La nuée de témoins

3. L’Église du « Réveil » social

Introduction

La notion du Royaume de Dieu, remise au jour, telle une ville désensablée, par le « Réveil » théologique, obligea les églises à réfléchir sur le sens étymologique du terme christianisme. On y retrouve le vocable christos, qui fut un nom commun, avant d’être un nom propre ; c’est la traduction grecque du mot hébreu qui signifie : messie, ou oint, « consacré » (par le symbole de l’huile sainte répandue sur la tête), « mis à part, élu ». Christianisme, ou Messianisme, c’est tout un : il s’agit d’un hommage à Jésus en sa qualité de Christ ou de Messie.

Pour découvrir le sens de ce titre, il est inutile de consulter le monde antique, pour qui l’« Age d’or », loin d’être situé dans l’avenir, appartenait au passé. La notion d’un Messie est l’apanage du peuple hébreu. Pour la comprendre, il faut donc la situer dans son ambiance originale et sous le seul éclairage qui lui convienne, celui de la piété israélite. On se fourvoie, quand on interroge, sur ce point, des théologiens formés par la philosophie grecque. Ceux-ci, en effet, quand ils disaient : « Jésus-Christ », ne pensaient nullement au Messie ; ils évoquaient le « Fils unique » de Dieu, éternellement engendré par « le Père ».

Sans doute, rien n’est plus émouvant, ni plus respectable, que le séculaire effort des métaphysiciens ecclésiastiques pour élaborer, en hommage au Sauveur, une formule intellectuelle de sa divinité. L’instinct qui les poussait dans cette voie correspondait à une expérience vivante, sur le terrain de la foi évangélique, et de ces réalités spirituelles qui appartiennent au royaume du surnaturel moral. Si le dogme de la déité du Christ signifie que le genre humain saisit en lui la présence de l’Esprit rédempteur, la Présence de Celui qui est Lumière et Amour, comment ne pas s’écrier avec l’apôtre Thomas : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » Il ne déclare pas : Tu es Dieu ! mais bien : Tu es MON Dieu ! Voilà quelle fut l’attitude spontanée de l’âme chrétienne devant le Révélateur, et elle sera maintenue jusqu’à la fin des siècles.

Mais les théologiens de formation grecque aiguillèrent le dogme vers d’autres horizons. Le titre d’honneur : « Jésus le Messie » fut, d’abord, un hommage à la personnalité spirituelle du Christ ; on en fit, plus tard, un hommage à sa personne métaphysique. Changement de climat pour le christianisme ! Les géologues racontent que la calotte glaciaire du pôle, quand elle augmentait en étendue, refroidissait l’atmosphère du globe : faunes et flores se transformaient. Un phénomène analogue se produisit dans l’Eglise, quand elle fut envahie par le doctrinarisme philosophique ; alors s’étiola graduellement le messianisme. La formule immense : Jésus le Christ se condensa en deux noms propres, accolés par un tiret : Jésus-Christ.

Désormais, pour comprendre le Sauveur, on n’avait plus besoin de consulter l’enseignement des prophètes ou le témoignage des évangélistes ; on se tournait vers les Pères de l’Eglise, et les docteurs de l’ortho-doxie, ou de l’opinion-droite. L’essentiel était de posséder la croyance établie, l’interprétation officielle, la vérité imposée par le clergé. Car celui-ci en vint à créer le délit d’hérésie intellectuelle, plus impardonnable que l’hérésie... morale. La Bible entière semble dominée par un autre idéal : non celui de la formule exacte, mais de la conduite pure et fraternelle ; non de l’ortho-doxie, mais de l’ortho-praxie, ou action-droite ; non l’idéal du credo récité, mais de la charité pratiquée.

Voilà, précisément, les axiomes qui refleurirent avec la notion retrouvée du Royaume de Dieu. En s’affirmant, en se propageant, ils créèrent dans l’Eglise un état d’âme, à la fois enthousiaste et austère, qui se manifesta sous la forme du christianisme social.

Ce terme n’est pas heureux ; car toute épithète spéciale, ajoutée au substantif, quand il s’agit du « christianisme », enlève à celui-ci quelque chose de sa plénitude. Mais il est des expressions qu’il faut savoir employer, pour un temps, c’est-à-dire aussi longtemps qu’elles sont nécessaires au rétablissement de la vérité. Si, par exemple, un certain christianisme, réputé seul authentique et légitime par ses propagateurs, est avant tout un christianisme doctrinal, ou ritualiste, ou autoritaire, c’est-à-dire un christianisme à épithète, il est indispensable de rétablir la balance en affirmant les droits d’un christianisme plus simple, plus conforme à l’Evangile primitif, et auquel on appliquera le qualificatif de « social ». Cela, uniquement, pour le distinguer des christianismes divers qui placent ailleurs leur centre de gravité ; car, s’il y a un christianisme ecclésiastique et hiérarchisé, il y a également un christianisme mystique et sentimental, ou un christianisme politique, soutien de l’Etat, ou un christianisme impérialiste, voire militariste.

Le christianisme « social » s’affirme dans une autre direction. Mais on se tromperait fort, si on lui attribuait un moindre souci de la vie intérieure et des réalités religieuses. Le chrétien dit « social » est un homme qui répète avec l’apôtre : « J’ai été saisi par Jésus-Christ ! » Il s’incline devant le resplendissement de la personnalité libératrice du Sauveur ; celui-ci lui apparaît comme le Chef prédestiné de l’humanité ; et, autour de cette âme royale, il voit s’élargir, en orbes de lumière, un Royaume de l’esprit, plus vaste que l’ensemble des églises. Si le Fils de l’homme a sa place dans le Sanctuaire, elle n’est pas moins marquée dans le Parlement ou dans l’Université, dans le domaine industriel ou commercial. Le chrétien « social » devient tel, à force de loyalisme envers le Christ ; et le christianisme « social » n’est que le rayonnement invincible du christianisme spirituel. Il en manifeste non seulement l’inépuisable radioactivité, mais l’énergie propulsive et la puissance d’explosion.

Adversaires et amis du christianisme social se méprennent, souvent, sur sa véritable essence. D’une part, les chrétiens traditionalistes affirment qu’il ne présente rien de nouveau, puisque l’Eglise a toujours préconisé l’aumône et pratiqué la bienfaisance. D’autre part, des chrétiens plus révolutionnaires soutiennent que l’Evangile intégral s’identifie avec le programme socialiste, et vise à modifier radicalement le régime actuel de la propriété, incompatible avec l’amour et la justice.

Mais, en réalité, le christianisme social correspond, avant tout, à une intuition vive et courageuse de la Religion, celle qui fut révélée par les prophètes et incarnée dans le Messie. Elle se résume en deux points : 1) L’Esprit est présent dans mon âme. Affirmation du christianisme spirituel, – non « individualiste », mais « individuel ». 2) L’Esprit est présent dans l’âme de mon prochain. Affirmation qui entraîne une activité sociale, car les présentes conditions de l’existence matérielle, ici-bas, empêchent des multitudes immenses de s’épanouir spirituellement. Il faut donc détruire ces obstacles, à la fois par pitié envers Dieu et par pitié envers l’homme. La tâche est de faire jaillir, en chaque personnalité, une flamme étouffée sous la cendre.

Le christianisme social est donc, essentiellement, individuel et religieux ; il prend au sérieux l’enseignement du Christ : « Voici le premier commandement : Aime Dieu ! » Sans doute, Jésus ajouta que le deuxième commandement est semblable au premier ; mais il ne prétendait pas les placer au même niveau ; selon sa coutume, il parlait paradoxalement. L’apôtre employait un langage analogue, lorsqu’il déclara que, dans l’Eglise de l’égalité fraternelle, « il n’y a plus ni être masculin, ni être féminin ». Affirmation saugrenue, si elle était prise littéralement.

Sachons interpréter, avec le même bon sens, l’affirmation de Jésus : « Il n’existe pas de différence entre le premier et le second commandement. » Si c’était vrai, ils ne seraient plus deux, mais un ; on ne parlerait plus de « premier », ni de « second ». En réalité, le Christ n’a point voulu suggérer que l’amour pour le prochain est identique à l’amour pour Dieu. D’ailleurs, aucune conscience religieuse n’accepterait une devise de ce genre : « Tu aimeras ton frère de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée, de toute ta force, et tu aimeras Dieu comme toi-même. »

Le premier commandement correspond à l’article fondamental de la Charte spiritualiste : « L’Esprit est présent dans mon âme. » Le deuxième commandement correspond à l’article suivant : « L’Esprit est présent dans l’âme de mon prochain. » Bref, Jésus a proclamé que les deux commandements du Sommaire de la Loi doivent être, pour son disciple, non identiques, mais inséparables.

Repensé par Jésus, et promulgué à nouveau par lui, le Sommaire nous parvient ainsi à travers son cœur, et chargé des effluves de son âme. C’est dans sa communion que s’opère pour les chrétiens, la soudure entre le premier et le deuxième commandement. D’abord, parce qu’il adorait  en Dieu un Père, et enseignait aux hommes à le prier comme tel ; or, les enfants du même père sont tous frères. De plus (et c’est ici l’apport particulier de l’Evangile en ce domaine) la notion du « Fils » est le trait d’union, pour les chrétiens, entre la notion du Père et la notion des Frères.

Le « Fils unique » du Père est le « Frère aîné » des frères ; ces deux expressions bibliques illuminent le champ du christianisme social. Celui-ci représente un effort total de l’âme pour contempler le ciel et la terre à travers le Fils, à travers l’attitude filiale adoptée par lui, et qui reste sa caractéristique immortelle dans l’histoire. C’est une attitude morale et religieuse, choisie, conquise, maintenue par lui « jusqu’à la mort et jusque la mort de la croix », une attitude spirituelle qui l’obligeait, tout ensemble, et envers le Père et envers les Frères.

De là deux conséquences capitales, l’une pour la « Foi » de l’’Eglise, et l’autre pour sa « Vie ». La première peut s’énoncer ainsi : Le Fils est le consacré par excellence ; – « Fils de Dieu » par l’obéissance au premier commandement ; – « Fils de l’homme » par la soumission au second, qui n’en diffère point.

D’autre part, sur le terrain de la Vie, et de la conduite pratique, les chrétiens affirmèrent une conception neuve du service de Dieu : l’adoration pour l’Eternel doit, toujours, être accompagnée du sacrifice pour le prochain. Il faut même aller plus loin et conclure : secourir les souffrants, les opprimés, c’est rendre un culte au Très-Haut.

Bref, qui prie, aime ; et qui aime, aide ! Cette formule condense les deux commandements où se résume l’idéal évangélique.

Telles sont les intuitions générales qui inspirèrent deux lumineuses personnalités : la quakeresse Elisabeth Fry et le prêtre Alphonse Gratry. Dans l’église organisée, ils représentent les deux pôles opposés de la théorie ecclésiastique : la thèse du spiritualisme anti-sacramentaire et la thèse du romanisme papal. Songez à George Fox et à Grégoire VII ! Pourtant, sur le terrain de l’expérience morale et de la vie religieuse, ils furent deux incomparables témoins, et deux pionniers, du christianisme social. Elisabeth Fry, dans le domaine de l’action ; Gratry, dans le domaine de la pensée. Quelques passages de son commentaire sur saint Matthieu, seront la plus efficace préparation aux chapitres suivants :

« Les âmes des enfants sont d’abord pénétrées d’infini et de perfection... Que dire de mon étonnement, de mon abattement et de ma douleur, le jour où j’appris qu’il y avait des pauvres, des mères et de petits enfants qui avaient faim et demandaient leur pain ! Et lorsque, aussitôt décidé à tout faire afin qu’il n’en fût plus ainsi, l’on m’arrêta, et l’on m’apprit qu’il en avait été ainsi dans tous les temps, et qu’on n’y pouvait rien changer, ô Dieu ! ô maître bien-aimé ! le grand soulèvement d’âme que je sentis alors, et qui me vint de vous, de vous. Seigneur, présent dans mon âme innocente, fut peut-être le commencement de votre appel, et de l’attrait qui m’a conduit à vous, comme un ouvrier de votre œuvre.

» Oui, l’on dit aux enfants qu’il faut s’habituer aux larmes et aux souffrances d’autrui. Puis qu’il faut se soumettre aux injustices qu’on ne peut empêcher.

Puis qu’il faut de son mieux chercher son intérêt. Puis aussi que l’on peut mentir. Et enfin que le vice est bon.

» … Est-il donc impossible de croire qu’un âge viendra, sur notre terre, où les grandes folies, les grands aveuglements, les grandes iniquités et atrocités cesseront ; un âge où la sanglante fureur des guerres et la cruelle folie du luxe, et la détestable folie du pouvoir absolu ; où les iniquités impies du servage et de l’esclavage, et les mille formes de la spoliation, et violente et savante ; où l’organisation du mensonge par la force écrasante de la presse ; où l’effroyable et satanique aveuglement qui méprise et qui oublie Dieu, où l’entraînement général des grossières et mortelles passions, débridées et lancées par l’ignorance et l’impiété ; où tous ces douloureux crucifiements du Christ auront enfin cessé, non pas absolument et dans chaque âme, mais du moins dans l’ensemble des sociétés humaines. Gloire à Dieu ! j’espère toutes ces choses. Frères bien-aimés qui vivrez alors, souvenez-vous de moi, et priez Dieu pour moi ! »

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