Zinzendorf ne retrouva plus à la Ronnebourg ceux qu’il y avait laissés ; l’opposition qui s’était déjà manifestée contre lui avant son départ s’était enhardie en son absence, et la comtesse avait été forcée de se retirer. Ce fut donc à Francfort qu’il s’établit pour le moment avec sa famille et sa suite, composée en tout d’une trentaine de personnes. On savait déjà dans cette ville l’accueil qu’il avait reçu du roi de Prusse : le bourgmestre et les autres magistrats lui témoignèrent la plus grande considération.
Les prédications du comte dans sa maison furent très fréquentées. Un réveil religieux assez marqué avait eu lieu à Francfort précédemment, et ceux qui y avaient pris part étaient entrés en correspondance avec lui dès l’année précédente. La question de la séparation les préoccupait particulièrement ; les doctrines non évangéliques de quelques pasteurs, le manque de vie spirituelle chez la plupart, leur paraissaient motiver une rupture avec l’église : ils avaient voulu cependant consulter Zinzendorf à ce sujet. Sa réponse est trop intéressante à divers titres, pour que nous n’en donnions pas ici un extrait :
« Mes amis bien-aimés dans le Seigneur, mon cœur bat quand je pense à Celui que la clémence et l’amour ont fait descendre de son trône. Comment ne battrait-il pas aussi, quand je sais qu’il y a toujours plus de gens qui apprennent à aimer Jésus ! Il est mon Dieu, je le louerai ; Il est le Dieu de mes frères, je l’exalterai.
Puisque vous êtes luthériens, comme je le vois par votre lettre, restez luthériens ; car votre roi était juif et resta juif. Ne vous effrayez pas s’il y a dans l’église de mauvais docteurs. Ceux du temps de Jésus-Christ étaient en partie des hypocrites, — c’étaient les orthodoxes ; d’autres vivaient en ermites, — c’étaient les piétistes ; d’autres enfin étaient même des moqueurs, des incrédules, disant qu’il n’y a ni Esprit, ni résurrection (car c’est ce que l’Écriture nous affirme expressément d’une partie des prêtres juifs). Malgré cela, Jésus ne s’est jamais séparé ; aussi, quand on voyait qu’il manquait une fête de Pâques, on ne savait ce que cela voulait dire…
Écoutez, chers amis, il y a trois choses avec lesquelles on a tout. La première, c’est de ne pas mêler à la grâce que nous avons reçue la moindre parcelle de notre propre vertu, mais de nous souvenir que pour le bourgeois de Francfort le plus honorable et le plus pieux il n’y a pas d’autre moyen d’être sauvé que pour le voleur de grand chemin que l’on fait périr sur la roue. Le second point, c’est de ne pas mêler au sérieux et à la fidélité de notre cœur la moindre dose de fausse confiance ; au contraire, il faut, dès qu’on en a la force, travailler avec autant de sérieux et de conscience que si l’on savait que le Seigneur est un homme dur (Matthieu 25.24) ; cela produit une crainte filiale qui ne fait pas de mal. La troisième chose, c’est de ne pas être satisfait de ce que l’on a jusqu’à ce qu’une multitude d’âmes soient sauvées. C’est ici que se place le chapitre de l’amour pour nos frères ; car nos devoirs se divisent en devoirs paternels, maternels et fraternels. Dieu donne à l’un la mission d’engendrer des âmes par la Parole de l’Évangile ; à un autre, celle d’allaiter les nouveau-nés, d’en prendre soin, de veiller sur eux, pour qu’ils ne périssent pas de nouveau ; un troisième se contente de mener une vie sainte et pure et, sans avoir de don particulier, de prouver par son exemple la possibilité de la sanctification, et c’est par là qu’il est utile à ses frères. »
Le fragment suivant d’une lettre écrite à Spangenberg par Zinzendorf fait encore mieux comprendre quel était son point de vue en se prononçant contre la séparation :
« Oui, lui écrit-il, nous cherchons à maintenir les luthériens de Francfort attachés à leur église et à la sainte cène qui y est célébrée. Oui, nous remercions Dieu quand ils ne conçoivent point de scrupules à ce sujet, et nous ne cherchons point à leur en inspirer. C’est ce que nous faisons partout. Nous n’avons point mission d’apporter du trouble dans les diverses religionsc et de faire passer les gens d’une religion à une autre, mais nous cherchons à présenter la doctrine de l’Évangile de manière à ce que nous puissions gagner des âmes au Sauveur, et que les pauvres pécheurs, qu’ils soient luthériens, réformés, catholiques, païens, tombent aux pieds de Celui qui nous a tous rachetés. »
c – Zinzendorf emploie souvent le mot religion dans le sens où l’on dit plus ordinairement confession ou communion religieuse.
On retrouve le même point de vue exprimé dans les lignes suivantes, écrites par Zinzendorf bien longtemps auparavant :
« Dès ma plus tendre enfance, je ne me suis proposé d’autre but que de glorifier Jésus-Christ crucifié, et cela au pied de la lettre, sans entrer jamais dans les discussions que soulèvent les différentes religions. Je ne connais pas d’autre fondement que Jésus-Christ, le Fils du Dieu vivant ; mais je puis fort bien m’entendre avec tous ceux qui bâtissent sur ce fondement, quelque différence qu’il y ait dans leur manière de bâtir. Dans le temps où l’on projetait l’union des trois principales religions, j’ai travaillé à cela, et MM. les évêques de France n’ont pas désapprouvé mes idées. Lorsqu’on a voulu unir les deux religions protestantes, je ne me suis point tenu à l’écart. Mais j’ai appris dès lors que le règne de Dieu est au dedans de nous. Je suis né dans l’église dite évangélique. Je trouve sa doctrine passable, et, quant à la pratique, il ne me semble pas que cela aille beaucoup mieux dans aucune église visible. C’est pourquoi je demeure où je suis ; mais, tout en restant dans cette religion, je témoigne avec vivacité contre ses défauts. Je n’en agis pas de même à l’égard des autres religions ; je cherche au contraire à m’accommoder à leur plan autant que ma conscience me le permet. »
Ce n’était donc pas telle ou telle secte que combattait Zinzendorf ; c’était l’esprit sectaire en général. Il s’efforçait, il est vrai, de rattacher à l’église ceux que l’on cherchait à écarter en alarmant leur conscience par de vains scrupules ; mais ce qu’il avait surtout à cœur, c’était de faire cesser les inimitiés qui existaient dans le sein même du Réveil entre les séparés et les membres de l’église établie, et il les exhortait à vivre les uns avec les autres dans l’union fraternelle, nonobstant les différences d’opinion qui les divisaient.
Pénétré de la sainteté du but qu’il se proposait, Zinzendorf, comme il l’a dit lui-même dans des paroles que nous avons citées précédemment, ne pouvait souffrir qu’on l’entravât dans une œuvre qu’il regardait comme l’œuvre de Christ, et il faut avouer que, dans une circonstance que nous allons rapporter, sa haine pour le fanatisme donna lieu, non sans raison, de l’en accuser lui-même. Un certain André Gross, homme influent parmi les Séparés de Francfort, l’avait attaqué avec aigreur et n’avait répondu que par des sarcasmes à l’affection fraternelle que lui offrait Zinzendorf ; il cherchait en outre par tous les moyens à jeter le trouble dans la conscience de quelques-uns de ses anciens adhérents, qui, sous l’influence de la prédication du comte, avaient trouvé la paix de leur âme. La douleur que Zinzendorf ressentit de cette tentative le fit sortir complètement de sa modération habituelle ; il lança un anathème contre Gross, déclarant que si cet homme avait le malheur de détourner de la grâce une des âmes que le Seigneur y avait amenées par son ministère, il mourrait infailliblement dans l’année.
Nous craindrions de juger témérairement la conduite d’un homme tel que Zinzendorf, d’un serviteur du Seigneur que nous avons vu toujours si fidèle à son Maître, si docile aux directions de l’Esprit-Saint. On ne peut sans étonnement le voir agir dans cette occasion d’une manière qui contraste tellement avec le caractère que nous lui connaissons. Faut-il ne voir dans cet anathème qu’une sainte indignation inspirée par l’Esprit de Dieu ? N’est-ce autre chose que le cri de détresse du pasteur fidèle auquel on arrache ses brebis ? Ou bien faut-il y démêler l’influence impure de l’orgueil spirituel ? Ou bien, enfin, ne faut-il l’attribuer qu’à une irritabilité maladive développée en lui par l’injustice de ses adversaires ? Qui le dira ? … Nous connaissons les lois fatales de la faiblesse humaine et combien il est difficile, en prenant parti contre l’intolérance et l’injustice, de ne pas devenir soi-même injuste et intolérant. Zinzendorf peut n’avoir pas échappé à ce piège, que le Seigneur prédisait déjà à ses disciples : « Parce que l’iniquité sera multipliée, la charité de plusieurs se refroidira (Matthieu 24.12). »
La menace de Zinzendorf produisit, dit-on, son effet et intimida réellement André Gross ; mais elle donna lieu à de plausibles accusations : on lui reprocha la prétention qu’il semblait affecter de disposer de la puissance divine au service de sa propre cause. On trouvait surtout que le sentiment qui avait dicté ces paroles téméraires était en opposition flagrante avec l’esprit de Jésus-Christ. A ces reproches formulés par Gross dans un écrit contre le comte, celui-ci répondit par une explication dont nous extrayons ce qui suit :
« Il est vrai, dit-il, que le Seigneur Jésus s’est montré très coulant, soit pour recevoir des disciples, soit pour leur permettre de le quitter, et c’est aussi notre habitude. Il est vrai qu’il n’a pas fait descendre le feu du ciel sur ceux qui refusaient de le recevoir, et sur ce point aussi on n’a rien à nous reprocher. Mais il n’est pas vrai que le Sauveur ait traité avec autant de sang-froid que le prétend M. Gross ceux qui séduisent et égarent les âmes. Quiconque, dit-Il, scandalise un de ces petits qui croient en moi, il lui vaudrait mieux qu’on lui mit une meule au cou et qu’on le jetât dans la mer (Matthieu 9.42). Et saint Paul, qui savait aussi ce que c’est que la douceur, a dit pourtant : Plût à Dieu que ceux qui vous troublent fussent retranchés ! (Galates 5.12) Et ailleurs : Je les ai livrés à Satan, afin qu’ils apprennent à ne plus blasphémer. (1 Timothée 1.20)
« J’ai, continue Zinzendorf, à remercier le Sauveur pour trois choses entre autres qu’Il m’a fait la grâce de m’accorder dans l’exercice de mon ministère, et je puis en parler d’autant plus librement que, si j’exagère, il se trouvera toujours assez de gens pour protester. La première chose, c’est que, quand il s’agit d’accroître notre petite communauté par l’admission de nouveaux membres, je suis non seulement très peu empressé, mais même très craintif et méticuleux. La seconde, c’est qu’il m’est absolument impossible de haïr une personne, une fois que je sais positivement qu’elle me hait et m’en veut personnellement. Je ne puis pas répondre des sentiments que j’aurai demain, mais je puis au moins dire quels sont ceux que j’ai eus jusqu’ici. En revanche, et c’est ici la troisième chose, quand je vois que l’on scandalise ou que l’on séduit des âmes qui possèdent véritablement la Grâce ou qui sont dans la véritable voie qui doit les y conduire, alors mon esprit frémit au dedans de moi, et en pareil cas je ne réponds à qui que ce soit de ce que je puis dire de lui au Seigneur ; il se peut bien qu’il me vienne même à la pensée de désirer qu’il soit retranché. Mais alors j’avertis ceux que cela regarde, et, avant de m’adresser au Sauveur, je leur dis sincèrement ce que je vais faire, afin qu’ils puissent y réfléchir et qu’ils sachent que je ne plaisante pas. Ce serait peine perdue de vouloir me donner pour plus pieux sur ce point que je ne le suis, car ma manière d’agir est connue et je ne suis pas le moins du monde disposé à en changer. »
Certes, il est difficile de résister à la franchise et à la candeur que respirent ces paroles : ces qualités-là sont de celles qui n’abandonnent jamais Zinzendorf. Nous croyons qu’après l’explication qu’il vient de donner de sa conduite, bien des lecteurs seront disposés à résoudre d’une manière favorable pour lui la question que nous avons posée plus haut.
A la fin de son séjour à Francfort, en décembre 1736, Zinzendorf réunit en synode les anciens de Herrnhout et plusieurs Frères dispersés pour le service du Seigneur. C’est le premier synode de la nouvelle église des Frères. Il eut lieu au château de Marienborn, situé à quelques lieues de Francfort et appartenant à un parent de Zinzendorf. Le comte aimait les synodes, » dit Spangenberg, et s’est donné beaucoup de peine pour en organiser chez les Frères. » Ils devinrent de plus en plus nécessaires, à mesure que l’église morave se répandit en différents pays. Lorsque les circonstances extérieures (la guerre de sept ans par exemple) ne rendirent pas la chose impossible, Zinzendorf convoqua tous les trois ans un synode général, tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre. Il y avait en outre des synodes provinciaux.
Peu après, le comte partit pour Amsterdam, accompagné de la comtesse, de son ami Watteville et de quelques autres Frères. Il se proposait de passer de là en Angleterre. Il désirait faire reconnaître l’église des Frères par l’église anglicane, afin d’ouvrir les colonies britanniques aux missionnaires de Herrnhout.