Quand saint Fulgence s’efforçait ainsi d’écraser le système de Fauste sous l’autorité de saint Augustin, Fauste était mort depuis longtempsa. Mais ses idées comptaient toujours des partisans, et la lutte entre augustiniens et semi-pélagiens aurait pu indéfiniment se prolonger en Gaule, si un homme n’avait été assez heureux pour faire accepter des deux partis une solution qui, tout en donnant au fond raison aux augustiniens, évitait cependant de consacrer leurs assertions les plus dures, et faisait à la liberté humaine dans l’œuvre du salut une part raisonnable. Cet homme fut l’évêque d’Arles, saint Césaire.
a – Il mourut après 485, mais plusieurs années avant l’an 500.
Saint Césaire avait fait en partie son éducation théologique à Lérins, et connaissait bien, par conséquent, les répugnances qu’y soulevaient les idées augustiniennes ; mais, transporté, vers 496, à Arles, puis agrégé vers 498 au clergé d’Eone, il s’était pénétré, par les soins peut-être de Julien Pomère, de la doctrine de saint Augustin. Des découvertes récentes, ajoutant à ce que l’on savait déjà, ont établi que, s’il n’en a pas reproduit les affirmations extrêmes, il en a accepté l’esprit et les enseignements principaux.
Or, ces enseignements, nous l’avons dit, continuaient à rencontrer des résistances dans le midi de la Gaule. En 527 ou 528, un concile se tint à Valence principalement des évêques burgondes dépendant de Vienne. Nous n’avons de détails sur ce concile que par le biographe de saint Césaire ; mais en combinant ce qu’il en dit avec la réponse du pape Boniface à Césaire, on voit que l’évêque d’Arles y comptait des adversaires doctrinaux qui se proposaient d’y faire triompher leurs idées. Césaire, ne pouvant se rendre au concile, para le coup en envoyant, entre autres délégués, l’évêque Cyprien de Toulon porteur d’un mémoire dans lequel, en s’appuyant sur l’autorité de l’Écriture, des saints Pères et des papes, on affirmait « nihil per se in divinis profectibus quemquam arripere posse nisi fuerit primitus Dei gratia praeveniente vocatus… Et quod tune vere liberum homo resumat arbitrium, cum fuerit Christi liberatione redemptus ».
Le danger était momentanément écarté. Pour le conjurer dans l’avenir, Césaire se tourna du côté du pape, dont il était d’ailleurs le vicaire dans les pays transalpins, et lui envoya, pour qu’il les approuvât, les Capitula sancti Augustini in urbe Romae transmissa, au nombre de dix-neuf. Le pape était alors Félix IV. Il renvoya à Césaire son document, mais singulièrement modifié. Des dix-neuf capitula huit seulement étaient retenus : on avait exclu les autres et notamment les numéros xi-xiv, relatifs à la prédestination et à la réprobation. En revanche, on avait ajouté seize propositions tirées des Sententiae extraites de saint Augustin par saint Prosper. Césaire en introduisit une dix-septième qui n’avait pas la même origine, retoucha quelques-unes de celles qu’il avait reçues, rédigea une sorte de conclusion en forme de profession de foi, et soumit le tout à la signature des évêques réunis à Orange le 3 juillet 529.
Ces évêques étaient seulement au nombre de quatorze, Césaire y compris, venus là pour la consécration d’une basilique ; mais leurs décisions obtinrent bientôt, grâce à la confirmation du pape, une autorité sensiblement équivalente à celle des décisions des plus grands conciles. En voici la substance :
- Par la prévarication d’Adam, l’homme a été « secundum corpus et animam in deterius commutatus ».
- La prévarication d’Adam n’a pas nui à lui seul, mais à toute sa postérité, à laquelle il a transmis et la mort du corps, peine du péché, et le péché « quod mors est animae ».
- Ce n’est pas à la prière humaine qu’est accordée la grâce, mais c’est la grâce de Dieu qui nous fait prier.
- Dieu n’attend pas que nous voulions être purifiés du, péché : c’est le Saint-Esprit qui produit en nous cette volonté.
- De même que l’accroissement de la foi, l’initium fidei et l’ipse credalitatis affectas ne viennent (pas de la nature, mais sont en nous l’œuvre de la grâce.
- Miséricorde n’est pas faite par Dieu à ceux qui croient, veulent, désirent, s’efforcent, travaillent, veillent, s’appliquent, demandent, cherchent, frappent sans la grâce ; mais c’est le Saint-Esprit-qui nous fait croire, vouloir, etc., comme il faut. Et de même, l’adiutorium gratiae ne s’ajoute pas à l’humilité et à l’obéissance humaines : l’obéissance et l’humilité sont elles-mêmes une grâce de Dieu.
- « Si quis per naturae vigorem bonum aliquid quod ad salutem pertinet vitae aeternae cogitare ut expedit, aut eligere, sive salutari, id est evangelicae praedicationi consentire posse confirmat absque illustratione et inspiratione Spiritus sancti… haeretico fallitur spiritu. »
- Il est faux de dire que les uns viennent au baptême « misericordia », et que les autres puissent y venir « per liberum arbitrium » ; car c’est affirmer que le libre arbitre n’a pas été vicié en tous, ou du moins qu’il n’a pas été blessé au point que quelques-uns ne puissent sine revelatione Dei et per seipsos rechercher le mystère du salut.
- « Divini est muneris cum et recte cogitamus et pedes nostros a falsitate et iniustitia continemus ; quoties enim bona agimus, Deus in nobis atque nobiscum ut operemur operatur. »
- « Adiutorium Dei etiam renatis ac sanctis semper est implorandum, ut ad finem bonum pervenire vel in bono possint opere perdurare. »
- « Nemo quidquam Domino recte voverit, nisi ab ipso acceperit quod voveret. »
- « Tales nos amat Deus quales futuri sumus ipsius dono, non quales sumus nostro merito. »
- « Arbitrium voluntatis in primo homine infirmatum nisi per gratiam baptismi non potest reparari : quod amissum nisi a quo potuit dari non potest reddi. »
- « Nullus miser de quacumque miseria liberatur, nisi qui Dei misericordia praevenitur. »
- Adam a été changé en pire par son péché, le fidèle est changé en mieux par la grâce : c’est une « mutatio dexterae Excelsi ».
- Que personne ne se glorifie de ce qu’il a comme s’il ne l’avait pas reçu, ou ne croie l’avoir reçu parce qu’il a lu ou entendu extérieurement la parole divine : ce que l’on a vraiment, on l’a reçu de la grâce de Jésus-Christ.
- « Fortitudinem gentium mundana cupiditas, fortitudinem autem christianorum Dei caritas facit, quae diffusa est in cordibus nostris non per voluntatis arbitrium quod est a nobis, sed per Spiritum sanctum qui datus est nobis. »
- « Nullis meritis gratiam praevenientibus, debetur merces bonis operibus si fiant ; sed gratia, quae non debetur, praecedit ut fiant. »
- La nature humaine, même si elle était dans cet état d’intégrité dans lequel elle a été créée, ne pourrait se conserver sans le secours de Dieu : à plus forte raison ne peut-elle, sans ce secours, recouvrer ce qu’elle a perdu.
- « Multa Deus facit in homine bona quae non facit homo : nulla vero facit homo bona quae non Deus praestat ut faciat homo. »
- De même que, si la Loi avait justifié, le Christ serait mort en vain, de même, si la grâce se confondait avec la nature, la mort du Christ aurait été inutile ; mais Jésus est mort pour remplir la Loi et réparer la nature perdue.
- « Nemo habet de suo nisi mendacium et peccatum. » Ce que l’homme a de vérité et de justice, il le tient de Dieu.
- « Suam voluntatem homines faciunt, non Dei, quando id agunt quod Dei displicet ; quando autem id faciunt quod volunt, ut divinae serviant voluntati, quamvis volentes agant quod agunt, illius tamen voluntas est a quo et praeparatur et iubetur quod volunt. »
- Les fidèles vivent dans le Christ comme le rameau sur le tronc : c’est à eux par conséquent qu’il sert de rester dans le Christ, et qu’il reste en eux.
- « Prorsus donum est diligere Deum. Ipse ut diligeretur dedit qui non dilectus diligit. Displicentes amati sumus, ut fieret in nobis unde placeremus. »
La profession de foi qui suivait les capitula en relevait les principaux enseignements, surtout celui de la nécessité de la grâce pour le commencement de toute bonne œuvre. Elle ajoutait que tous les baptisés, « Christo auxiliante et cooperante » pouvaient et devaient, « si fideliter laborare voluerint, quae ad salutem pertinent adimplere ». Puis : « Aliquos vero ad malum divina potestate praedestinatos esse non solum non credimus, sed etiam si sunt, qui tantum malum credere velint, cum omni detestatione illis anathema dicimus. »
Les signatures données, Césaire s’occupa encore d’obtenir, pour tout ce qui avait été fait et décrété à Orange, la confirmation pontificale et s’adressa de nouveau à Rome. Mais Félix IV mourut sur ces entrefaites, et ce fut son successeur, Boniface II, qui, le 25 janvier 531, répondit à l’évêque d’Arles. Le pape approuve, dans sa réponse, les décisions du synode et déclare sa profession de foi « consentanea catholicis Patrum regulis » (3). Il émet l’espoir que le zèle et la science de Césaire ramèneront à la vérité ceux qui ont été le jouet de l’erreur.
Cet espoir ne fut pas déçu, et peu à peu l’apaisement se fit en Gaule sur ces questions irritantes. On y accepta les enseignements de Césaire et de son concile. Ces enseignements d’ailleurs, tout en consacrant la doctrine de l’impuissance pour le bien du libre arbitre laissé à lui-même, et de la nécessité de la grâce prévenante même pour le commencement de la foi et de l’œuvre du salut, restaient muets sur les points les plus vulnérables du système augustinien, et les plus violemment contestés entre les deux partis. Rien sur la malice intrinsèque de la concupiscence ; sur la transmission par elle du péché d’origine ; sur la massa damnata sur le sort des enfants mourant sans baptême ; rien, sur la nature de la grâce et son action irrésistible, sur la double délectation et ses entraînements, sur le petit nombre des élus et la volonté salvifique de Dieu. Rien sur la prédestination, sinon pour condamner ceux qui pensent que Dieu prédestine au péché et au mal. En revanche, on affirmait que tous les baptisés pouvaient et devaient, en unissant leurs efforts à la grâce de Dieu, remplir leurs devoirs. C’était implicitement affirmer que la grâce ne manque jamais aux chrétiens, et qu’elle ne fait pas tout en eux.
Ainsi, tout en adoptant l’essentiel des vues de saint Augustin sur l’action de Dieu en l’homme et sur l’économie de notre salut, l’Église ne faisait pas siennes toutes ses spéculations. Sans doute, à la fin de ces longues controverses qui duraient depuis plus d’un siècle, saint Augustin restait le vrai triomphateur, cela n’est pas douteux. Pélage avait voulu faire de l’homme, par l’énergie de sa volonté et la tension de sa nature, le vrai auteur de son salut : Dieu n’intervenait que pour rendre ce salut plus facile. C’était la confusion des deux ordres naturel et surnaturel. Contre lui, l’évêque d’Hippone avait affirmé que le véritable et premier auteur de notre salut, c’est Dieu. L’homme a été réduit par le péché d’origine a une telle impuissance que, seul, il ne peut accomplir même le bien moral : il faut donc que Dieu le prédestine gratuitement, le prévienne, le relève, le soutienne, le porte pour ainsi dire jusqu’au ciel. Pour Pélage, les actes surnaturels étaient l’œuvre de la nature : pour saint Augustin, il n’y avait plus d’actes bons naturels : la nature posait une condition du salut, le travail sous l’action de la grâce ; mais la grâce travaillait encore avec elle et pénétrait toute son action.
Or à certains esprits il avait paru que l’évêque d’Hippone avait exagéré l’impuissance de l’homme déchu, et que sa théorie de la prédestination absolue rendait Dieu responsable de la perte des réprouvés. Mais, à leur tour, confondant les ordres naturel et surnaturel, ils ne s’étaient pas contentés d’enseigner que le libre arbitre blessé, et non aboli, pouvait, sans la grâce, quelque chose dans l’ordre moral ; ils avaient prétendu qu’il pouvait, sans la grâce, quelque chose dans l’ordre surnaturel et divin. C’était revenir à Pélage, et le nom de semi-pélagianisme, s’il est récent, n’en caractérise pas moins exactement les vues de Cassien et de Fauste. L’erreur est bien démasquée par Prosper. Fulgence, Césaire et le concile d’Orange. La nature et le libre arbitre laissés à eux-mêmes sont déclarés incapables de réaliser et de commencer si peu que ce soit l’œuvre surnaturelle du salut. Par le fait même, Dieu est proclamé dans cette œuvre le premier agent, l’agent nécessaire qui suscite en nous les premiers désirs comme il procure l’accomplissement effectif du bien. Saint Augustin triomphe donc au fond, la chose est certaine : il est le docteur de la grâce, et l’essentiel de sa doctrine est devenu la doctrine de l’Église. Mais cependant, les efforts de ses adversaires n’ont pas été inutiles. En défendant contre lui la cause de la nature, ils ont écarté de l’enseignement officiel les plus impitoyables de ses conclusions, et maintenu à cet enseignement son caractère largement humain.