre leurs adversaires ; nous suivrons l’empereur sur les champs de bataille où il usa sa vie, et Gerson dans la retraite où il acheva de sanctifier la sienne ; nous ferons connaître enfin les hommes terribles qui vengèrent ceux que le concile immola.
Le schisme, comme on l’a vu, ne fut pas entièrement éteint à Constance : Pierre de Lune, sous la protection d’Alphonse V, protestait à Péniscole, et Balthazar Cossa, captif à Heidelberg, sous la garde de l’électeur palatin, se faisait craindre encore. Il avait dans son trésor un auxiliaire puissant dont il fit usage pour s’affranchir : il acheta, dit-on, sa liberté de l’électeur pour trente mille écus d’or, et se rendit aussitôt en Italie.
[Il avait été, par l’ordre de l’empereur, transféré de Gotleben à Heidelberg, où il était honorablement traité. Dans une ancienne chronique, Jean XXIII déplore ainsi son infortune : « Moi qui naguère tenais le premier rang, heureux du nom de chef suprême, triste maintenant et abattu, je gémis de mon sort. Du haut de mon trône, je voyais toutes les nations à l’envi baiser mes pieds ; maintenant me voilà tombé au fond de l’abîme de l’infortune, et chacun répugne à me visiter dans mon abaissement. On m’apportait spontanément de l’or de tous les pays de la terre, mais aujourd’hui les trésors ne charment point mes yeux, et aucun ami n’est près de moi. Pape, je suis tombé du faîte des grandeurs : que ce soit un exemple à tous ceux que la gloire exalte.]
Plusieurs petits tyrans qui s’étaient emparés des terres de l’Église dans le Bolonais, dans le duché de Spolète et dans la marche d’Ancône, l’excitèrent à reprendre la tiare, s’offrant à l’assurer sur sa tête afin de s’affermir eux-mêmes dans leurs possessions usurpées. Leur appui contre les forces réunies de l’Église et de l’empire inspira moins de confiance que de crainte à Balthazar, et il vint, de son propre mouvement, à Florence, où Martin V tenait sa cour.
Là, un jour, dans une assemblée où se trouvait le pape, un homme se présenta seul, s’avança vers lui et tomba soudain à ses pieds en le reconnaissant pour le Vicaire du Christ : cet homme était Balthazar Cossa et avait été Jean XXIII. Le pape lui sut gré de cette démarche toute volontaire ; il le récompensa en le créant cardinal, évêque de Frascati, et le retint auprès de sa personne, soit par bonté, soit par calcul, afin de mieux s’assurer de lui ou de s’exalter davantage en s’assujettissant par des bienfaits le souverain déchu dont il tenait la place. Balthazar mourut peu de mois après à Florence, où l’on voit son tombeau dans l’église de Saint-Jean.
Pierre de Lune était pour l’Église l’objet d’une crainte plus sérieuse. Martin V avait ordonné une croisade contre lui, mais le roi d’Aragon ne souffrait pas qu’il fût inquiété. Alphonse prétendait au trône de Naples, dont Jeanne, fille de Charles de Duras, avait hérité en 1414, à la mort de son frère Ladislas ; cette princesse, qui représentait la première maison d’Anjou, avait besoin d’un appui contre le jeune Louis III, chef de la seconde maison de ce nom, et dans ce but elle adopta pour héritier de son royaume Alphonse V, roi d’Aragon. Cette riche succession revenait ainsi tout entière à ceux qui la convoitaient ; trop ambitieux pour l’attendre, Alphonse tenta de saisir comme une proie ce bien qui lui était offert comme un héritage, et il voulut contraindre le pape à la lui adjuger sans retarda. Sur le refus de Martin V, Benoît XIII fut de nouveau proclamé pape en Aragon. Il était à craindre que toute l’Espagne ne suivît cet exemple ; mais, avant que le schisme eût fait de nouveaux progrès, l’indomptable vieillard mourut à Péniscole, en 1424.
a – Irritée de l’ingratitude d’Alphonse, la reine Jeanne révoqua son testament et adopta Louis III d’Anjou. Martin V confirma cette adoption nouvelle, d’où sortit une longue guerre entre les Angevins et les Aragonais.
Cet homme prodigieux, dont l’obstination fut si fatale à l’Église, avait du moins pour excuse une ferme conviction de la justice de sa cause, conviction que la mort même n’ébranla pas. Il mourut intrépide, très présent à soi, dit Maimbourg, et tellement persuadé qu’il était le vrai pape, qu’il obligea, sous peine de la malédiction de Dieu, les deux cardinaux qui étaient demeurés avec lui de lui donner un successeur.
Rien n’est comparable à la vigueur de son âme, si ce n’est peut-être celle dont son corps était doué ; quoiqu’il eût près de cent ans, on refusa de croire qu’il fût mort de vieillesse, et l’on prétendit qu’il avait été empoisonné par un moine, à l’instigation du cardinal légat en Aragonb. L’opinion se répandit que cet homme, qui avait lutté sans fléchir contre toute la chrétienté, triomphait de la mort même. On assure que son corps, transporté six ans plus tard à Illuca, dans la sépulture de sa famille, exhala une odeur agréable, et qu’il s’est conservé incorruptible jusqu’à nos joursc.
b – Ce cardinal était celui de Pise, mais un auteur digne de foi assure qu’il mourut avant Benoît.
c – Phénomène qu’il ne faut point considérer, dit prudemment le continuateur de Fleury, comme une preuve de sa sainteté.
Benoît XIII fut obéi après sa mort ; ses deux cardinaux lui donnèrent pour successeur un honnête chanoine de Barcelone, docteur en droit canon, nommé Gilles Mugnos. Ce digne homme parut aussi accablé de cet honneur inattendu qu’embarrassé pour s’y soustraire ; la colère d’Alphonse, qui lui ordonnait d’accepter, lui parut plus redoutable que les foudres lointaines de Martin V ; Gilles Mugnos accepta donc, et dès lors il parut prendre son titre au sérieux comme s’il eût été réellement pape.
Il exerça publiquement, sous le nom de Clément VIII, toutes les fonctions du pontificat ; il se forma un consistoire, excommunia Martin V, fit une promotion de cardinaux et eut soin d’y comprendre son neveu, afin de ne rien oublier, dit encore Maimbourg, de ce que les papes, en pareille occasion, ont accoutumé de faire.
Les États d’Alphonse comprenaient alors les royaume d’Aragon, de Valence, de Sardaigne et de Sicile ; l’autorité du nouveau pape s’étendit donc sur ces contrées et le schisme parut renaître. Mais, après cinq ans de lutte, Alphonse, repentant ou lassé, abandonna son pape Clément VIII et reconnut Martin V. Gilles Mugnos, qui avait pris la tiare par obéissance, obéit encore en la déposant. Il fit trop voir, par cette condescendance facile qu’il ne s’était cru pape que de nom ; aussi, ayant voulu suivre, dans les formes de son abdication, l’exemple imposant qu’avait donné Grégoire XII, l’appareil dont il s’entoura, la pompe inopportune qu’il déploya, lui attirèrent moins de respect que de mépris, et il rendit ridicule à force de solennité une scène qui, plus simple, aurait eu quelque grandeur. Il révoqua du haut de son trône toutes les censures qu’il avait prononcées contre Martin V, le déclarant apte à recevoir toutes les dignités, y compris le pontificat ; puis, descendant du trône, il déposa sa renonciation entre les mains des commissaires d’Alphonse, et se dépouilla de ses insignes en invitant ses cardinaux à faire choix d’un bon pasteur à sa place.
[Plusieurs auteurs ont vu dans la conduite du roi Alphonse l’effet d’une conversion miraculeuse. Ils ont oublié que le pape avait fini par lui accorder toutes ses demandes, hors une seule, qui était l’approbation de tout ce qu’il avait fait durant le schisme, demande à laquelle Martin V n’aurait pu souscrire sans se déshonorer. Voyez le continuateur de Fleury, Hist. ecclés., liv. v, ann. 1429.]
Un simulacre de conclave fut ouvert, où l’on observa toutes les précautions qui sont d’usage à Rome : trois cardinaux y entrèrent, représentant à eux trois, comme ils dirent, tout le sacré collège, et ils en sortirent, proclamant, d’une voix unanime, comme par inspiration du Saint-Esprit, Othon de Colonne, pape, sous le nom de Martin V.
Ainsi finit le grand schisme d’Occident, le 26 juillet 1429 il avait duré un demi-siècle, et il laissa après lui des semences de troubles plus grands que ceux qu’il avait fait éclore.