1° Puissance de l’exemple ; 2° Etat d’épreuve ; 3° Prédominance des instincts physiques ; 4° Imperfection de l’être créé ; 5° Souillure antérieure ; 6° Hypothèse de l’unité substantielle de l’humanité. — Le dogme biblique, malgré ses mystères, est le plus rationnel. La science y revient sans cesse.
On a essayé de substituer au dogme de la chute des solutions différentes, mais ces théories ne résistent pas à l’examen. Pour échapper au mystère, elles mutilent ou dénaturent le fait.
1° Expliquer la corruption générale par l’influence des exemples et des maximes d’immoralité (Socinianisme du xviiie siècle. — Socialisme), c’est l’expliquer par elle-même. D’où sont sortis ces exemples et ces maximes ? Pourquoi tant de facilité pour le mal, tant de répugnance et de peine pour le bien ? Comment l’action du vice et de l’erreur est-elle si puissante, et celle de la vérité et de la vertu si faible ? Evidemment ces maximes et ces exemples où l’on place la cause première du désordre, en sont eux-mêmes les effets. D’où viennent les égarements des enfants dans les familles pieuses ? D’où est venue la dépravation du monde antédiluvien, si Adam et Eve se sont relevés, selon l’opinion commune ? D’où sont venus les débordements qui ont suivi le renouvellement de la race humaine en Noé, et cet oubli de Dieu, et cette chute universelle dans l’idolâtrie ? On a dit que si un juste apparaissait, la Terre se prosternerait devant lui. Eh bien ! il a paru, et on l’a crucifié.
2° Rapporter l’état de corruption à l’état d’épreuve, c’est confondre la disposition au mal avec la possibilité du mal. La possibilité du mal est essentielle à l’épreuve morale (Sanction de la loi, promesses et menaces), le penchant au mal ne l’est pas ; il caractérise la chute dont il est un résultat et une punition ; il prouve qu’on a succombé.
3° Rendre compte de la disposition anormale par la prédominance de notre nature physique, en faire la condition, la matière du bien, outre que c’est attribuer le mal à Dieu, c’est encore bâtir sur une hypothèse, car qu’est-ce qui prouve d’abord que la présence du mal est nécessaire à la formation de la vraie moralité (anges restés purs), ensuite que l’αταξια naturelle a son origine première dans la matière ou la chair, et enfin que la prépondérance de la sensualité n’est pas elle-même une suite de la chute ?
Cette théorie, dont l’ancien rationalisme avait généralement fait un de ses fondements dogmatiques et qui était tombée avec lui dans la théologie chrétienne, essaie çà et là de se réhabiliter. Elle fut relevée par la Revue de théologie et de philosophie chrétienne, dans un article qui donna lieu à une intéressante discussion et dont voici le principe : « La vie de l’homme est un développement, et le point de départ de ce développement est l’animalité ». Ce qui conduit à cette conclusion : Le péché n’est qu’une condition du développement spirituel de l’humanité à travers l’éternité ; il n’est que le sentiment de la distance qui nous sépare de notre idéal ». En lisant attentivement ce travail, d’ailleurs fort remarquable par le talent d’analyse et d’exposition, on trouve qu’il ne laisse subsister dans leur intégrité ni le sentiment du péché et de la coulpe, ni celui de la liberté humaine et de la Providence divine ; qu’il finit par mettre en suspicion le fait de conscience lui-même posé d’abord pour base et pour règle, pour principe et pour critère, et que, quelque loin qu’il pousse ses prémisses, il en arrête encore les conséquences à moitié chemin, car il aboutirait à ne laisser au péché qu’une existence nominale.
La discussion de cette théorie exigerait un long espace. Je n’y relèverai que sa notion de la liberté. Faire consister la liberté uniquement et simplement dans l’absence de toute contrainte extérieure (principe dont elle fait un de ses fondements), c’est l’anéantir en réalité, car qu’elle soit déterminée du dehors par la nature, ou du dedans par notre nature, peu importe ; elle n’est plus : le penchant la domine fatalement chez l’homme, comme l’instinct chez l’animal. Il est bien vrai qu’il existe dans l’homme l’idéal moral. Mais on le fait intervenir en vain pour expliquer le changement du moi par le moi, quand la sensualité est la seule puissance vive et active. Que peut une idée contre une disposition maîtresse du sentiment et de la volonté ? Que valent les procédés artificiels dont on parle, s’ils ne vont pas s’appuyer sur quelque secours d’En-Haut, en même temps que sur quelque énergie mystérieuse de notre être, c’est-à-dire si l’on ne ramène pas, d’une ou d’autre manière, soit la grâce divine, soit le libre arbitre ?
D’ailleurs la théorie se juge elle-même pour le chrétien, forcée qu’elle est de s’attaquer à la doctrine générale des Ecritures. Si le péché n’est que la distance qui nous sépare de notre idéal ; s’il est de plus la condition de notre développement spirituel et éternel, loin de nous placer en dehors de l’ordre divin, il en fait partie intégrante, il est l’ordre divin lui-même : conclusion qui ressort de toute part explicitement ou implicitement, et qui est juste le contre-pied des déclarations de la Bible, comme des attestations de la conscience religieuse et morale. Aussi fait-on entendre que la donnée de la conscience, cette donnée spontanée, universelle, irrésistible, pourrait bien n’être qu’une illusion, c’est-à-dire, ainsi que je l’indiquais tout à l’heure, qu’on finit par récuser la révélation psychologique comme la révélation biblique, la conscience morale comme la conscience chrétienne, pour se livrer à une dialectique purement idéale. Quant à la doctrine paulinienne du péché originel, on la stigmatise des épithètes de « bâtarde et contradictoire », et l’on passe par-dessus. Puis, s’emparant du récit de la tentation qu’on affirme avoir été complètement incompris pendant six mille ans par l’Eglise aussi bien que par la Synagogue, et prétendant en avoir enfin trouvé le mot, on nous dit : Le sens de ce mythe, le plus profond que l’antiquité nous ait légué, est tout entier dans cette parole dont l’exégèse n’a pas osé tenir compte : Au jour que vous en mangerez, vos yeux seront ouverts et vous serez comme des dieux ; et plus loin : Voici, l’homme est devenu comme l’un de nous. Nulle part le péché n’est plus hardiment présenté comme la condition du développement moral, comme « l’initiation à la vie spirituelle. »
Ainsi la parole du Tentateur était la parole de vérité, la parole de vie ! Qu’était donc celle de Dieu ? Où en sommes-nous ? L’hérésie des Ophytes, si souvent jugée incroyable est expliquée et justifiée. L’acte où l’on a vu une déchéance était le point de départ nécessaire d’un perfectionnement indéfini. Que l’Eglise fasse amende honorable et se prosterne devant l’ancien Serpent qu’elle a si longtemps maudit !
Qu’est l’Ecriture ainsi interprétée ? à quoi sert-elle, si l’on peut détourner de leur sens direct telles ou telles de ses expressions et les retourner contre sa doctrine générale ? Car s’il y a quelque chose de certain, c’est qu’on fait la source première du bien de ce qu’elle donne comme la grande source du mal.
Où peut jeter la spéculation logique quand elle veut et croit dépasser ces principes immédiats qui sont la lumière de la vie ! Ne devrait-on pas comprendre que d’impénétrables ombres recouvrent nécessairement les origines du mal physique et moral sous le gouvernement du Dieu saint et bon ? Tenons-nous, avec l’humble et ferme respect de la foi, à ces quelques rayons voilés de la révélation qui suffisent à la conscience, sinon à la science.
4° Dire que le mal moral vient d’imperfection et non de corruption, c’est identifier des idées dissemblables. L’ange aussi, par rapport à Dieu, est un être imparfait ; cependant l’ange n’est pas pécheur. Cette solution serait légitime s’il s’agissait pour l’homme de s’élever au-dessus de sa nature ou de sa loi ; mais il n’est exigé de lui que d’y rester fidèle. Que réclame le grand commandement dans lequel se résument tous les autres ? Ce n’est pas l’amour de l’archange ou du séraphin, c’est celui dont nous sommes capables : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur… Ce qui est demandé, c’est ce que la raison et la conscience déclarent dû. L’homme n’est appelé qu’à la perfection relative que comporte la mesure de ses forces morales et à laquelle il se sent tenu. Pourquoi cette perfection n’existe-t-elle nulle part ?
La théorie de l’imperfection ou du mal métaphysique, cette théorie fort ancienne, mais très diversement conçue et formulée, est encore fort commune. On y fait du bien l’être et du mal le non-être ; ou si l’on considère le mal comme une réalité, on l’appelle une réalité négative ; on pense éclairer et justifier ces étranges assertions par la comparaison du point mathématique et par des raisonnements à perte de vue. Tout cela me reste inintelligible, je dois l’avouer. A la place d’idées nettes, de notions et de faits saisissables, je n’y trouve que des mots vides. Le mal est une réalité positive autant que le bien. Ils le sont tous les deux, ou aucun ne l’est ; ils le sont en principe comme en acte. On n’aboutit à ôter l’être à l’un qu’en l’ôtant également à l’autre ; car ils sont l’un et l’autre une disposition, une tendance, une direction de l’âme et de la vie. Si ce qu’on a nommé mal métaphysique (imperfection relative de l’être créé) peut expliquer la possibilité du péché, il n’explique pas l’état de péché où nous sommes, et c’est de cet état qu’il s’agit. Dériver l’état de péché de l’imperfection inhérente à la créature, c’est confondre des choses tout à fait différentes ; c’est dire, d’une part, que le péché n’est pas, de l’autre qu’il sera toujours : — qu’il n’est pas, puisque la raison se refuse à le voir dans ce qui ne peut pas ne pas être, dans ce qui vient directement de la volonté et de l’institution divine, règle souveraine du bien ; — qu’il sera toujours, puisque l’imperfection est le lot éternel de l’être créé. Non, non, la condition morale de l’homme est plus que son imperfection originaire, ou, pour mieux dire, elle est autre chose, elle est un état visiblement anormal, par conséquent un désordre ; elle implique une déviation, une détérioration, ou, selon le mot consacré, une déchéance.
5° Une autre théorie, aussi fort ancienne et relevée de nos jours, — où l’on a tout essayé, tout renouvelé, tout repris, — est celle de Pythagore et de Platon, adoptée par Origène, et qui suppose une souillure ou une chute antérieure à l’existence actuelle. Cette théorie est plusieurs fois indiquée dans la Dogmatique de J. Muller. Après avoir dit qu’on est forcé d’admettre et l’adhérence du péché à la nature humaine, et sa culpabilité partout où il se montre, — deux idées qui semblent s’exclure ; — après avoir affirmé que la théologie, comme la religion, « est en droit de maintenir les deux faits et de laisser à la spéculation la solution de l’antinomie », Muller ajoute : « Cette solution ne peut être trouvée que dans l’hypothèse d’une décision propre en dehors de l’existence actuelle, de manière que sur cette décision repose d’un côté la coulpe originelle de chaque individu, à l’exception de Jésus-Christ, et d’un autre côté la corruption primitive de la volonté ».
6° M. Secrétan substitue à cette hypothèse celle de l’unité substantielle et collective de l’humanité. « La chute primitive, dit-il, est notre chute, dans ce sens que chacun de nous est réellement compris dans le sujet qui a failli ; autrement nous ne saurions en être responsables. D’autre part, la solidarité des destinées humaines nous atteste l’unité de la chute. L’humanité a donc existé d’abord sous la forme d’unité ; la pluralité individuelle vient de la chute elle-même et doit l’expliquer par la restauration »f.
f – Phil. de la liberté. 28e leç. : Recherches sur la méthode
Nous respectons ce champ sans bornes de la haute spéculation ou de l’imagination métaphysique, sans nous y aventurer ; nous souvenant de la possibilité, prouvée par l’expérience, d’y soutenir alternativement le oui et le non, du jugement de l’Apôtre contre la science qui s’ingère dans ce quelle n’a point vu (Colossiens 2.18), et de cette parole du Prophète : « Les choses cachées sont à l’Eternel notre Dieu, et les choses révélées sont pour nous et pour nos enfants. » Nous avons eu occasion de dire notre avis sur ces créations et ces constructions hypothétiques, dirai-je où ces savantes duperies, qui prennent l’idéal pour le réel et croient découvrir et démontrer en objectivant de pures conceptions logiques. Un : Je ne sais pas ! vaut mieux, à notre sens.
Ces deux dernières théories changent la doctrine ecclésiastique et scripturaire, qu’elles prétendent retenir, qu’elles se figurent expliquer et légitimer. Avec la présupposition d’une existence et d’une déviation antérieures, sur laquelle porte la première, la chute d’Adam n’est plus la chute réelle ; ce n’est pas de sa désobéissance que dérive la disposition anormale, elle vient de plus haut et de plus loin ; elle était en lui comme elle est en nous ; elle produisit son péché sous l’empire de la tentation, comme elle produit les nôtres ; la corruption latente se traduisit alors en acte par l’épreuve, comme elle le fait maintenant. Les choses auraient pu se passer ainsi. Mais est-ce ainsi qu’elles se sont passées, d’après la Bible, seule source réelle de lumière et de certitude ? Et puis, l’hypothèse ne lève la difficulté dans ce monde que pour la transporter dans un autre. C’est beaucoup remuer pour avancer fort peu.
L’hypothèse de l’unité substantielle de l’humanité et de la participation consciente de tous au péché primitif, cette hypothèse de prime abord si étrange, est aussi en opposition avec le texte sacré. Les Livres saints ne laissent entrevoir ni ne permettent de supposer rien de pareil. D’après eux, les individualités, qu’on fait naître de la chute et comme moyen de relèvement, étaient là avant la tentation et la désobéissance. Adam et Eve constituaient déjà deux personnalités aussi distinctes qu’ils le furent plus tard et que l’ont fait leurs descendants. Rien n’indique ou, pour mieux dire, tout contredit la transformation constitutive que l’hypothèse place à sa base, et d’où serait sorti un ordre nouveau dans le plan divin comme dans l’existence humaine.
L’importance qu’on attache à ces conceptions idéales, dont on semble faire la condition de la foi en en faisant la science de la foi, suivant une expression consacrée, n’est pas sans péril. Si nous voulons qu’on n’efface pas des Ecritures ce qui y est, il faut nous garder d’y mettre ce qui n’y est pas. L’aveu de l’ignorance là où manque la lumière de la révélation non moins que celle de l’observation, est bien plus sage et, au fond, bien plus rationnel qu’un savoir apparent, qui court risque d’ajouter l’erreur à l’ignorance qu’il laisse subsister en réalité, et qui, rendant la donnée biblique solidaire d’une théorie théologique, expose la première chaque fois que le revirement des idées vient renverser la seconde. Mieux vaut, certes, accepter ensemble le fait et le mystère que d’expliquer ou de paraître expliquer le mystère en changeant le fait. Encore une fois nous étonnerions-nous de rencontrer l’incompréhensible dans ce passage de l’état primitif de l’homme à son état actuel, quand nous le rencontrons partout en nous et autour de nous ? N’est-il pas, à mille égards, dans la naissance, dans la vie, dans la mort, dans l’union du corps et de l’âme, dans le libre arbitre, etc. ?
Le dogme biblique du péché originel est le plus philosophique dans sa simplicité. Sans doute il n’éclaircit pas le mystère, il n’a pas pour but de l’éclaircir, mais il y répand une lumière suffisante pour qui sait s’arrêter sur les bords des voies divines et se contenter de ce qu’il nous importe réellement de savoir. Il nous apprend que le mal a eu son origine, non dans une prédisposition active de Dieu, mais dans l’abus que l’homme a fait de sa liberté. Il fait reculer les difficultés et les ténèbres jusqu’à cette question : Pourquoi Dieu a-t-il permis que la dégénération de notre premier père s’étendit sur nous ? Et ici nous touchons aux décrets insondables de l’Etre qui règne sur l’éternité et sur l’immensité. Connaissons-nous les rapports de notre monde avec les autres mondes ? Savons-nous si cette solidarité morale entre le Chef de notre race et ses descendants n’est pas une loi du monde spirituel ? Ne la voyons-nous pas apparaître de diverses manières dans l’ordre des générations humaines où les fautes des parents ont quelquefois de si longues et si fatales conséquences pour les enfants ? Et puis, sans sonder ces profondeurs du gouvernement divin, en nous souvenant que l’Ecriture nous donne, non une explication, mais un fait, souvenons-nous aussi que dès l’origine (Genèse 3.15) la chute se montre unie à la rédemption, ce nouveau et grand développement des attributs divins, qui élève les justes glorifiés et les esprits célestes eux-mêmes à un degré supérieur de connaissance religieuse, de sainteté et de gloire (Éphésiens 3.10 ; 1 Pierre 1.12).
La relation établie par l’Ecriture entre la chute et la rédemption et toujours invoquée par l’apologétique chrétienne, n’est certes ni l’explication ni la justification métaphysique du premier de ces dogmes ; mais elle repose sur l’intelligence et le cœur ; l’une de ces mystérieuses dispensations réconcilie en quelque sorte la pensée et le sentiment avec l’autre, dont elle est le correctif divin. Si nous ne pouvons nous associer au mot antique que répéteraient volontiers certaines philosophies actuelles : O felix culpa ! nous pouvons redire avec l’Apôtre : « O profondeur de la sagesse et de la miséricorde de Dieu !… Il les a tous enfermés dans la rébellion pour faire miséricorde à tous. (Romains 11.32-33). Nous pouvons le dire, mais à la condition de ne pas presser les termes de ce cri d’adoration, qui, pris isolément et poussé rigoureusement, donnerait l’erreur au lieu de la vérité. Heureux qui sait se tenir simplement à ces grandes données bibliques qui font pénétrer, autant que l’exige la religion, et dans le mystère d’iniquité et dans le mystère de piété, malgré les ombres qui les recouvrent l’un et l’autre. Séparons fermement les faits de révélation des théories théologiques ; les faits seuls sont certains, et ils nous suffisent, car ils nous permettent, en présence du mal, d’adorer le Dieu saint et bon.