Synonymes du Nouveau Testament

34.
Μωρολογία, αἰσχρολογία, εὐτραπελία
Folie, turpitude, subtilité

Tous ces vocables désignent des péchés de la langue, mais avec des différences.

Μωρολογία, employé par Aristote, mais d’un usage assez rare jusqu’à l’époque de la décadence du grec, est bien rendu dans la Vulgate (Éphésiens 5.4) par « stultiloquium », expression que Plaute peut avoir fabriquée (Mil. Glor. ii, 3, 25), mais qui ne jouit pas de plus de faveur, dans le latin de la décadence, que « stultiloquy » que Jeremy Taylor voulut introduire chez les Anglais. Ce terme n’inclut pas seulement le πᾶν ῥῆμα ἀργόν de notre Seigneur (Matthieu 12.36), mais en bonne partie aussi le πᾶς λόγος σαπρός de son apôtre (Éphésiens 4.29) ; car le discours, comme tout ce qui se rapporte au chrétien, a besoin d’être assaisonné de sel avec grâce, pour ne point devenir d’abord insipide, et puis se corrompre. Ceux qui s’en tiennent, en fait d’explication, aux ἀργὰ ῥήματα, comme si μωρολογία ne renfermait que ces ῥήματα, ne parviennent pas à en épuiser le sens. Ainsi la définition de Calvin est trop faible : « Sermones inepti ac inanes nulliusque frugis », et même Jeremy Taylor ne réussit pas à reproduire la force entière du mot (On the Good and Evil Tongue, Serm. xxxii, pt. 2) : « Ce dont il est ici question par stultiloquy ou sot parlage, c’est le « lubricum verbi », comme l’appelle St. Ambroise, la loquèle de la langue (the « slipping with the tongue ») auquel s’exposent souvent ces babillards dont les discours trahissent la vanité de l’esprit et mettent à nu « l’homme caché du cœur. » Chez les écrivains païens μωρολογία peut très bien passer pour l’équivalent d’ἀδολεσχία, bavardage, et μωρολογεῖν, de ληρεῖν (Plutarch., De Garr. 4) ; mais les mots acquièrent un sens plus sérieux quand ils s’encadrent dans la terminologie morale de l’école de Christ.

Tout en cherchant à entrer en plein dans le sens de notre mot, nous ne devons cependant point perdre de vue que les termes « fou », « folie », acquièrent une force plus grande dans l’Écriture que partout ailleurs. Il y a le côté positif aussi bien que le côté négatif de la folie dont il faut tenir compte, quand on estime la valeur de μωρολογία, car ce mot signifie ce « caquet des fous » qui est en même temps folie et péché.

Ne confondons pas αἰσχρολογία, qui ne paraît aussi qu’une fois dans le N.T. (Colossiens 3.8), avec αἰσχρότης (Éphésiens 5.4). Les Pères grecs (voir Suicer, Thes., s. v.) que suivent la plupart des commentateurs, entendent par αἰσχρολογία des discours obscènes, « turpiloquium », des « paroles déshonnêtes », telles que celles qui accompagnent la débauche, un ὄχημα πορνείας, comme l’explique Chrysostome. Clément d’Alexandrie, dans le chapitre de son Pédagogue, περὶ αἰσχρολογίας (2.6), ne reconnaît pas d’autre sens que celui-là. Sans aucun doute αἰσχρολογία a quelquefois ce sens qui prédomine ou même qui exclut tout autre (Xenoph., De Rep. Lac. 5.6 ; Aristot., De Rep. 7.15 ; Epict., Man. 33.16 ; voir aussi, Becker, Charikles, 1re éd., vol. ii, p. 264). Mais au fond αἰσχρολογία indique tout langage injurieux qui tombe d’une bouche souillée, sans exclure celui qu’on vient d’indiquer et qui en est le sens évident, celui qu’on saisit le plus promptement et qui est le plus criminel, mais qui renferme également d’autres espèces d’offenses. Il en est ainsi dans la phrase bien connue, αἰσχρολογία ἐφ᾽ ἱεροῖς. Ainsi encore dans Polybe viii, 13, 8 ; xxxi, 10, 4 : αἰσχρολογία καὶ λοιδορία κατὰ τοῦ βασιλέως ; tandis que Plutarque (De Lib. Ed. 14), dénonçant toute αἰσχρολογία comme malséante à une jeunesse bien élevée, enveloppe dans le mot toute parole licencieuse d’une langue sans frein qui s’exerce à injurier les autres ; et je ne puis douter que l’intention de St. Paul ne soit de condamner le même vice, car le contexte et tout ce qui accompagne ce terme prouvent au long ce que nous affirmons ; enfin, tout ce que l’apôtre défend ici est la marque d’un esprit dépourvu d’amour pour le prochain.

Εὐτραπελία, charmant mot emprunté à l’usage du monde, mais que St. Paul n’emploie pas plus dans le sens du monde, qu’il ne le fait pour ses synonymes. Il ne se rencontre dans le N. T. que dans Éphésiens 5.4. Dérivé de εὖ et de τρέπεσθαι, il signifie ce qui tourne aisément, et qui, de cette manière, s’adapte aux circonstances changeantes de l’heure, aux modes et aux conditions de ceux avec lesquels à l’instant même l’εὐτράπελος peut avoir affairei. Le vocable n’a point nécessairement, et n’avait même, dans l’usage classique, que légèrement et occasionnellement, cette signification mauvaise, la seule qu’il revête sous la plume de St. Paul et des Pères grecs. Mais St. Paul pouvait être lui-même εὐτράπελος dans le meilleur sens, et il en a donné une remarquable preuve, Actes 26.29. Thucydide, dans le panégyrique des Athéniens qu’il met dans la bouche de Périclès, se sert d’εὐτραπέλως (2.41) comme synonyme de εὐκινήτως, pour caractériser le « versatile ingenium » de ses compatriotes ; tandis que Platon (Rep. viii, 563 a) joint εὐτραπελία à χαριεντισμός ; de même Plutarque (De Adul. et Am. 7) et Josèphe (Ant. xii, 4, 3). — Philon (Leg. ad Cai. 45) l’unit à χάρις. Pour Aristote aussi, comme c’est bien connu, l’εὐτράπελος ou l’ἐπιδέξιος (Ethic. Nic. 4.8) révèle l’idée de quelqu’un qui garde le juste-milieu entre le βωμολόχος et l’ἄγριος ou le σκληρός. Ce n’est pas un simple γελωτοποιός ou bouffon ; mais un homme, qui est encore χαρίεις ou gracieux, quelque plaisanterie ou raillerie qu’il se permette, ne dépassant jamais les bornes d’une gaieté raisonnable, ne cessant jamais de se respecter. Ainsi P. Volumnius, ami ou connaissance de Cicéron et d’Atticus, portait le nom d’ « Eutrapelus », en vertu de la gaieté de son esprit et de ses agréments de société ; quoiqu’il n’y ait certes rien de particulièrement aimable dans le portrait qu’Horace a tracé de ce personnage (Ep. i, 18, 31-36).

i – Chrysostome, comme presque tous les grands docteurs, transforme souvent des étymologies en matières d’exhortation, et il ne manque pas de le faire ici. A d’autres raisons pour lesquelles les chrétiens doivent abandonner εὐτραπελία, il ajoute celle-ci (Hom. 17. in Ephes.) : Ὅρα καὶ αὐτὸ τοὔνομα; εὐτράπελος λέγεται ὁ ποικίλος, ὁ παντοδαπὸς, ὁ ἄστατος, ὁ εὔκολος, ὁ πάντα γινόμενος; τοῦτο δὲ πόῤῥω τῶν τῇ Πέτρᾳ δουλευόντων. Ταχέως τρέπεται ὁ τοιοῦτος καὶ μεθίσταται..

Avec tout cela, les écrivains ne manquent pas, même chez les auteurs classiques, d’anticiper sur ce sens défavorable que St. Paul a imprimé au mot, quoique ces anticipations se concentrent plus directement sur l’adjectif εὐτράπελος ; ainsi voyez Isocrate, 7.49 ; et Pindare, Pyth. 1.92 ; 4.104, où Jason, le modèle d’un homme de cœur bien élevé, affirme que, pendant vingt ans d’un travail commun, il n’a jamais dit à ses compagnons ἔπος εὐτράπελον, « verbum fucatum, fallax, simulatum. » Dissen trace ainsi le déclin d’εὐτράπελος : « Primum est de facilitate in motu, tum ad mores transfertur, et indicat hominem temporibus inservientem, diciturque tum de sermone, urbano, lepido, faceto, imprimis cum levitatis et assentationis, simulationis notatione. » Εὐτραπελία, à ne considérer ce mot que comme acquérant graduellement une signification défavorable et s’enfonçant ainsi peu à peu dans un sens toujours moins bon, possède une histoire qui ressemble fort à celle de « urbanitas » (Quintilien, vi, 3, 17), son équivalent latin le plus rapproché, et le terme par lequel Érasme l’a traduit, renchérissant ainsi de beaucoup sur la « jocularitas » de Jérôme, et plus encore sur la « scurrillitas » de la Vulgate, qui est entièrement à gauche du sens. Mais c’est « urbanitas » qui est le mot propre, comme l’atteste la citation suivante de Cicéron (Pro Cœl. 3) : « Coutumelia, si petulantius jactatur, convicium ; si facetius, urbanitas nominatur ». Ceci s’accorde avec l’expression frappante d’Aristote, que l’εὐτραπελία est πεπαιδευμένη ὕβρις (Rhet. 2.12 ; cf. Plutarch., Cic. 50). Déjà au temps de Cicéron (De Fin. 2.31), « urbanitas » commençait à acquérir cette signification équivoque que le mot affecte d’une manière bien plus évidente, sous la plume de Tacite (Hist. 2.88) et de Sénèque (De Ira 1.28).

En anglais, l’histoire de « facetious » et de « facetiousness » fournirait ici un parallèle qui ne serait pas sans intérêt. Mais l’élégance de la forme dont le défaut pouvait se parer ne pouvait pas rendre Paul plus tolérant à l’égard du mal lui-même ; il ne crut point qu’en se dépouillant de toute sa grossièreté, le péché perdait la moitié ou une partie quelconque de sa criminalité. Il en est tout autrement du monde. Sa fine plaisanterie, son persiflage, son badinage, en attirent plusieurs qui ne courraient pas le danger de prêter leur langue à parler ou leur oreille à entendre un langage sale et corrupteur, et que tout jeu indécent ne ferait que révolter. Dans notre vocable remarquez un péché bien plus subtil que dans les mots déjà analysés, comme Bengel (in loc.) l’indique bien. « Hæc subtilior quam turpitudo aut stultiloquium ; nam ingenio nititur ; » χάρις ἄχαρις, comme Chrysostome caractérise heureusement εὐτραπελία ; et Jérôme : « De prudenti mente descendit, et consulto appetit quædam vel urbana verba, vel rustica, vel turpia, vel faceta. » Je ne trouverais à redire, dans cette dernière citation, qu’aux mots « rustica, vel turpia », qui appartiennent plutôt aux autres formes injurieuses de la langue qu’à celle dont il s’agit ici. Toujours, comme le remarque Chrysostome, l’εὐτράπελος ἀστεῖα λέγει et garde constamment le souvenir de ce qu’a dit Cicéron (De Orat. 2.58) : « Hæsec ridentur vel maxime, quæ notant et designant turpitudinem, aliquam non turpiter. » Il trafique en χάριτες, mais, selon le langage énergique du fils de Sirach, en χάριτες μωρῶν (Sira.20.13). Politesse, raffinement, connaissance du monde, aplomb, esprit, tout cela lui appartient ; — tout cela, il est vrai, au bénéfice du péché, non au service de la vérité. Le vieux prodigue, dans le Miles gloriosus de Plaute (iii, 1, 42-52), qui se glorifie, et non sans raison, de son esprit, de son élégance, de ses belles manières (« cavillator lepidus facetus »), est trait pour trait l’εὐτράπελος ; et quand on se rappelle que l’εὐτραπελία n’est qu’une fois réprouvée expressément et par nom dans l’Écriture, et même défendue à des Ephésiens, il n’est pas d’un médiocre intérêt de trouver notre vieillard déclarant qu’il fallait bien s’attendre à toutes ces prodigalités de sa part, puisqu’il était Ephésien de naissance : « Post Ephesi sum natus ; non enim in Apulis, non Animulæ. »

Ainsi donc, si tous les termes traités plus haut s’appliquent à des péchés de la langue, c’est pourtant avec cette différence, — que dans μωρολογία, c’est la folie, dans αἰσχρολογία, la turpitude, dans εὐτραπελία, la subtilité du discours que l’on indique et que l’on dénonce particulièrement.

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