Napoléon Ier grandit dans l’atmosphère incrédule du dix-huitième siècle, et il fut si occupé, pendant sa vie, de plans militaires de conquête et de pensées de domination, qu’il n’aurait pas eu le temps de réfléchir sérieusement sur les sujets religieux, lors même qu’il l’aurait voulu. Les succès inouïs qui accompagnèrent ses armes allumèrent dans son vaste génie une ambition de conquête qui fut, hélas ! fatale à bien des milliers d’hommes et à son propre repos. Mais il était doué d’une trop grande intelligence pour être athée. Toute sa façon de penser inclinait au fatalisme. Il savait que la religion est un des éléments essentiels de la nature humaine, en même temps que le plus solide appui de la moralité publique et de l’ordre civil. On dit que pendant sa campagne d’Egypte il avait avec lui le Nouveau Testament sous le titre bien significatif de politique. C’est de ce point de vue qu’il rétablit en France l’Eglise catholique romaine, alors si compromise à la suite des folies de la Révolution. C’est à ce point de vue qu’il la tint toujours sous la main du pouvoir séculier, et qu’il accorda aux protestants la liberté de conscience et la liberté du culte public.
Pendant son exil à Saints-Hélène, Napoléon, plus que jamais, eut l’occasion de réfléchir sur sa carrière ; dont l’éclat des succès comme la grandeur des revers avaient fait, une vie unique, et sur la vanité de toutes les choses d’ici-bas. Le comte de Las Cases mentionne, dans ses Mémoires sur Napoléon, un fait qui prouve du moins le respect de ce grand homme pour la morale évangélique : « L’Empereur termina l’entretien en priant mon fils de lui apporter un Nouveau Testament ; et, commençant à la première page, il lut jusqu’à la fin du Discours sur la montagne. Il se déclara pénétré de la plus haute admiration pour la pureté, la sublimité et la beauté de cette morale, et nous eûmes tous le même sentiment. » Dans son testament, qu’il fît six ans avant sa mort, le 15 avril 1815, à Longwood, dans l’île de Sainte-Hélène, on lit cette déclaration : « Je meurs dans la religion apostolique romaine, au sein de laquelle je suis né il y a plus de cinquante ans. » En 1819, il fit venir auprès de lui deux prêtres italiens, le vieil abbé Buonavita, confesseur de sa mère à l’île d’Elbe et de la princesse Pauline à Rome, et le jeune abbé Vignali, qui était en même temps médecin. Ici encore il déclara qu’il donnait son assentiment et se soumettait à la foi et à la discipline de la religion catholique. II allait entendre la messe tous les dimanches, et il reçut l’extrême-onction avant de mourir.
Ces faits, bien qu’ils soient incontestables, justifient-ils l’opinion que Napoléon fut un vrai chrétien de cœur ? A Dieu seul, qui sonde les âmes jusque dans leurs derniers replis, le soin de prononcer !
Mais je ne doute point que son intelligence ne se soit inclinée devant la majesté de Christ. De l’autorité suprême et de la dignité de Jésus comme Docteur des nations, de l’étonnant succès de sa paisible mission, enfin de la nature immortelle de son royaume comparé avec le néant des conquêtes humaines et de tous les royaumes terrestres, il tirait à bon droit la conclusion que le Christ fut plus qu’un homme, qu’il fut vraiment divin, et que sa divinité nous donne seule la clé des mystères du christianisme. A ce point de vue il est allé plus loin qu’aucun des témoins déjà cités, lesquels ont tous conclu en confessant l’incomparable grandeur humaine de Jésus. Il est bien permis d’opposer la conclusion logique d’une puissante intelligence comme celle de Napoléon appuyée par la connaissance profonde qu’il avait des hommes, à l’illogique négation de la divinité du Christ venant d’esprits inférieurs au sien.
Voici donc le témoignage du plus grand génie militaire de tous les temps, tel qu’il a été publié et largement répandu en Europe et en Amérique par des Sociétés de traités religieux, et tel qu’on le trouve entre autres dans la Vie de Napoléon, par John S.-C. Abbott, vol. II, ch. XXII, p. 612, et dans la Correspondance confidentielle de l’empereur Napoléon avec l’impératrice Joséphine, du même auteur, New-York, 1855, p. 353-363 ; mais sans que nous puissions le ramener à une source digne de toute confiance. Le général Bertrand, incrédule déclaré, et le général Montholon, qui plus tard devint croyant ou qui du moins inclina sérieusement vers la foi, seraient ici les garants convenables, car ils devaient avoir entendu les déclarations de l’empereur à Sainte-Hélène ; mais leurs écrits, autant que je puis les connaître, n’en disent absolument rien. Le docteur Stowe m’a fait savoir que le général Bertrand, voyageant en Amérique, et interrogé à Pittsbourg par une société d’ecclésiastiques qui lui demandèrent si Napoléon avait bien réellement tenu avec lui un pareil langage, répondit par l’affirmative. Ces confessions énergiques et développées, je les ai recherchées aussi, mais en vain, dans les Mémoires de Las Cases, d’Antomarchi, d’O’Meara et de Montholon, et dans d’autres sources authentiques de la vie de Napoléon à Sainte-Hélène ; et pourtant ces divers ouvrages contiennent sans contredit des entretiens religieux de l’auguste captif, plus ou moins favorables au christianisme et à la Bible. Les traités qui renferment les sentiments de l’empereur sur le christianisme sont probablement empruntés à un livre dont, par malheur, je n’ai pu trouver que le titre dans des catalogues français : Robert-Antoine de Beauterne : « Sentiments de Napoléon sur le christianisme. Conversations religieuses recueillies à Sainte-Hélène, » par M. le général Montholon ; avec un dessin, par M. Vernet, et un fac-similé de l’écriture de l’empereur. Paris, 1843, 3e édition. Voyez, pour ce titre, dans la Bibliographie de la France, XXXIIe année. Paris, 1843. Je conclus, en me fondant sur un écrit de M. Guérard : Littérature française contemporaine, XIXe siècle, 1re partie, Paris, 1842, que l’auteur est précisément celui qui a écrit Une lamentation chrétienne, ou mort d’un enfant impie, livre imprimé à Paris en 1836, et dans lequel on trouve un chapitre sur la mort religieuse de Napoléon. Je ne puis dire jusqu’à quel point ce livre s’appuie sur des communications personnelles de Montholon, ou bien va puiser aux sources authentiques, puisque j’en ai cherché vainement un exemplaire dans les bibliothèques de New-York. Le professeur G. de Félice, de Montauban, affirme dans une lettre au New-York Observer, du 16 avril 1842, l’authenticité, indubitable selon lui, du témoignage tel qu’il a été publié dans le traité français ; mais il n’en donne aucune preuve. Il raconte aussi que le docteur Bogue envoya un exemplaire de ses écrits sur la divinité et l’autorité du Nouveau Testament à l’empereur, alors à Sainte-Hélène, et il ajoute, sur la foi de témoins oculaires, que Napoléon les aurait lus avec intérêt et satisfaction.
Ces entretiens religieux ont été, à mon sens, considérablement augmentés ou modifiés dans les souvenirs de Bertrand, de Montholon et des autres rapporteurs ; mais, au fond, ils sont authentiques. Ils ont tout à fait le ton hautement accentué et personnel de Napoléon ; ils se distinguent par la grandeur massive et la simplicité granitique de la pensée et du style, caractères bien marqués des meilleures de ces déclarations. Ils sont, d’ailleurs, en parfait accord avec ce fait incontestable qu’il se donna, soit dans son testament, soit à son lit de mort, comme un croyant de l’Eglise catholique, dont la foi a toujours mis la divinité du Christ au nombre de ses articles fondamentaux.
Nous donnons ce témoignage, tel que nous le trouvons, sous sa forme primitive, dans un traité français, n° 51, sans date.