Travail interne qui mène, de défaite en défaite, à s’appliquer simplement Romains 3.24 : « Justifiés gratuitement etc. « .– La notion protestante de la justification est la plus rationnelle, et la plus scripturaire, la plus en harmonie avec la conscience religieuse et morale ; — Elle permet d’espérer une justification par la foi en dehors du Christianisme et de croire à la rétroactivité de la Rédemption.
Pour nous remettre, en quelque sorte, de ces divergences et de ces luttes sans fin sur le dogme central du Christianisme, considérons-le un instant au point de vue pratique où, s’adressant essentiellement au cœur, il se présente sous un tout autre jour, car la sphère du sentiment et de la religion diffère à beaucoup d’égards de celle de l’intelligence ou de la théologie. Il y aurait un charme particulier à suivre, en dehors de toute polémique, la marche de la lumière et de la grâce depuis la première conviction de péché jusqu’à la pleine assurance du salut, cette œuvre de l’Esprit, si diverse dans ses moyens et si semblable dans ses résultats. Nous verrions combien l’analyse de la science, quelque indispensable qu’elle soit à sa place, est inférieure en somme à la synthèse de la conscience. La science laisse toujours échapper certains éléments de la vérité sainte, en même temps qu’elle en étend outre mesure certains autres ou qu’elle en introduit d’étrangers, dans son désir de tout ramener à son principe explicatif ; tandis que la conscience, comme l’Écriture, les admet tous implicitement, parce que tous lui sont essentiels et qu’elle regarde à leur action plus qu’à leur systématisation logique. Mais nous voulons nous borner à une seule observation.
Suivons l’homme attentif à son état moral et à son avenir éternel, dont le sentiment commence à l’agiter. Essayons de nous rendre compte dés situations intérieures qu’il traverse jusqu’au moment où, trouvant en Jésus-Christ le repos du cœur, l’espérance qui ne confond point, il peut s’approprier la déclaration, dirai-je ou l’hymne de confiance, de gratitude et de joie par laquelle saint Paul termine l’exposé dogmatique et pratique de sa doctrine (Romains 8.27-38).
Le voilà convaincu de péché, de justice et de jugement. Il peut se réfugier, contre les craintes qui l’agitent, dans la pensée qu’il n’est pas plus coupable que les autres et qu’il n’a pas à s’inquiéter plus qu’eux ; ou dans l’espoir de racheter ses fautes par ses bonnes œuvres et de vaincre le mal par le bien. C’est là souvent en effet qu’on s’arrête d’abord. Mais ces refuges manquent bientôt à qui ne cherche pas à se tromper soi-même. Sa conscience continue à l’accuser au milieu de ses efforts pour accomplir la loi, sa vie intérieure et extérieure restant toujours fort au-dessous de la règle du bien. Plus il regarde à cette règle éternelle pour y soumettre ses sentiments et ses actes, plus il se voit dépourvu de la sainteté qu’elle réclame, plus elle lui révèle les mystères d’iniquité qu’il porte au dedans de lui. Il connaît, il est vrai, la miséricorde de Dieu comme sa justice ; il sait que le Trois fois Saint n’est point inexorable. Mais il lui semble que la justice lie la miséricorde et la retient à son égard ; il lui semble qu’il ne saurait compter sur l’une aussi longtemps qu’il satisfait si peu à l’autre.
Que la dispensation de grâce, que l’Évangile de Christ s’offre à cette âme travaillée par la question suprême, qui ne devrait laisser aucun repos à des êtres immortels et pécheurs en marche vers le jugement ! Qu’elle s’ouvre à cette parole qu’elle a peut-être lue ou entendue mille fois sans y prêter une attention sérieuse : Voilà l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde ! Peut-être se rendra-t-elle immédiatement à cette déclaration du Ciel, et y trouvera-t-elle la paix et la vie. Peut-être aussi que, tout en la recevant comme un rayon d’espérance tombé d’En haut, elle n’osera se l’appliquer dans l’état où elle est. Il s’élève là, d’ordinaire, sinon des résistances, du moins des doutes ou des troubles qui empêchent d’accepter purement et simplement le don Dieu en Jésus-Christ, et qu’il faut que l’expérience morale, jointe aux assurances de l’Évangile, dissipe successivement.
En présence du message de réconciliation, le premier mouvement de la conscience étonnée est de s’écrier, avec un sentiment mêlé de respect et de remords : Mes péchés sont trop grands ! Cette fin de non-recevoir cède aisément, il est vrai, aux attestations du Livre divin qui déclare, de tant de manières, que Jésus-Christ est venu chercher et sauver ce qui était perdu, etc. Mais l’offre de la grâce acceptée, mille erreurs sont encore possibles, et on les traverse plus ou moins avant de se livrer tout ensemble aux réclamations de la justice et aux promesses de la miséricorde. L’offre de la grâce n’est point inconditionnelle ; elle se lie à l’œuvre de la régénération. L’Écriture répète, d’un bout à l’autre, que sans la sanctification personne ne verra le Seigneur. Dès lors, on peut faire de la condition le moyen, et du renouvellement moral le principe, si ce n’est le prix, du pardon ; on peut s’affermir là-dessus par les innombrables déclarations de l’Écriture qui concordent avec le cri spontané de la conscience et qui suspendent la grâce à l’amendement. Or, s’arrêter là, c’est rentrer ou rester dans une voie qui ne saurait aboutir, puisque jamais on n’arrive à rendre la portion d’obéissance qu’on reconnaît devoir, quelque restreinte et arbitraire qu’on la fasse, puisque jamais on n’atteint le degré de sanctification qui peut paraître motiver la miséricorde. Il faut apprendre, à travers les préventions de l’esprit et du cœur, que si le renouvellement moral est absolument exigé — car le Ciel étant saint comme le Dieu qui le remplit de sa gloire, le retour à la sainteté est nécessaire pour y être admis ou même pour y être heureux — ce n’est pourtant pas le renouvellement moral qui l’ouvre à l’homme, mais la seule médiation de Christ et, par conséquent, l’humble recours à cette médiation.
Cela reconnu, la conciliation du besoin de grâce et du devoir de la sanctification semble accomplie. Eh bien ! à ce point encore, l’ordre divin du salut peut se fausser. L’erreur qui pousse l’homme à se chercher toujours, quand il devrait se renoncer entièrement, et qui, lui voilant en partie l’Évangile, amortit d’autant ses espérances et ses forces, cette erreur, chassée de retranchement en retranchement, peut en trouver un dernier dans la foi elle-même ; et c’est là la position où elle se retire de préférence aujourd’hui. Vaincu par l’évidence, on accorde, à l’encontre des négations de tout un siècle, que le salut est par la foi et que la formule de saint Paul exprime le fond vital du Christianisme. Mais on prend en un sens qui n’est pas le sien, ou qui ne l’est pas dans son application, la foi à laquelle sont suspendues les promesses. La foi, en nous unissant à Christ, doit nous pénétrer de son Esprit, nous soumettre à sa parole, nous transformer à son image. C’est un de ses grands offices ; et, ne l’envisageant qu’à ce point de vue, on fait tout dépendre de la rénovation intérieure qu’elle opère, et qui donne la vie, dit-on, parce qu’elle est la vie ; la vie de la foi étant la vie en Dieu, la vie du Ciel. La justification s’identifie avec la régénération ; elle n’en est, finalement, qu’un autre nom. Or, c’est ramener, sous une forme plus spécieuse et, si l’on veut, plus évangélique, le salut par les œuvres et selon la loi, malgré la réprobation dont on frappe ces deux mots, car c’est l’appuyer sur une justice propre, c’est-à-dire sur ce que juge la loi ; c’est revenir à une ressource qui a déjà manqué et qui manquera toujours ; c’est méconnaître la vraie nature de la foi justifiante ou, plus exactement, c’est masquer et annuler un de ses offices par un autre. Voilà ce qu’il faut apprendre encore de la Parole de Dieu et de l’épreuve de soi-même. Sans contredit, la foi régénère et sanctifie ; la foi qui laisse dans le péché laisse dans la mort. Mais, loin que ce soit à ce titre qu’elle ouvre le Ciel, c’est justement en proclamant l’entière insuffisance, l’absolue nullité de tout titre de ce genre. Le salut est par la foi, afin qu’il soit par grâce. S’il n’est pas sans la régénération, il n’est pas non plus par la génération ; s’il est, en un sens, la vie de Christ en nous, puisque sans elle le Ciel ne serait pas le Ciel, il est avant tout une amnistie octroyée en vertu de ce que Christ a fait pour nous, et acceptée en son Nom, comme un don du pure miséricorde. Là est la grâce vraiment grâce ; là est cette paix de Dieu, pleine de confiance et d’activité tout ensemble, qui garde les esprits et les cœurs en Jésus-Christ ; là est l’Évangile. Et l’on s’étonne de n’y arriver d’ordinaire qu’à travers tant de détours.
Dans ce travail interne, qui nous mène, de défaite en défaite, à nous appliquer simplement la parole de l’apôtre : Justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qui est en Jésus-Christ (Romains 3.24) ; dans cette sorte d’expérimentation spirituelle qui nous révèle le Sauveur en nous révélant nous-mêmes à nous-mêmes, nous pouvons recueillir quelques enseignements qu’il convient de noter.
La notion de la justification dont le Protestantisme fil son principe et son fondement, est la plus rationnelle comme la plus scripturaire, la plus réellement philosophique comme la plus décidément biblique ; elle a pour elle et le témoignage de Dieu et le témoignage de l’âme qui se voit telle qu’elle est dans sa lutte contre le mal.
Il existe entre la révélation chrétienne et la conscience religieuse et morale une harmonie souvent signalée mais qu’on ne se lasse pas d’admirer. Elles font l’une et l’autre la même œuvre. La loi (et la loi est ici la conscience), la loi, saisie dans sa spiritualité, c’est-à-dire dans sa vérité, conduit à Christ ; elle force à se réfugier toujours davantage en lui, selon cette profonde parole de saint Paul : Par la loi, je suis mort à la loi (Galates 2.19). Et Jésus-Christ sincèrement reçu et suivi ramène à la loi en la désarmant (Romains 8.1-4).
De là une autre conséquence, qui n’est, il est vrai, qu’une induction, mais que j’aime à indiquer. N’est-il pas permis de croire que ce travail de la conscience, ou du sens religieux et moral, se fait souvent là même où l’Évangile demeure voilé, la même où il est inconnu ; en sorte que, malgré ce défaut de lumière, il se forme, au fond de bien des cœurs, les sentiments auxquels répondent les grâces célestes rendues sensibles et effectives à nos yeux dans l’apparition du Sauveur ? N’est-il pas permis de croire que la religion de la conscience a pu, au milieu des superstitions qui couvrent la Terre, amener bien des âmes à une disposition telle que celle qu’implique, ce semble, la rétroactivité de la rédemption, celle que dévoila la parabole du Publicain, où nous voyons s’opérer sous la loi l’œuvre de la grâce ; et que, dès lors, il existe, même en dehors du Christianisme, une justification par la foi qui s’ignore elle-même et qu’ignorent les hommes, mais que discerne et couronne Celui qui sonde les cœurs ? Et cette vue ne diminue en rien ni le prix de l’Évangile ni l’obligation de l’annoncer, car c’est, certes, un privilège inestimable de connaître Celui qui est le chemin, la vérité et la vie. L’ordre divin est là (Matthieu 28.19), et l’on ne saurait s’y soustraire sans crime et sans péril.
Du reste, je le répète, ces vues ne donnent qu’une simple opinion ; mais elles paraissent se légitimer à divers égards, et l’on aime à s’y arrêter. Elles font apparaître la justification par la foi, ou par grâce, dans l’Ancien Testament tout entier, où les justes supplient le Seigneur de les couvrir de ses miséricordes au nom de sa bonté et pour l’amour de lui-même (Psaumes 25, 130, 143 ; Daniel 9.7-9, 16-19). Cette disposition des anciens n’est pas, sans doute, comme on l’a longtemps pensé, la foi chrétienne proprement dite, mais c’est le principe, le sentiment, l’état intérieur qui la constitue, en particulier ce cri du cœur qui implore la clémence divine en y plaçant tout son espoir. C’est par là que nous comprenons ce qui est dit des fidèles de l’Alliance patriarcale et mosaïque que saint Paul cite comme ayant été faits participants de la justice (ou de la justification, δικαιοσυνη) qui est par la foi. C’est par là encore (si du moins nous pouvons pousser notre induction à ce point où elle paraît porter), c’est par là qu’il nous est permis de penser que bien des païens se sont trouvés en réalité dans les termes évangéliques, quand ils ont tourné leurs regards et leurs cœurs vers le Ciel, pressés par ce besoin de pardon et de régénération qui naît de lui-même dans les consciences agitées et que devaient aviver les pratiques expiatoires. Surtout, c’est par là que nous sommes autorisés à croire que la disposition constitutive de la foi justifiante peut se développer, à un degré ou à l’autre, dans les églises ou dans les écoles chrétiennes où la vraie doctrine scripturaire est le plus altérée. Christ est toujours là ; et il suffit à certaines âmes de toucher le bord de son vêtement pour être guéries. Encore une fois, cela ne porte nulle atteinte au devoir de maintenir intégralement la vérité évangélique, car la vérité est la semence de la vie et comme le moule où se forme l’homme nouveau.