Le Christ unissant en sa personne la grâce et la toute puissance, accomplit la loi et fait qu’entre elle et la liberté humaine nous voyons intervenir un rapport nouveau. Pour tous ceux, en effet, qui sont rendus participants de la grâce rédemptrice, l’esprit de Christ leur fait accepter et considérer la loi, non plus comme un commandement pénible, mais comme la grâce à l’aide de laquelle ils peuvent faire leur communion avec Dieu plus intime et plus vivante et leur liberté plus entière (Jacques 1.25). Même pour ceux qui ne subissent qu’imparfaitement et d’une manière indirecte l’influence chrétienne, la loi ne peut plus avoir d’autre signification. (Voir émancipation et rédemption.) Pour eux, elle ne peut plus être la puissance extérieure qui commande par le fait même qu’elle est la loi. Elle emprunte pour eux toute son autorité à la conscience humaine, dont elle est l’interprète et l’aspiration. De l’enseignement de Christ, il est deux choses qu’à leur insu ils retiennent, l’affranchissement de la lettre de la loi et la conviction qu’un précepte ne peut valoir, s’il n’est l’expression de la nature vraie de l’homme. Ce n’est, en effet, que par la grâce du Christ que le principe de l’individualité humaine s’est définitivement affirmé dans l’histoire et que nous le voyons pleinement accepté même dans les milieux qui le plus s’efforcent de le contredire et de le contester. Il faut donc le reconnaître, l’œuvre de Christ une fois accomplie on ne peut plus en faire abstraction. Si elle n’est la rédemption que pour quelques-uns, pour tous elle est l’émancipation. On ne peut, en effet, le méconnaître, par sa parole et son exemple, Christ a fait tout autres nos rapports avec la loi. Il nous a dispensés d’une multitude de prescriptions légales, extérieures et arbitraires. Il guérissait les malades le jour du sabbat et ses disciples qui, en ce jour consacré, cueillaient des épis, il les défendait contre l’intransigeance pharisaïque, affirmant bien haut que le sabbat a été fait pour l’homme et non pas l’homme pour le sabbat (Marc 2.27). Mais s’il nous affranchit du joug de la loi, ce n’est que pour proclamer sa valeur morale et la dignité de la nature humaine. A s’exprimer ainsi, il reconnaît donc la loi comme une grâce qui nous prépare à recevoir l’Évangile. Par le fait du péché, on a que trop oublié cet enseignement et l’on a fait servir cet affranchissement à des complaisances et à des concessions qui, sous prétexte de servir à la liberté n’ont pu que la compromettre en compromettant d’abord la vraie légalité. Si la conscience chrétienne a eu à combattre le nomisme qui revendique pour la loi une valeur véritablement légale et voudrait nous ramener à l’ancienne alliance, elle a connu également l’antinomisme qui, sous prétexte de servir la liberté, n’a su que compromettre la loi véritable, cherchant à nous affranchir non seulement des préceptes et des ordonnances mosaïques, mais même de l’autorité du Seigneur Jésus, obligatoire cependant pour tous ses disciples.
Sous l’Ancienne Alliance, le pharisaïsme représente le nomisme sous sa forme la plus intransigeante. Le catholicisme a fait revivre cette même tendance par la multiplicité de préceptes et de commandements qu’il impose aux consciences comme l’indispensable condition du salut. Au sein des églises évangéliques, la même erreur se reproduit dans le piétisme qui, avec ses méticuleuses observances, semble ne plus connaître qu’un seul commandement : Vous ne toucherez pas à ceci, vous ne mangerez pas de cela (Colossiens 2.21). Dans le nomisme, l’homme n’est jamais que la chose de la loi et la loi n’est jamais comprise comme la loi de la liberté. Aussi l’a-t-on morcelée en une multitude de prescriptions et de préceptes qui ne valent que pour contraindre et enchaîner la liberté chrétienne. L’antinomisme, son extrême opposé, faisait déjà son apparition aux temps des apôtres. Bien souvent ils ont senti le besoin de rappeler aux chrétiens qu’ils sont des hommes libres mais qu’ils ne doivent pas prendre leur liberté comme un prétexte à mal faire et que jamais ils ne doivent oublier qu’ils sont les serviteurs de Dieu (1 Pierre 2.16). On l’a vu depuis se reproduire à toutes les époques de l’histoire de l’Eglise. Il apparaît surtout aux moments de crises et de fermentations libérales. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait trouvé ses défenseurs les plus résolus et les plus conséquents chez les gnostiques, ces sectaires qui, sous tant de rapports, méritent l’attention de l’histoire. Eblouis tout autant qu’emportés par le renouveau universel que le Christianisme faisait éclore et par l’impulsion qu’il communiquait à la société d’alors, ils prirent leurs rêves pour la réalité. Constamment en extase et en plein ravissement, la conscience d’une liberté qui ne se connaissait plus de limites, semblait supprimer pour eux les conditions de l’espace et du temps. Ils en étaient venus à croire qu’ils étaient déjà des dieux et en pleine immortalité. Les gnostiques antinomiens ne se lassaient pas d’admirer un Pythagore ou un Platon, comme les héros qui, en plein paganisme, avaient eu le courage de rompre avec les préjugés et le despotisme de l’opinion. Mais le meilleur de leur admiration, ils le réservaient pour Jésus qui n’avait pas craint de fouler aux pieds la loi des juifs et, par sa seule force, croyaient-ils, avait su s’élever et s’asseoir sur le trône de Dieu lui-même. Bien loin de reconnaître l’esprit et la grâce de la rédemption, ils ne savaient pas même respecter les faits les plus élémentaires de la révélation évangélique. Du Christianisme, ils ne retenaient qu’une folle émancipation, grâce à laquelle ils en venaient à se considérer comme bien au-dessus de toute loi, même de celle de Dieu. Pour la plupart d’entre eux, le Christianisme n’était donc qu’un prétexte pour donner libre carrière à leurs mauvais désirs. Mais par contre on en trouve parmi eux. pour s’éprendre comme Marcion d’un faux ascétisme. Au temps de la Réforme, on vit reparaître l’antinomisme, et de nos jours, on dirait qu’il se reprend à vivre. Quoique l’antinomisme apparaisse surtout comme une conséquence des efforts que tente l’esprit d’affranchissement, il n’est pas rare non plus de le retrouver aux époques de servitude et de réaction. On peut citer le grand prêtre Caïphe comme le type inoubliable de l’antinomisme réactionnaire. Il est le conservateur à outrance, il faut qu’à tout prix il défende les privilèges de sa caste et de son époque. L’esprit de Christ est pour lui l’ennemi qui menace de tout emporter. Dans son zèle aveugle et réactionnaire, il n’hésite pas à dire : « Il est avantageux qu’un seul homme périsse plutôt que le peuple tout entier » (Jean 11.50). Peu lui importe que cet homme soit coupable ou non, juste ou injuste, il suffit qu’il soit dangereux pour ce qu’il considère comme le salut public. C’est un des précurseurs de Loyola : la fin, pour lui, sanctifie les moyens. Si l’antinomisme n’était que la révolte contre la loi, la transgression du devoir, il ne serait que le péché et se confondrait avec lui. Mais il est plus que le péché, il en est la théorie : il prétend justifier la révolte contre la loi, la faire légitime et nécessaire dans un intérêt de salut public. Il est donc le péché, mais le péché qui prétend s’imposer comme s’il était la morale, là loi de Dieu lui-même. Aussi il veut être la puissance qui affranchit la personnalité humaine et seule lui garantit son honneur. Mais il ne dédaigne pas de descendre de ces hauteurs pour se faire la morale pratique qui, sans se soucier des théories et de l’idéal, poursuit au travers des illusions et des accidents de l’heure présente, le possible et le nécessaire. L’antinomisme a donc la prétention de servir l’intérêt individuel tout aussi bien que celui de la société tout entière.
On appelle antinomisme individualiste celui qui, au nom d’une morale prétendue supérieure, dispense les grands caractères, les hommes éminents, de la pratique de la morale ordinaire ; à son dire, elle ne retiendrait pour eux que la valeur de la plus vulgaire de toutes les convenances, dès qu’elle pourrait contredire aux légitimes exigences de leur haute vocation. D’après cette théorie, nous aurions deux morales, l’une à l’usage du commun, de la foule des mortels, et l’autre exclusivement réservée aux hommes de génie. En vertu de cette distinction, les hommes supérieurs, grâce à leurs qualités géniales, à leur tempérament particulier, sont dispensés des devoirs qui obligent le vulgaire. Par la grâce de leur naissance, ils retiennent le privilège de pécher impunément. On retrouve cette distinction chez plusieurs sectes gnostiques de l’église primitive. Ils distinguaient l’homme de la matière et celui de l’esprit, le psychique et le pneumatique. Les premiers seuls étaient tenus d’observer la morale traditionnelle, asservis qu’ils étaient à la matière, aux éléments de ce monde. Mais ceux, au contraire, qui confinaient aux hauteurs de la perfection, étaient libres de considérer comme choses parfaitement indifférentes, tout ce qui concernait l’ordre matériel. Il était des gnostiques qui s’intitulaient les maîtres du sabbat ; ils croyaient pouvoir disposer à leur gré de la parole de Dieu, des sacrements et du culte public. Ils ne voulaient les retenir que pour les imposer aux hommes du commun peuple. Cette indifférence à l’égard des choses du culte devenait pour eux, dans la pratique, la plus impure immoralité. Et c’était au nom d’une sagesse supérieure, que dans leur orgueil ils entendaient la retenir et la pratiquer. Le véritable gnostique, disaient-ils, doit vivre dans l’incessante contemplation du divin. Grâce à l’élévation, du haut de laquelle il domine toutes les choses d’ici-bas, elles lui deviennent si complètement indifférentes, qu’il peut se livrer sans crainte de se souiller à toutes les convoitises de la chair. La poussière du chemin qu’en passant ses pieds peuvent soulever, a beau s’élever contre eux, elle ne parvient jamais jusques à leur âme et ne peut pas la souiller. « C’est en nous livrant à la convoitise, disaient-ils, que nous par-venons à la dompter. » On n’a pas de mérite à s’en abstenir, si on ne la connaît pas ; le mérite ne se fait qu’à se livrer à toutes ses séductions, sans jamais se laisser dominer par elles. « Il n’y a que les eaux stagnantes, immobiles et toujours à la même place, qu’on peut souiller, si on leur jette des choses impures. Mais que toutes ces souillures aillent à l’océan, elles ne parviendront jamais à le corrompre. » Le véritable gnostique est un océan de forces spirituelles. Si grande est sa spiritualité qu’elle purifie et emporte les plus grandes corruptions. Carpocrate, au second siècle, et Epiphane son fils dans la foi et selon la chair, représentent à Alexandrie cette tendance. Il y a dans cet Epiphane du Don Juan et du Faust. A l’âge de dix-sept ans, il écrivait son livre sur la véritable justice et mourait victime de son impureté. Il soutenait que la loi naturelle était la loi suprême et que les désirs et les fanges du péché ne se forment dans le cœur de l’homme que par le fait de la contradiction des lois humaines à nos désirs légitimes. Par sa parole et ses leçons publiques, il exerçait une si énorme influence qu’à sa mort, dans une île de la mer d’Ionie, à Céphalène, on lui consacrait un temple et un musée. Il avait son culte et ses adorateurs. Ses fidèles croyaient que c’est en vain que l’homme cherche à s’affranchir de la matière, qu’il faut que toujours il retombe sous son empirea. Et pour honorer leur maître, ils s’efforçaient de pratiquer cette impure doctrine.
a – Voir dans Néander, Histoire de la morale chrétienne, le récit que nous en a laissé Clément d’Alexandrie et la même histoire ecclésiastique, Tom. I, 2e partie, p. 760, et dans les Etudes et critiques 1846. 1er cahier, l’Ensemble des manifestations antinomiennes, par Nitsch.
L’abus que l’on a fait de la doctrine chrétienne de la grâce pour justifier et provoquer l’affranchissement de la chair a donné lieu à une autre manifestation de l’antinomisme. Nous n’avons ici qu’à rappeler les nombreuses sectes qui à chaque instant se reproduisent sous des noms divers, au motif de glorifier la parole de l’apôtre « la grâce a surabondé là où le péché a abandonné » (Romains 5.20). Elles croient que l’on peut, sans hésiter, se jeter au milieu des souillures du péché si l’on veut faire l’expérience des profondeurs de la grâce. Pour se laisser aller à de pareilles aberrations, il faut oublier que le même apôtre nous défend de faire le mal pour qu’il en arrive du bien (Romains 3.8). Mais malgré cet avertissement, on n’en a pas moins persisté à faire surabonder la grâce, là où le péché avait surabondé. Que de fois, accommodant cette parole aux désirs de la chair, on s’en est servi pour pervertir de pauvres femmes, leur faire accroire que pour saisir la grâce il fallait expérimenter l’horreur du péché ! Qu’il nous en coûte d’être obligé de rappeler qu’il s’est rencontré dans l’Eglise des hommes pour enseigner qu’on peut pécher impunément sous le prétexte que ce ne sont pas les œuvres, mais seule la foi qui peut nous sauver. Et on n’a pas même reculé devant ce blasphème : « on peut pécher impunément, toujours il y a pardon pour le péché que l’on vient de commettre. » Rien ne caractérise mieux cette tendance mauvaise que le sophisme qu’elle a inspiré pour dispenser le débiteur de s’acquitter envers son créancier. Il vaut la peine de le rappeler. Malheureusement bien souvent il a été mis en pratique, si répulsif soit-il à la conscience. « Dieu, fait-il dire, ne saurait m’en vouloir pour les cinq écus que je dois à X si j’oublie de les lui rendre. Pourquoi irais-je m’inquiéter de servir un homme qui, après tout, n’est qu’un mécréant, et un mécréant stupidement épris des questions de doit et d’avoir, et qui de plus, importun et indélicat, constamment vient me rappeler mes prétendues obligations ? Le Seigneur lui-même ne m’a t-il pas remis cette dette ? Et comment pourrais-je en douter ? N’est-elle pas comprise dans la dette infiniment plus considérable qu’il m’a remise et que tous les jours il me remet ? Je ne sais donc pas pourquoi j’irais m’inquiéter à l’occasion de ce que les enfants du monde appellent des obligations de droit, des dettes d’honneur ! » On ne peut ainsi raisonner qu’en dépit du sens commun et surtout du sens chrétien. Car alors, il faut oublier que la foi véritable est impossible sans cette obéissance nouvelle pour laquelle non seulement la loi ne prescrit pas, mais se fait, au contraire, toujours plus sévère et plus exigeante. Le sentiment du devoir doit donc se faire pour elle également plus vif et toujours plus attentif. Elle ne saurait être la foi si elle ne cherche pas, toujours plus humble et plus soumise, à faire acte de reconnaissance envers Dieu jusque dans les plus petites et les plus humbles circonstances. Persisterons-nous dans le péché, afin que la grâce abonde, dit l’apôtre ? (Romains 6.1). A Dieu ne plaise !
L’antinomisme peut revêtir des formes plus en harmonie avec l’idéal humanitaire que poursuit la civilisation moderne. L’humanisme qu’il inspire ne nous a-t-il pas dès longtemps familiarisés avec la distinction des deux morales, l’une pour les hommes de haute stature et l’autre à l’usage exclusif de l’humble peuple de Lilliput ? C’est lui qui a découvert que l’héroïsme et le génie n’ont que faire de la morale bourgeoise, et cependant, pour lui, cette morale représente toujours et pour tous la responsabilité et l’obligation devant le devoir. Mais cette obligation et cette responsabilité, si réelles soient-elles pour le commun des hommes, en aucun cas ne sauraient atteindre les esprits supérieurs. Le génie, il se complaît à nous le répéter, ne peut être jugé que par ses pairs. Seuls ils peuvent apprécier sa valeur ; il est de droit divin ou plutôt surhumain et ne relève pas de la mercuriale du jour. On ne se fait pas faute de nous le répéter, les nobles individualités ne peuvent pas se tromper, aussi longtemps qu’elles restent fidèles aux inspirations de leur propre nature. Il va sans dire, néanmoins, qu’elles ne sont pas sans quelques singularités, quelques incohérences et même quelques faiblesses. La perfection n’est pas de ce monde, le soleil lui-même a ses taches ! Mais ce serait faire preuve d’un pédantisme étroit et suranné, si l’on ne savait pas reconnaître qu’elles ne sont, après tout, que l’ombre que toujours projette le génie. Le héros ne peut rester lui-même, et nous ne pouvons jouir de son œuvre, qu’à la condition de lui laisser sa libre envergure et n’être point trop regardant à l’endroit de certains chapitres de la morale. Ce qui pour d’autres serait un péché, pour lui ne saurait tirer à conséquence. Qui donc pourrait exiger que le génie pratiquât la tenue de livres en partie double, qu’il payât régulièrement ses dettes, qu’il observât méticuleusement et dans tous ses détails le devoir professionnel, que toujours il se souvînt pieusement de la foi jurée à la plus sainte des affections ? Tous ces infiniment petits ne constituent le devoir que pour l’homme ordinaire qui n’a d’autre ambition à poursuivre que celle d’être bon père et bon époux. Mais l’homme de génie, s’il vient à les méconnaître, n’est coupable, après tout, que d’un moment de distraction.
…… Vous leur fîtes Seigneur,
En les croquant, beaucoup d’honneur !
Au nom de la conscience et de la loi, on ne saurait trop hautement protester contre de pareilles aberrations. Elles constituent le fonds commun et banal où vient s’alimenter notre littérature courante. Elles se sont si bien acclimatées dans notre milieu social, qu’on ne se fait plus faute de les produire et de les subir, on dirait d’une monnaie courante qui a désormais cours forcé. Que pour juger justement, il faille juger chaque individualité en elle-même et d’après une règle qui n’est en quelque sorte que pour elle, c’est ce qu’on ne saurait contester, pas plus pour l’homme de génie que pour le plus humble des mortels. La morale n’est faite que pour être pratiquée, on ne saurait donc la comprendre que comme un fait personnel. Le devoir, par conséquent, doit être l’expression de notre personnalité tout entière ; mais cependant, on ne saurait oublier que la règle particulière qui doit lui être appliquée ne peut être vraie qu’à la condition de relever de la justice qui est égale pour tous. Il n’y a donc de moralité véritable que pour celui qui sait que l’individu ne peut être sans la société et la société sans l’individu. On méconnaît le génie et on ne peut que l’amoindrir à vouloir l’élever en dehors et au-dessus de la règle générale pour lui faire une personnalité au détriment de la conscience publique. Le génie le plus grand veut être jugé d’après la loi commune à tous. La dignité d’homme est la première intéressée à ce que la distinction que l’on peut faire entre lui et ses semblables ne soit qu’une distinction de degré et non pas de nature. Car tout homme est en lui-même, et à ne tenir compte que de sa vraie nature, un génie éternel, et peu importe qu’en lui prédomine la réceptivité ou la productivité. Et c’est en qualité d’êtres personnels que tous, un jour, nous serons jugés. Nous sommes donc tous capables de nous déterminer et de nous affirmer d’après la loi éternelle de Dieu ; elle seule est la loi de notre être véritable. En dépit de toutes les différences et de toutes les diversités, il est donc pour nous une égalité essentielle devant la loi. Nous serons tous jugés, non point d’après la diversité des dons reçus, mais d’après le degré d’obéissance et de fidélité dont nous aurons fait preuve par notre soumission à l’ordre voulu de Dieu pour la direction des événements et des choses d’ici-bas. Cet ordre ne laisse pas impunie la plus légère et la plus humble infraction. Et devant Dieu, la fidélité dans les petites choses a autant de valeur que celle qui peut se glorifier de surmonter les obstacles les plus insurmontables. Ainsi que l’a dit le Seigneur dans la parabole de l’économe infidèle : Celui qui est infidèle dans les petites choses l’est également dans les grandes. Et si vous ne savez pas être fidèles dans les biens injustes, c’est-à-dire les moindres, qui donc pourra vous confier les véritables (Luc 16.11) ? Or, ce sont précisément ces grâces de la fidélité et de l’obéissance qui sont le plus antipathiques à ces personnalités éprises de leur propre valeur. Alors même qu’elles s’éprennent d’une cause juste et s’engagent à son service, c’est en maîtres et non pas en serviteurs ; c’est en commandant et non pas en obéissant ; c’est en s’élevant sur les hauteurs ; en évitant les humbles et en les opprimant. Toujours ils refusent de s’humilier et se détournent avec dédain de tout ce qui pourrait rappeler leur dépendance. Lorsqu’on rencontre aujourd’hui l’une de ces manifestations antinomistes, celles-là surtout qui ont la prétention d’affirmer la plus noble indépendance, on peut être assuré qu’il n’en est pas pour porter plus évidente la marque de l’orgueil en révolte. A les entendre, le bien ne peut être possible que s’il jaillit de la libre inspiration d’une âme noblement enthousiaste pour toute œuvre grande et pure. Mais dès lors qu’à la place de l’enthousiasme on laisse intervenir le sentiment de l’obéissance, la conscience du devoir, on dirait que, pour eux, la prose remplace la poésie et les vulgarités et les redites du compte courant emportent pour toujours les nobles élans du cœur, car il ne sait que se donner et toujours il oublie de se demander pour qui et à qui il se donne ! Mais il faut être aveugle pour ne pas voir que si l’amour n’est jamais sans obéissance, l’obéissance n’est jamais, non plus, sans amour (1 Samuel 15.22). La vie morale n’est possible et n’est vraie, ainsi que nous l’avons constaté en étudiant le caractère du Christ, que dans l’union de ces deux choses : l’amour et l’obéissance. L’amour qui contredirait la loi et ne connaîtrait ni la fidélité, ni le sentiment du devoir, ni l’obéissance, n’aurait point de part à la justice que Dieu reconnaît pour sienne. Et malgré tous les nobles élans de son enthousiasme, malgré son héroïque dévouement, on ne peut que prévoir, qu’infailliblement il finira en pleine révolte contre la loi divine. Et il n’est pas nécessaire d’examiner attentivement ces héroïsmes de convention, ces sacrifices de l’enthousiasme qui prétendent ne relever que de l’idéal, pour s’assurer qu’ils ressemblent fort à ces souliers que saint Crépin faisait pour les pauvres, mais avec le cuir qu’il dérobait à son maître.
Mais il est, nous en convenons, un antinomisme qui ose se produire sous une forme autrement élevée, quoique, à notre sens, toujours erronée ; Jacobi s’en est fait l’avocat dans sa lettre au philosophe Fichte. On sait avec quelle autorité et quel accent de noble conviction Fichte et Kant avaient affirmé l’imprescriptible justice de la loi et l’obligation pour tous de se soumettre à son commandement. Mais ils n’avaient pas su faire au sentiment du devoir la place qu’est en droit d’exiger la diversité des caractères et des circonstances. On dirait même qu’ils ne tiennent nul compte de tout ce qu’il implique de généreuse et géniale spontanéité. Il en était résulté une morale d’un aspect formaliste et quelque peu pharisaïque. Devant cette statue froide et rigide, Jacobi refusa de s’incliner. Il lui en coûtait à ne voir dans l’homme qu’un être de raison, qu’une manière d’automate intellectuel dont tous les actes étaient à l’avance réglés et voulus par une loi inflexible et la même pour tous. Il veut, lui, un homme qui soit un être vivant avec un cœur dont on sente les pulsations. Il le veut capable d’agir et de vouloir, toujours prêt à repousser l’assaillant, alors même qu’inopinément il viendrait à le surprendre. Et c’est avec le cœur qui se sait au-dessus de la raison et plus qu’elle tressaille à l’appel de toutes les causes grandes et généreuses et dont il sentait les nobles élans, que Jacobi proteste contre ces règles rigides et glacées. Cette morale en papier qui se confond avec le code pour tout ordonner et tout prévoir et n’abandonne jamais rien à l’initiative de la libre impulsion, cette morale qu’une obéissance passive peut toujours satisfaire, provoque ses protestations les plus indignées. Dans la véhémence de la colère sainte que lui inspire cette morale qui ne sait que lui rappeler le pharisien ou le sergent instructeur, il laisse échapper cette invective : « Oui, s’écrie-t-il, votre loi sans entrailles et qui ne sait que le greffe, me donne des envies d’athéisme et d’impiété. Avec elle et contre elle, je veux mentir comme mentait Desdemona mourante, mentir et tromper comme Oreste, se dévouant pour Pilade. Je veux être un meurtrier comme Timoléon, violer la loi et le serment comme Epanimondas et Jean de Witt, me suicider comme Caton d’Utique, piller le temple comme David, arracher les épis le jour du sabbat, parce que la faim me torture et que la loi est pour l’homme et non pas l’homme pour la loi. Oui, je suis cet impie et je me moque de la philosophie qui veut me décréter d’impiété parce que je ne reconnais pas son être suprême. Et comment pourrais-je le reconnaître moi qui sais de science certaine et avec une irrépressible certitude que, contre cette loi qui n’est que raison, et comme la raison n’a point de cœur, la révolte est de droit divin ! Et cette révolte, je l’invoque comme mon meilleur titre de noblesse, la marque indéniable de ma divine origine. » Si éloquente que soit cette apostrophe, surtout à la lire avec les développements qui la précèdent et la complètent, elle ne vaut que parce qu’elle nous rappelle qu’en certaines circonstances, le moyen le meilleur de respecter l’esprit de la loi, c’est d’en violer la lettre. Oui, volontiers nous le reconnaissons, la lettre de la loi n’est pas la loi et ne peut pas, par conséquent, nous lier servilement. Nous ne craignons pas de le répéter, il est pour le devoir une infinité de modifications, selon la diversité des circonstances et des personnes. Mais l’erreur ici patente, malgré la généreuse émotion de Jacobi, c’est que les modifications dont le devoir peut être susceptible dans son accomplissement, il les laisse se confondre avec l’essence du devoir et de la loi elle-même. Or, la loi en elle-même est immuable, car elle n’est que la volonté de Dieu lui-même. Elle ne connaît donc aucune exception et reste toujours la même pour toutes les circonstances et pour toutes les individualités. Il n’est pas un seul moment dans l’existence personnelle et libre de l’homme qui ne relève de son commandement et n’est lui-même qu’à la condition de représenter pour nous une autorité au-dessus de toutes les décisions de notre volonté. Et puis, n’est-il pas évident que la généreuse indignation de Jacobi confond ensemble des actions dont la différence reste indéniable ? Evidemment violer le sabbat, tel que l’imposaient les prescriptions arbitraires du pharisien, arracher des épis en ce jour, ne saurait représenter des méfaits comparables au mensonge, au suicide, au meurtre ou la violation d’un vœu ou d’un serment. Si les faits en contradiction patente avec la loi, que cite Jacobi, il veut les justifier et prétendre que le sabbat a été voulu pour l’homme et non pas l’homme pour le sabbat, comment fait-il pour ne pas voir que cette parole sainte a été prononcée à l’encontre, d’ordonnances cérémonielles, mais ne saurait valoir en présence de lois qui sont ce qu’on pourrait appeler des lois en dernière instance. S’il est question, par exemple, d’une loi éternelle, expression immédiate de la volonté de Dieu, on peut bien dire que l’homme a été voulu pour cette loi, qu’il n’est au monde que pour servir d’organe et d’instrument à la volonté de Dieu, attendu que Dieu veut être aimé et servi par l’homme. Il ne faut pas oublier non plus que ce qui fait une action moralement bonne, c’est alors qu’elle peut se produire comme un acte de soumission envers Dieu, sans contredire à aucune de nos obligations essentielles et de droit divin envers nos semblables. Or, il n’est pas un seul des exemples que nous cite Jacobi qui puisse rentrer dans cette catégorie. Une simple réflexion nous obligera à reconnaître que, si tentés que nous sommes d’admirer les héros qu’il évoque, si grands que puissent nous apparaître leurs actes, si complètement justifiés soient-ils, avec les temps et les milieux, leur degré de culture morale, il n’en reste pas moins certain que tous, ils trahissent l’inspiration du péché et portent son empreinte. Ces œuvres issues du péché forcément appellent le châtiment. Nous ne pouvons donc que leur accorder une admiration bien restreinte ; et surtout elles ne sauraient servir de règle et de modèle à la morale véritable. Prenons pour exemple cette Desdemona qui nous trouble et nous subjugue, alors qu’à sa dernière heure, elle ment pour se donner plus que jamais elle ne l’a fait. Il nous faut néanmoins reconnaître qu’à mentir, elle sort de son milieu véritable et viole la loi. Et cette violation de la loi n’en est pas moins coupable, alors même que le mensonge qui l’accuse ne ressemble en rien à ceux qu’inspirent la peur, la lâcheté, le vulgaire égoïsme. Oui, nous le reconnaissons, il est touchant, il est pur, cet amour méconnu ! Il représente le sacrifice dans sa plus héroïque abnégation. Et quel sacrifice que celui qu’elle accomplit ? Dans la furie d’une aveugle et hideuse jalousie, Othello vient de lui donner la mort et cette mort, elle la prend pour elle et en fait sa faute à elle seule, son suicide à elle-même, pour sauver son coupable amant ! Il n’en est pas moins certain que dans cette immolation, si généreuse soit-elle, il y a un mensonge, c’est-à-dire une révolte contre la vérité, un acte arbitraire, un sublime égoïsme, égoïste pourtant qui s’arroge le droit de disposer de la vérité ! Shakespeare qui n’a pas la prétention de peindre des anges et encore moins de nous les proposer pour modèles, prend soin de nous rappeler lui-même que la désobéissance et l’égoïsme ne sont pas sans entacher ce dévouement si héroïque d’aspect. A l’insu de son père et contre son gré, elle a épousé Othello. Elle s’est enfuie de la maison paternelle, elle a trahi la piété filiale. Cette coupable imprévoyance, cette criminelle légèreté, la livre tout entière à la domination d’Othello, et il faut que désormais elle en subisse toutes les conséquences ; Le poète ne nous laisse pas ignorer que pour elle, la faute commise est déjà le commencement du châtiment. Jacobi semble, du reste, l’avoir lui-même reconnu : tous les actes qu’il cite ont un caractère si étrange et si anormal qu’il se prend à les excuser et à faire valoir les circonstances atténuantes qui plaident en leur faveur. Et comment ne se serait-il pas aperçu qu’il nous transportait en pleine fiction, alors que lui, théiste décidé, pompeusement commence par se donner comme athéeb ? Dès lors donc, il reconnaît que tous nous avons besoin de pardon et que cette alliance de la vertu et du péché qui se rencontre dans l’homme, est le fait le plus caractéristique de notre douloureuse et tragique destinée. Et cet aveu n’implique-t-il pas également que le besoin de rédemption et de pardon est antérieur à notre nature ? Nous ne pouvons pas non plus accepter la conception pélagienne de Jacobi et avec lui, il nous serait impossible de décerner à l’homme la majesté du droit de grâce. C’est à un plus saint et tout autrement puissant que nous qu’appartient le pouvoir de juger et de gracier. Nous tenant strictement sur le terrain de la morale chrétienne, nous affirmons hautement qu’aucune action ne peut être véritablement morale qu’à la condition d’être l’expression de la loi qui nous fait individuellement responsables, tout en nous unissant dans une sainte solidarité à l’ensemble de tous les êtres créés. La loi de Dieu ne connaît aucune exception et n’autorise ni transgression ni omission. Pour en finir quant à ce qui concerne Jacobi, nous ne pouvons que constater que grâce à son enthousiasme moral d’une si rare et si haute distinction, il est comme le cygne noir, seul, isolé, au milieu de ces oiseaux de proie et au vol sinistre qu’évoque l’esprit de révolte contre tout ce qui nous parle d’autorité et de soumission. Au reste, dans d’autres circonstances, (la correspondance d’Allwill en fait foi) il a lui aussi formellement reconnu le caractère universel et obligatoire de la loi et ne s’est pas fait faute non plus de combattre la fausse indépendance. Mais on ne peut pas le nier, il n’a jamais pu reconnaître la conciliation du fait particulier avec le fait général, de l’individu avec l’espèce, parce que jamais il n’a saisi l’antinomie qui les oppose.
b – Julius Muller : La doctrine du péché, vol. I, 261. 5e éd.
Les conséquences mauvaises de l’antinomisme individualiste ne sont pas malheureusement à comparer à celles, tout autrement redoutables, que va nous révéler l’antinomisme socialiste. Les immorales et révoltantes aberrations qu’il évoque nous feraient croire que nous sommes encore aux jours de Carpocrate et de son disciple Epiphane. Et comment en serait-il autrement, alors que pour toutes les sectes socialistes, l’ordre nouveau qui doit régénérer l’humanité, appelle comme condition première, la destruction des grandes autorités voulues de Dieu : l’Etat, la famille, la religion ? Ce serait à croire que, pour ces sectaires, il n’est plus qu’un seul principe, celui que par la bouche d’Epiphane formulait le gnosticisme à ses débuts et, encore enfant, bien longtemps avant Rousseau : « Retournons à la nature. » Ce paradoxe est, à lui seul, le résumé de toutes les prétentions et de toutes les aberrations socialistes. Ils ne font que le traduire, les théoriciens du socialisme, lorsqu’ils viennent nous dire : « la loi de la nature est la seule légitime, tous les maux dont nous souffrons ne proviennent que des institutions inintelligentes et injustes que les hommes opposent à cette loi suprême. » A les entendre, selon cette loi, les jouissances, le bien-être matériel seraient les seules raisons d’être de la vie.
« La nature ne veut pour l’homme qu’un seul droit, le droit au bonheur. Elle est donc injuste, la société qui nous empêche d’entrer dans la pleine et légitime possession de ce droit. Les instincts que la nature nous a donnés ne sont-ils pas tout autant d’invites à la jouissance ? Bien insensés sont ceux qui se les laissent ravir ! » En vertu de ce raisonnement, on proclame la liberté de la chair et la suppression du mariage, à tout jamais condamné comme une convention surannée. Nos drames à sensation et nos romans passionnels, ne dirait-on pas qu’ils s’entendent pour servir et glorifier cette brutale tendance ? Bien souvent ce sont les écrivains les plus en renom et les plus encensés qui se chargent de nous prêcher l’amour libre, la légitimité de toutes les passions. Sur la scène, comme dans le roman, l’époux trompé est toujours le grotesque qu’on livre aux rires de la foule. On dirait que l’on considère comme le péril social le mariage, cette sainte institution voulue de Dieu et l’on s’efforce d’en faire une convention toujours résolutoire au gré des intéressés. De même le devoir pour ces prétendus réformateurs n’est plus qu’une convention arbitraire qu’a inventée et qu’impose l’intérêt social, tandis que les instincts et surtout ceux de la chair procèdent directement du Créateur. « Et il serait impie, disent-ils, de supposer que Dieu ne nous eût donné les passions qui se retrouvent les mêmes chez tous les hommes, qu’à la seule fin de nous susciter un obstacle à surmonter, un adversaire à vaincre ? » Nous ne pouvons donc que les considérer comme bonnes, légitimes et saintes et nous laisser diriger par elles, si nous voulons enfin trouver le bonheur et la vertu par surcroît. L’on ose même nous dire que l’on ne fait que profaner l’union de l’homme et de la femme quand on veut la soumettre à la règle du devoir. On en vient jusques à prétendre que condamner le mariage à l’éternelle fidélité, c’est le souiller par le plus impossible et le plus odieux de tous les mensonges ! Comment peut-on, en effet, s’engager à s’aimer éternellement ? Si un pareil amour est possible, qu’est-il donc nécessaire de lui imposer les chaînes de la loi ? Si au contraire il est impossible, pourquoi faire du mariage la plus impure de toutes les tyrannies ? Le mariage peut-il être légitime s’il ne représente plus une passion mutuelle et librement consentie ? Alors qu’elle n’existe plus, l’union n’est plus et perd toute raison d’être. Il n’est plus qu’un seul péché, le mensonge. L’adultère devient donc la vérité, il est l’expression d’une passion ardente et sincère. Les fautes qui font scandale et s’étalent devant nos tribunaux ne sont point le fait de nos mauvais penchants, mais de l’injuste organisation de la société humaine. Les mauvais penchants, nous dit-on, sont rares, Dieu merci. Le théâtre et le roman ne savent plus que mettre en scène des femmes perdues, des Marie-Magdeleine impénitentes qui, le nimbe de la vertu au front, représentent l’élite de la société féminine ! Et les passions qu’elles étalent, plus elles sont fières et emportées et rugissent le cri de la chair, et plus elles sont l’expression de la vérité. La société qui, malgré ses fautes et ses détresses, représente toujours le devoir, tous l’attaquent ou la trahissent. Mais les héroïnes du vice ne sont plus que les saintes femmes auxquelles on prodigue cette belle parole du Sauveur : Il lui sera beaucoup pardonné car elle a beaucoup aiméc (Luc 7.47).
c – Pour entendre cette parole, il faut se rappeler la personne à laquelle elle s’adresse ; c’est une pécheresse qui croit et se repent. Et il ne faut pas oublier que le pardon qui lui est accordé et qui en raison de ses nombreux péchés lui vaut une grâce exceptionnelle, provoque de sa part l’amour d’une reconnaissance également exceptionnelle.
Sur la question du mariage, il faut bien le reconnaître, la société souvent est la première et grande coupable. Que de fois on a vu des mariages qui, légalement irréprochables, n’en sont pas moins la consécration de la plus honteuse immoralité : C’était une fille naïve et pure que des parents ambitieux chassaient en quelque sorte de leur demeure et livraient à un homme qu’elle n’aimait pas et connaissait à peine, parce que cet homme était ce qu’on appelle un riche parti ! Et ce méfait, on le commettait sans se douter qu’il allait être la cause première et fatale d’immorales aberrations. Mais les inconséquences, si coupables soient-elles, ne peuvent, en aucune manière, excuser l’odieuse doctrine que nous combattons. Mais à la considérer comme une doctrine, on en est à se demander si on ne lui fait pas un honneur immérité. Ne serait-elle pas plutôt cette loi qui, au dire de saint Paul, combat dans nos membres, et voudrait s’imposer comme la loi de l’esprit, la seule véritable ? Il est impossible de se méprendre, cette légitimité de la passion tant invoquée aujourd’hui n’est à vrai dire que l’appétit brutal, le libertinage vulgaire qui ne sait plus rougir devant l’impureté et n’a plus même le sens des plus humbles convenances. C’est cet instinct mauvais qui ne veut plus que le mariage soit une institution sociale destinée à nous rappeler à tous, qu’au-dessus de nous, il est l’autorité souveraine, le Dieu vivant et personnel auquel nous devons rendre compte et qu’avant de nous appartenir à nous-mêmes, nous nous appartenons les uns aux autres. On ne saurait donc trop le redire, le but du mariage n’est pas, comme trop souvent on le suppose, de faciliter à l’homme et à la femme les satisfactions qui font ici-bas la vie toujours plus facile et heureuse, mais, tout au contraire, l’apprentissage des devoirs austères qui constituent la sanctification. Aussi le Christianisme et l’Eglise chrétienne ne prononcent jamais de bénédictions nuptiales, sans rappeler aux nouveaux époux qu’il est une croix spéciale que Dieu tient pour eux en réserve. On ne doit pas, non plus, oublier que ce n’est pas seulement pour l’individu et pour son bien à lui seul, que le mariage a été institué, mais en vue, aussi, de l’intérêt social, auquel il faut que se subordonne l’intérêt particulier. L’institution divine du mariage condamne également ceux qui le consomment à la légère et ceux qui le profanent par un immoral divorce. Les doctrines impures qui sanctifient la matière et légitiment les instincts et les appétits de la chair, peuvent bien trouver dans les désordres sociaux un motif à se produire, mais jamais à ces désordres elles n’apporteront le remède qu’ils attendent, car non seulement elles empoisonnent les sources de la morale, mais elles la font impossible, en lui opposant une doctrine qui nie le péché et le proclame légitime. Si jamais pareille doctrine parvenait à s’établir, c’en serait fait du monde moral ; elle le supprime par ses négations, et en abolissant le mariage, elle lui enlève, avec la vie de famille, les seuls moyens de régénération et de salut. Il faut donc dénoncer de semblables doctrines comme le danger qui le plus menace la société moderned.
d – Voir Eugène Poitou : Du roman et du théâtre contemporain et de leur influence sur les mœurs.
Il est curieux d’avoir à constater que l’évangile communiste date du second siècle de l’ère chrétienne. Il a eu pour auteur cet Epiphane qui dans une jeunesse tourmentée par les orages de la passion et le délire du génie, en a tracé les grandes lignes dans son livre sur la justice. Pour lui, l’idéal, c’est la communauté dans la complète égalité : « Observez, dit-il, la nature vous la verrez toujours tendre à l’unité dans l’égalité et la communauté. Le ciel nous enveloppe tous et nous garde tous dans la même lumière. Les étoiles sont pour tous et à tous elles dispensent la même clarté alors que vient la nuit. Nous autres hommes, il faut donc que soyons tous égaux et qu’entre le riche et le pauvre il n’y ait point de différence, mais égalité dans le partage et la possession de tous les biens. La peste de l’inégalité n’est que le résultat des lois que dans leur caprice arbitraire et méchant les hommes ont bien voulu se donner ! » Ainsi en son temps parlait Epiphane. Depuis lors, nous avons vu revivre toutes ces erreurs dans les sectes socialistes et communistes qui se multiplient aujourd’hui. Pour elles toutes il n’est plus qu’une vérité, c’est la loi prétendue naturelle imposant l’égalité et la participation égale à tous les avantages et à tous les biens de la communauté pour tous ceux qui la composent. Pour affirmer l’égalité au nom de la nature, il faut oublier que dans toutes ses œuvres, ce n’est pas l’égalité mais la diversité qu’elle cherche à réaliser. Car ce qu’elle veut, avant tout, ce sont des forces diverses et hiérarchisées entre elles, à l’aide desquelles elle puisse former les organismes qui lui sont nécessaires. Et de plus, cette prétendue vérité nous fait oublier la grande loi morale qui subordonne l’homme à tout un ensemble dont il n’est, lui, que l’un des membres. Et enfin pour réaliser ce prétendu bonheur au profit d’une caste spéciale dont on veut faire la caste privilégiée, ces sectaires appellent et préparent une immense révolution qui commencerait par détruire l’ordre social tout entier, à la seule fin de réaliser cette impossible chimère de l’égalité de tous les biens. Et ils ne voient pas qu’à supposer qu’ils parvinssent à conquérir leur utopique idéal, ils imposeraient à l’homme la plus honteuse servitude, il ne serait qu’un atome perdu dans une immense agglomération. Et le bonheur que, dans la foule et avec elle, il serait condamné à goûter, ne serait que la plus dégradante de toutes les servitudes. Mais ce qui fait à jamais ces sectaires impossibles, c’est qu’ils ne tiennent nul compte du péché. Il reste pour eux une quantité infiniment négligeable. Et ils ne voient la cause de tous les maux que dans la mauvaise organisation de la société actuelle, et ne se doutent pas qu’aussi longtemps que l’on ne pourra pas proscrire de ce monde la mort et le péché, il nous faudra accepter la croix, les épines, les douleurs, la pauvreté, la maladie et tous les maux qu’elles traînent après elles !
Au XVIe siècle, on a vu les anabaptistes, au nom d’un légalisme juif, au commandement de prophètes inspirés, inaugurer un antinomisme chiliaste et fanatique. Ils voulaient un gouvernement qui proscrirait le serment, le service militaire, la fortune privée et instituerait la polygamie, ainsi que le fait le mormonisme moderne, au profit des saints du dernier jour. Pour eux, toutes les joies de l’esprit, toutes les réalités de la foi se transformaient en possessions sensuelles et grossières. Renvoyant à l’histoire ecclésiastique pour tout ce qui concerne la fin de ces coupables et fantastiques rêveries, qu’il nous suffise de dire qu’elles n’ont été possibles que parce qu’elles ne voulaient pas reconnaître l’ordre social actuel comme d’origine divine mais surtout, parce qu’elles faisaient du Royaume du Messie, une royauté charnelle et matérialiste. A tous ces titres, elles entendaient que le présent fût une prise de possession anticipée de l’avenir céleste. Cet ordre social d’aujourd’hui est certainement destiné à disparaître dans la rénovation universelle que nous promet l’Évangile. Mais si oppressif qu’il puisse nous paraître, il n’en constitue pas moins un des facteurs nécessaires et divinement ordonnés, en vue de ce glorieux avenir. Aussi longtemps que durera l’économie présente, nous ne verrons jamais le jour qui supprimera la sainteté du mariage, le droit inviolable de la propriété, l’obéissance du subordonné à son supérieur, la responsabilité de celui qui enseigne envers celui qui est enseigné. Et jamais nous ne verrons non plus la conscience humaine se déprendre du sentiment du devoir envers les institutions que l’on nous dénonce comme l’obstacle à la réalisation du bonheur d’ici-bas. (Confession d’Augsbourg, art. 16, 5 et Confession de la Rochelle, § 40).
Mais il est un autre antinomisme social d’autant plus dangereux que, sous prétexte de combattre les tendances subversives que nous venons de signaler, il les fait plus redoutables encore par sa conception de l’ordre moral. Il prétend pour sa justification qu’il ne porte atteinte à la loi morale que pour mieux la sauvegarder au milieu du conflit des passions et des intérêts, perpétuellement en lutte dans l’ordre de choses actuel. Le sophisme qu’à cet effet il met en œuvre, est le célèbre axiome jésuitique : « la fin justifie les moyens ». Il est des circonstances qui, pour lui, permettent une injustice au détriment d’un seul ou de plusieurs, dès l’instant qu’il s’agit d’assurer le bien de tous, le succès d’une entreprise qui importe au plus grand nombre. Cette maxime, si justement décriée, est, en résumé, l’article fondamental du credo jésuitique, tout aussi bien que de tout antinomisme politique.
Cet antinomisme politique ou diplomatique n’est possible qu’à la condition d’admettre la distinction entre les deux morales. Pour le vulgaire d’abord, il lui en faut une. Il veut qu’elle soit juste et sincère pour tous, ne permettant à personne la moindre atteinte aux droits du prochain. Mais à côté de cette morale des humbles et des petits, il en veut une autre pour les grands, pour les gouvernements et les politiques. Elle est aussi facile et accommodante que la première est intransigeante et sévère. En présence de certaines circonstances, dans les situations difficiles, elle consent à ne point trop se préoccuper de la lettre de la loi. Elle admet que l’on oublie ses promesses, qu’on viole son serment, qu’on déchire les traités les plus solennels, que l’on se parjure au besoin, mais quand on ne peut faire autrement pour assurer le but poursuivi, le succès de savantes et profondes combinaisons politiques. A aucun prix, nous ne pouvons admettre cette distinction entre la morale privée et la morale publique. La morale pour nous n’est elle-même, la loi juste et vraie, qu’à la condition de ne souffrir aucune atteinte et de n’admettre aucune restriction. La vraie politique doit s’inspirer de la vraie morale et un homme d’Etat, ne mérite ce titre qu’à la condition de rester toujours le serviteur incorruptible de la justice et du bon droit. Pour la politique tout autant que pour la vie privée, nous devons prendre pour mot d’ordre cette parole de l’apôtre : « Nous ne ferons pas le mal pour qu’il en arrive du bien » (Romains 3.8). Mais si au profit de quelques-uns et en certaines circonstances, la loi admet les concessions et les transactions, la loi n’est plus pour tous, elle perd son caractère sacré, son inviolable autorité, et cesse d’être. On ne saurait, en effet, concevoir l’ordre moral sans admettre que la puissance qui commande dans notre vie intérieure, doit être en même temps celle qui a le droit de punir, de juger et de commander tout aussi bien le maître qui ordonne que le serviteur qui obéit, ce maître s’appelât-il l’Etat ou le père de famille, et le serviteur, l’enfant ou le sujet. On ne saurait donc concevoir aucune différence entre la loi qui commande à la conscience et celle qui règne sur l’histoire. Il y a évidemment contradiction à dire : violons la loi, oublions l’ordre divin qui dirige le cours des choses afin de rendre plus facile et plus visible l’accomplissement du bien dans le monde. Cet antinomisme n’est donc qu’une prudence vulgaire et de bien mauvais aloi. La prétention qu’il représente, il lui est tout aussi difficile de la justifier au tribunal de la raison qu’à celui de la conscience. Le but, en effet, qui doit sanctifier le moyen, n’est après tout que le succès. Mais qui peut me le garantir ? Et à supposer que conformément à mes désirs, ce succès se réalise, pourrais-je jamais être sûr qu’avant qu’il soit peu, ce succès si péniblement obtenu ne deviendra pas la cause d’une foule de complications et de difficultés qui bien chèrement me le feront expier ? N’est-ce pas, en effet, l’inconnu que nous faisons intervenir dans l’histoire, lorsque par nos calculs et nos combinaisons nouvelles, nous provoquons des événements nouveaux ? Et cet inconnu, qui me garantit qu’il ne se fera pas au détriment des intérêts que j’aurais voulu servir ? Et au cas où l’événement que j’aurais moi-même provoqué et qui sans moi n’aurait pu se produire, viendrait cruellement à contredire et à faire à tout jamais irréalisables mes meilleures espérances, je ne pourrais que m’en prendre à moi-même. Nul d’entre nous ne connaît l’avenir ; nous ne faisons donc que notre devoir lorsqu’au lieu de jouer à la providence en essayant à notre manière de modifier ses plans, nous nous laissons conduire par elle sans nous soucier des conséquences qui échappent à notre prise et que notre regard borné est incapable d’apprécier. Mais si au lieu d’obéir nous prenons en sus la charge d’assurer le succès de la cause que nous servons, ce n’est plus le Dieu de la conscience, ce Dieu vivant et vrai, mais le destin et la fortune que nous adorons et servonse.
e – Fénelon sur le gouvernement civil : Faut-il pour guérir les maux du corps politique se servir d’un remède violent qui peut-être ne réussira pas et dont la réussite pourrait causer des abus qui iraient à la destruction de tout gouvernement ?
Kant, un guide sûr, quand il s’agit d’une question morale, s’est aussi demandé s’il peut jamais se présenter un cas pour autoriser la désobéissance à la loi. De nos jours, surtout, sa réponse mérite d’être rappelée. Il distingue entre la politique morale et la morale de la politique. Pour la première, il s’agit surtout de contraindre la politique aux lois de la conscience et de l’honneur, et pour la seconde, au contraire, de les subordonner aux intérêts de la politique. La morale politique trouve que la règle par excellence de la politique : « Soyez prudents comme les serpents » doit toujours avoir pour conséquence et pour correctif la maxime du Sauveur : « Soyez simples comme les colombes ». Si elle ne dit pas que l’honnêteté est la meilleure de toutes les politiques, elle n’en affirme que plus résolument, qu’elle vaut mieux que la politique elle-même et qu’elle doit être sa première règle de conduite. Elle tient pour assuré que quand il s’agit de la direction des événements, il faut être aveugle pour ne pas voir qu’abandonner la règle du devoir, c’est se mettre sous la dépendance d’une aveugle destinée dont les conséquences sont toujours impénétrables pour la raison humaine. Aussi, la morale politique ne fait-elle qu’acte de prudence, en poursuivant constamment la réalisation du juste et du vrai comme le but seul légitime de l’existence. Ce n’est pas le succès, mais le devoir qui, seul, reste pour elle la seule chose nécessaire. Elle ne veut qu’accomplir le devoir et tout attendre des mains de celui qui dirige toutes choses. Mais la morale de la politique regarde avant tout aux événements, au courant qui les entraîne et surtout au succès qui, pour elle reste la seule chose nécessaire, celle à laquelle elle est toujours prête à sacrifier toutes les considérations et tous les intérêts. Au dire de Kant, c’est cette politique odieuse qui n’est pas plus la vraie politique que la vraie morale, qui est l’obstacle, le seul sérieux, à cette paix universelle, cet idéal que promettent tous les gouvernements, tout en étant bien décidés à le promettre toujours sans jamais le réaliser. Ce sont surtout les souverains, grands potentats qui sont les représentants de cette politique immorale. Et à l’appui de son assertion il cite leurs maximes favoritesf. Mais les grands ne sont pas les seuls à les pratiquer, les petits sont parfois leurs émules quand ils ne sont pas leurs maîtres. Et il n’est pas un seul parti politique pour s’en faire faute. Et souvent ceux qui se donnent comme les représentants officiels de la liberté et de la justice pour tous, tout autant que ceux qu’ils considèrent comme les défenseurs du despotisme, aiment à recourir aux moyens les plus détestables. Ils valent, en général, infiniment mieux que les maximes qu’ils invoquent, mais il n’hésitent pas à les servir quand l’intérêt du moment semble l’exiger. Aussi en politique comme en religion, un parti est chose essentiellement détestable. Et il est bien difficile qu’il en soit autrement, puisqu’il ne peut être qu’à la condition de représenter le succès, et un succès qui toujours plus s’impose. Il faut donc qu’à chaque instant il agisse sur l’opinion, tantôt pour relever une réputation compromise, tantôt pour provoquer un courant populaire en faveur d’un homme qui, la veille encore, n’était qu’un inconnu. En présence de ces grands résultats, les convictions personnelles, les intérêts moraux ne sont plus à compter.
f – Fac et excusa, autant dire : « sois le plus fort et tu n’auras plus à t’excuser ». Si fecisti nega, « quand la force du lion te manquera, ne méprise pas la ruse du renard ». Divide et impera, « la ruse et la perfidie ne sont jamais à dédaigner ». La paix universelle, vol. VII, édit. Rosenkranz.
La politique fataliste seule, a su trouver pour cet antinomisme sa forme la plus conséquente et toujours vraie. Le fatalisme est, en effet, le seul système logique quand une fois on ne reconnaît plus l’ordre moral. Aussi ne le voit-on jamais apparaître chez un peuple qu’après les grandes commotions sociales qui, pour un temps, emportent l’idée morale qui, jusques alors, l’avait protégé et inspiré. Si parfois il vient à se produire, dans un milieu où théoriquement on fait profession de reconnaître la liberté morale, on peut dire sans crainte de se tromper, que dans ce milieu, tout en professant de croire à la liberté, on pratique le fatalisme. Et que de fois n’a-t-on pas vu un peuple qui, tout en professant le culte de l’ordre moral, plutôt que de faire dépendre son salut du génie ou de la la volonté de l’homme, est allé le demander au destin ou aux caprices du hasard ! C’est cette croyance qui toujours inspire les grands politiques fatalistes, ces joueurs redoutables qui, sur un coup d’épée, hasardent le sort d’un empire ; on est des leurs et, qu’on le veuille ou non, on ne peut que les servir, lorsqu’on en vient à croire que la conscience et le devoir n’ont qu’à s’incliner devant le fait accompli. Dès l’instant que l’on fait de la morale la servante du succès, on reconnaît implicitement, mais réellement, que le Dieu qui commande aux individus n’est plus le Dieu qui commande à l’histoire, et l’on réserve son hommage et ses sacrifices pour le destin qui, seul, peut faire et défaire les grands événements. Si je crois, au contraire, que le Dieu de la conscience est aussi le Dieu de l’histoire, le Dieu qui tient, en ses mains tous les événements et toutes les dominations, je ne puis que me soumettre au devoir, car il est le maître seul légitime, et ce maître représentât-il la cause vaincue, je ne devrais pas moins le reconnaître comme mon maître et lui dire avec une conviction tout autrement élevée que celle qui inspirait le romain d’Utique : « Les dieux aiment les vainqueurs, mais Caton leur préfère le vaincu ». Telle est la politique que l’on peut appeler la politique morale. Quant à la politique fataliste, bien loin de reconnaître que l’histoire soit appelée à glorifier une fin véritablement juste, c’est tout au plus si elle peut croire au progrès. Et comment en serait-il autrement ? Elle n’a plus pour guides que les circonstances contingentes et ne connaît d’autres lois éternelles que la ruse et le droit du plus fort ! L’homme qu’elle inspire et admire est celui qui sait oser, qui croit à son étoile, la suit aveuglément et se réfugie dans le suicide, quand elle pâlit et n’a plus rien à lui donner. Sa seule consolation sera pour se dire qu’il n’est pas vaincu par un homme, mais par l’implacable et souveraine fatalité.
Quant à la politique morale, elle croit, au contraire, qu’il n’est, pour l’homme, qu’un seul moyen pour diriger et affermir sa voie, l’obéissance aux lois de la justice. Et quelle que soit la fidélité avec laquelle elle poursuive sa tâche, elle reste toujours plus convaincue que le but véritable de l’histoire est infiniment plus élevé encore que celui qu’elle s’applique à servir. Elle le voit bien au-dessus de tous nos calculs et de toutes nos contingences et lui subordonne comme des moyens tous les états et tous les événements de l’histoire, si grands soient-ils. Il nous en coûte de le dire, s’ils sont nombreux, les politiques qui, résolument, pratiquent le fatalisme, plus nombreux sont ceux qui affectent de le combattre, étalent les convictions les plus austères et les plus morales et ne le servent que mieux ! et comment en serait-il autrement ? L’ascendant qu’exerce la justice est tellement incontesté, qu’il est impossible de la combattre si, au préalable, on n’a pas pris la précaution de revêtir sa livrée. Malheureusement, il est encore vrai de dire qu’une politique essentiellement honnête et morale, on l’a vue parfois recourir à des moyens que réprouve la morale. Il est difficile qu’il en soit autrement ; jusques à la fin des temps et aussi longtemps que l’histoire n’aura pas accompli son œuvre dernière, nous n’aurons d’autre critère pour juger les événements que l’influence que nous leur reconnaissons dans la lutte qui se poursuit entre la justice et la fatalité, la liberté et le despotisme.
Indépendamment des deux politiques que nous venons de caractériser, il en est une troisième qui échappe, ce semble, à toute caractéristique. Ses adhérents, et ils sont nombreux, réclament le privilège de ne jamais se prononcer pour aucun système. Ils sont éclectiques et ils entendent retenir leur liberté tout entière. Selon les temps et les milieux, ils sont pour le Dieu de la conscience ou pour celui qui veut bien leur garantir le succès. C’est à cette dernière divinité que le plus ordinairement et le plus volontiers ils sacrifient. Ces sacrifices leur répugnent, disent-ils ; ce ne serait jamais qu’à leur cœur défendant qu’ils les subissent. L’histoire parlementaire des temps modernes serait, sous ce rapport, intéressante et instructive à étudier. Plus que tout autre, elle nous apprendrait à connaître cette diplomatie qui pratique indifféremment le culte du vrai Dieu et celui des idoles.
La politique qui réduit en système l’indifférentisme moral a trouvé sa plus parfaite expression, son code, dans le livre inoubliable mais à jamais réprouvé qui s’appelle Le Prince. Il a pour auteur Nicolas Machiavel (1467-1527). L’illustre écrivain apprit à écrire à l’école de Tite-Live et de Tacite. Comme ses maîtres, toujours païen en plein Christianisme, il s’est proposé de nous apprendre comment se conquiert et se conserve l’autorité. A l’entendre, il n’aurait entrepris son œuvre que pour préparer un vengeur à sa patrie opprimée. Et lui, ardent patriote, aurait employé tout son art et tout son savoir à l’armer de toutes armes pour le faire capable d’arracher sa patrie à la domination de l’étranger, à la cupidité de tous les petits potentats qui ne connaissaient d’autres moyens de règne que le poignard et la perfidie.
A voir son pays, l’Italie de la renaissance, sous les pieds de l’étranger, avilie et meurtrie par ses propres enfants, la pitié de la patrie le prit au cœur et avec cette pitié pour les siens, avivée par la haine contre l’étranger, il forgea l’arme empoisonnée qui devait à tout jamais déshonorer et tuer le tyran et la tyrannie. Au vengeur qu’il appelle, il faut la toute puissance ; il faut qu’au-dessus de tous les préjugés et de la justice elle-même, il soit le souverain idéalement irresponsable. Ce n’est qu’à ces conditions qu’il peut accomplir son œuvre. L’ardent patriotisme de l’auteur, on ne saurait le contester, l’a rendu capable de codifier la perfidie au profit de la plus odieuse de toutes les politiques. Mais il est également incontestable que ce patriotisme si véhément soit-il, procède exclusivement de l’antiquité païenne et n’a rien de commun avec l’esprit chrétien. Pour lui, le patriotisme est intransigeant et toujours implacable. Au-dessus de lui, il ne doit connaître que la loi du salut public. Quand il a commandé, le prince ne doit plus s’inquiéter de la nature des moyens qu’il est obligé d’employer. Si le mensonge ou le poison lui promettent le succès, il ne doit pas plus hésiter à les mettre en œuvre que s’ils étaient la justice et la vérité. Il faut donc qu’il sache mentir, dissimuler, se parjurer, dès l’instant que l’ordonnent les circonstances au milieu desquelles il est appelé à se débattre. A composer ce code de la perfidie et du parjure, au profit et à la gloire du bon et vrai tyran, il n’a jamais l’air de se douter que c’est tout autant que s’il confessait qu’on ne peut chasser Satan que par Satan. Et moins encore il se doute qu’à invoquer Satan contre Satan, c’est abjurer le Dieu de la conscience ou pour le moins lui dénier la puissance qui domine les hommes et l’histoire. Pour peu qu’il crût à la souveraineté du Dieu de la conscience, il tiendrait pour assuré qu’avant tout il importe au salut de la patrie, qu’on l’affranchisse du despotisme de la corruption, du mensonge, de l’esprit impur et de ses fatales doctrines, et qu’on lui ouvre l’accès aux sources vives de l’esprit de sincérité et de vérité, de justice et de charité. Machiavel, bien entendu, fait fi de la morale et de ses lois : elle est pour lui maladroite et ne sait que compromettre les entreprises les mieux conçues. Son prince à lui, toujours héroïque dans la perfidie, ne doit connaître que sa force et sa résolution personnelles. Et lorsqu’il délibère sur l’emploi des moyens, jamais l’intérêt moral ne doit peser dans la balance. Seul, le succès doit compter dans ses conseils. Il ne voit donc pas qu’à subordonner la politique à l’intérêt immédiat, à la souveraineté du but, il la livre complètement à la puissance du fatalisme. Cette conclusion inévitable du système lui échappe si complètement qu’il croit, au contraire, servir au triomphe de la liberté que constamment il invoque. Ardent libéral, il stigmatise et maudit les artisans et les partisans de la servitude. Mais il faut être aveugle pour ne pas voir que le prince qu’il préconise et qu’au nom du salut public il élève sur le trône, en s’affranchissant de la loi de la morale, de sa responsabilité propre, se fait l’esclave des circonstances fatales ; il les subit et jamais ne peut les dominer. Il nous faut donc reconnaître avec Schlegel (au 2e volume de son histoire de la littérature) que nous sommes redevables à Machiavel de cette grande politique, qui en plein Christianisme, agit, règne et gouverne comme s’il n’y avait point de Dieu, point de justice. Et à proscrire en politique la justice divine, il est de toute évidence qu’on ne peut plus gouverner qu’en vertu de la loi du plus fort, autant dire du plus habile. Et le plus habile, celui qui sait le mieux s’affranchir de toute responsabilité morale, n’est plus un homme mais la plus intelligente de toutes les brutes. Mais quand résolument Machiavel en vient à se demander si au-dessus de l’homme il n’est aucune puissance, il n’hésite pas à confesser le saint nom de Dieu. Mais il faut également le reconnaître, ce nom qu’il jette en passant il a hâte de l’oublier ou il en fait le synonyme du destin, du hasard, des circonstances, du bonheur. L’homme étant toujours censé retenir quelque pouvoir sur les événements, Machiavel exhorte « son prince » à le capter, le solliciter, le réduire sous sa domination. Il n’oublie pas cependant que le hasard retient également une forte part de souveraineté aux heures les plus décisives de l’histoire. A son dire, il importe au succès que l’homme sache comprendre le courant qui porte et entraîne les événements et qu’il ait l’habileté d’en faire son premier ministre. Il ne fait pas non plus difficulté de le reconnaître, la cause des défaites les plus éclatantes est toujours imputable à l’inhabilité qui n’a pas su voir que la roue de la fortune tourne sans cesse et qu’il n’est au pouvoir d’aucune puissance humaine d’en diriger les mouvements (le Prince, chap. 25). Cette roue de la fortune est pour Machiavel la puissance qui dispense et domine toutes les puissances de la terre, elle tourne et retourne sans cesse, broyant celui qui tenterait de lui résister. A l’homme donc de la servir et de l’adorer ! Le succès, il en fait l’aveu, n’est pas toujours pour la prudence la plus consommée. Elle doit le mieux comprendre et combiner les événements et les choses qui constituent l’enjeu et les dés de la partie qu’elle est appelée à jouer ; mais nous voyons ses calculs, si savants soient-ils, aller bien souvent au-devant de l’insuccès, quand ils n’en sont pas la cause première. Cette roue de la fortune, pour l’appeler par son véritable nom, n’est donc, après tout, que la fatalité païenne. N’est-elle pas aveugle comme elle et ne la voit-on pas, sans jamais nous laisser pressentir ses caprices souverains, tourner tout à coup, à l’heure où nous pourrions le moins nous y attendre, pour élever ou pour écraser sans pitié et sans motif la justice ou l’injustice, la folie ou la sagesse ? De la part de Machiavel, cette conception de l’histoire se comprend sans trop de peine ; elle est en harmonie avec le paganisme matérialiste qui inspirait la renaissance italienne. Et Machiavel, selon la remarque de Schlegel, est l’écrivain en qui le plus complètement s’est incarnée la pensée de cette époque. Tout aussi passionnément que lui, il aima la patrie italienne son compatriote et son contemporain Jérôme Savonarole (1462-1498). Il ne craignit pas d’affirmer et d’expier sur le bûcher l’héroïque folie de son patriotisme. Mais il ne voulut jamais son relèvement que par la puissance de l’Évangile et la sainteté de la loi. Il ne croyait, lui, le succès possible, qu’avec le concours d’une politique faite avec la crainte de Dieu et le respect de la conscience humaine. Il est donc impossible de rencontrer un contraste plus saisissant que celui de ces deux hommes, compatriotes et contemporains. Aussi l’auteur du Prince disait-il du martyr : « Cet homme devait mal finir, je l’avais toujours dit car il n’y a que les prophètes bien armés et qui savent combattre, qui peuvent réussir, témoins : Moïse, Cyrus et Romulus. Quant à ceux qui sans armes osent affronter la lutte, à succomber, ils n’ont que ce qu’ils méritent. »
Mais ici l’histoire ne semble-t-elle pas donner raison à l’impertinent propos de Machiavel ? Que de fois n’a-t on pas vu un peuple qui s’en allait à la dérive et se perdait légalement, lorsque tout à coup intervenait une violence illégale, une volonté ferme et résolue pour l’arracher à sa perte et à la légalité ? Admettrons-nous, comme moralement nécessaire et légitime le salut de ce peuple, alors qu’il ne peut se faire qu’au mépris de la loi et de la foi jurée ? En d’autres termes, faudra-t-il nous incliner toujours devant la révolution qui triomphe en arrachant un peuple à la tyrannie d’un maître incapable ou odieux ? En même temps, devrons-nous acclamer le coup d’état qui prétend sauver une nation en supprimant la liberté qui se faisait la licence et l’entraînait à sa perte ? L’histoire nous présente de nombreux exemples qui autorisent de semblables questions. Elle a ses César, ses Cromwell, ses Napoléon Ier et Napoléon III ! Nous ne croyons pas qu’il soit possible, à l’aide d’un principe ou d’un texte de loi, de trancher toutes les difficultés qu’en présence de ces grands événements peut soulever la casuistique politique. Les révolutions et les coups d’état se suivent, mais rarement ils se ressemblent. A les étudier, on est bien forcé de reconnaître que tous et toutes, on ne peut les juger d’après la même règle. Nous devons surtout nous rappeler qu’il est chrétien par excellence, le principe invoqué par les apôtres et glorifié par nos pères, les réformateurs : « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ». Et toutes les fois que ce principe s’impose, on a le droit et le devoir de résister à la légalité de la lettre pour se soumettre à celle de l’esprit. Mais lorsque de la théorie qui jamais ne souffre d’exception, on en vient à l’application du principe invoqué, que d’inextricables confusions pour nous arrêter et nous contredire ! En présence du fait à juger, il faut en rechercher les causes et les origines, débattre une foule de questions qui bien souvent se perdent et nous égarent dans une casuistique sans issue. On n’est aujourd’hui que trop porté à s’incliner devant les révolutions qui réussissent et à faire un principe indiscuté du fait accompli. Mais que de réserves s’imposent en présence de l’opinion qui ne tendrait à rien moins qu’à faire du succès le principe de la légitimité et à confondre le droit et la violence ! Nous devons d’abord nous rappeler qu’il n’est pas de révolution dans l’histoire qui n’ait été provoquée et en quelque sorte rendue inévitable. Mais il ne faut pas non plus oublier que les journées confuses et agitées qui les préparent et les consomment suppriment toujours la liberté individuelle.
Aux heures décisives, ce n’est jamais l’individu mais toujours la foule, autant dire la passion qui apparaît et commande, c’est elle qui prend la Bastille et élève les barricades. Force nous est donc de reconnaître que les héros du jour qui tout-à-coup surgissent et s’imposent ne sont que ses mandataires et ses représentants. A les juger d’après les règles de l’impartiale et froide justice, il faudrait oublier qu’ils ne peuvent que subir et trahir les influences fatales de l’heure qui les inspire et les fait sortir de la foule. Il serait donc souverainement injuste de ne voir et de ne juger que leurs actes. Il faudrait alors leur prêter une énergie morale que n’exige pas la vie ordinaire et que beaucoup d’hommes justement honorés n’ont jamais possédée. Il faudrait en même temps leur demander une sagesse et une pureté d’intention qu’on ne saurait exiger, quand on connaît l’esprit de corruption qui procède du présent tout aussi bien que du passé. Il se retrouve à toutes les époques, mais à celles-là surtout qu’agite et qui précèdent la tempête révolutionnaire. En présence de ces commotions sociales qu’accuse l’ineffaçable empreinte que laisse la lave du volcan, nous sommes donc contraints de redire avec Jacobi : « Oui, il est dans l’histoire des circonstances et des événements qui se moquent de notre sagesse et de notre justice, de nos règles et de nos lois et nous donnent l’envie de nous écrier : Oui, je veux être athée et impie » ! Au reste, où se trouve-t-il, l’homme politique, ayant eu à jouer sur la scène révolutionnaire un rôle décisif, qui ne puisse dire comme le disait l’un d’entre eux : « Il me fallait bien suivre la foule, j’étais son chef ? » Mais la part de péché qui entache les grands événements de l’histoire, qu’ils soient le fait de l’individu qui les accomplit ou du milieu historique au profit duquel ils s’accomplissent, n’en est pas moins justiciable au tribunal de la morale éternelle. Et ce tribunal, toujours en permanence, prononce des arrêts souverains que ne peuvent contredire ni nos sophis-mes, ni nos circonstances atténuantes. Le coupable, quel qu’il soit, il le livre à l’implacable Némésis ; avec la faute qu’il vient de commettre, elle fait le châtiment qui le frappe. La faute commise n’est pas moins punie, qu’elle soit une infraction aux lois de la morale dans la plus humble de toutes les existences, ou qu’elle représente une action d’éclat, accomplie sur la scène de la grande histoire, aux applaudissements de la foule. Le châtiment, il est vrai, peut se faire attendre, mais, son heure venue, il frappe, irrésistible et redoutable. Dans les annales de l’histoire, tout aussi bien que dans celles des familles, bien souvent la rétribution paraît lente à se faire, ou bien, difficile à reconnaître. Mais alors même que nous serions condamnés à l’attendre, il ne faut pas oublier la maxime du sage : « attends la fin », respice finem ! Et nous ne faisons pas, non plus, de difficultés pour le reconnaître, ce n’est que bien imparfaitement que « l’histoire de ce monde est le jugement de ce monde. » Au-dessus de ce jugement, il est une justice tout autrement redoutable.
Comme conclusion à ces considérations, nous citerons une parole de Kant ; elle n’emportera pas l’adhésion de tous et ne hâtera pas, non plus, d’un seul jour, nous n’osons l’espérer, l’avènement de cette paix universelle que rêvait le philosophe. Mais nous n’en sommes pas moins convaincu qu’elle s’impose à l’attention de tous ceux qui ont encore à cœur le souci de la liberté et de la dignité humaines. « La vraie politique, dit-il, ne saurait être et ne peut accomplir un seul acte si, au préalable, elle ne commence par s’incliner devant la loi morale. Livrée à elle-même, et elle seule, elle est un art difficile et compliqué, mais quand une fois elle s’est donnée tout entière à la morale, elle n’a plus à redouter la casuistique et les arguties de la diplomatie ; la morale se charge de l’éclairer et il n’est pas une seule difficulté qu’à elle seule et immédiatement elle ne sache trancherg. » La plupart des politiques nous répondront avec dédain qu’une pareille théorie n’est pas destinée aux honneurs de la pratique. Qu’il nous soit permis de leur répondre que par un juste retour, leur pratique à eux n’aura jamais les honneurs de la théorie. Ce qu’ils appellent dédaigneusement le fanatisme, l’idéologie, l’utopie, n’est, après tout, que la loi éternelle qui juge toutes leurs actions, leur assigne leur place et leur valeur véritables. Il ne sert de rien de dire ici avec Rousseau, « que les sévérités de la morale ne font bien que sur le papier ». Pour devenir une vérité, il faudrait que la boutade du philosophe nous fît oublier que la morale écrite sur le papier ou sur les tables de pierre de la loi, n’est que la copie bien imparfaite de celle que nous sommes obligés de lire dans nos consciences et qui, devant elle, nous constitue ses obligés et ses justiciables. Et cependant, nous le confessons, et bien malgré nous, nous ne sommes pas parfaitement sûr que Kant ne se trompe pas quand il affirme qu’une fois unie à la morale, la politique n’est plus une science. Il n’est pas toujours facile, en effet, de marquer le moment précis où la morale doit intervenir et trancher le nœud que la politique ne sait pas dénouer. Elles sont parfois si imperceptibles, les limites qui séparent les légitimes concessions qu’impose la morale, des compromissions qui n’en sont que la contrefaçon, que l’on peut bien dire qu’il faut tout autant d’art pour les reconnaître que pour les mettre en pratique. Il ne faut pas non plus oublier, qu’indépendamment du savoir nécessaire à l’homme politique pour mettre en pratique les règles de la morale, il lui faut surtout le courage qui sait les respecter. Et un pareil respect exige non seulement du talent, et un talent éprouvé et consommé, mais un caractère et une force morale qu’on n’a pas le droit d’attendre de tous les hommes. Parfois on peut être en présence d’un fait de si grande conséquence, que les meilleurs et les plus forts, devant la décision à intervenir, sentent trembler dans leur cœur leur propre volonté et s’arrêtent perplexes et anxieux pour redire la prière du Seigneur : « Ne nous induis pas en tentation ! » De nos jours surtout, de pareilles considérations valent la peine d’être attentivement considérées. Ils sont nombreux, en effet, ceux qui s’ingèrent dans le domaine de la politique, sans être à la hauteur ni par le talent, ni par la force morale, de la tâche que si impatiemment ils assument. Bien souvent il en est, et ce ne sont pas les pires, qui, en présence de la carrière politique, prennent la posture de Willhem Meister, s’interrogeant sur sa vocation d’artiste dramatique. Il avait le goût du théâtre, de la mise en scène et des applaudissements, et il en concluait que sa vocation véritable l’obligeait à devenir un grand artiste. Des débuts discrets lui avaient d’ailleurs attiré, dans l’intimité du huis clos, les applaudissements de quelques amis. Et cependant, une fois devant le véritable public, il dut reconnaître qu’il était au-dessous du médiocre et qu’il n’avait ni le talent, ni le caractère de l’emploi qu’il ambitionnait. Il fit alors, et fort heureusement pour lui, ce que ne savent pas faire les Willhem Meister de la politique, il entendit le conseil de son bon génie : « retire-toi, jeune homme ! »
g – Kant, Essai sur la paix perpétuelle.