Transportons-nous à Jérusalem sept semaines après la Passion. La ville sainte, envahie par une foule de pèlerins accourus de toutes parts, célèbre de nouveau une imposante solennité religieuse : c’est le jour de la Pentecôte. Alors, se présentant avec ses collègues devant ce même peuple qui avait dit : « Crucifie ! » Pierre prononce un discours si impressif que trois mille personnes se convertissent au Seigneur en ce jour-là et se joignent aux apôtres. (Actes 2.41) L’Eglise chrétienne était fondée. Et cette fructueuse prédication n’avait pour thème ni les enseignements sublimes du sermon sur la montagne, ni les captivantes paraboles du royaume des cieux ; elle se résumait dans cette seule affirmation :
« Ce Jésus que vous avez crucifié, Dieu l’a ressuscité des morts ; nous en sommes tous témoins. »
Telle est aussi la déclaration fondamentale sur laquelle nos quatre évangiles sont d’accord. Mais on conçoit qu’il y ait entre eux de nombreuses divergences de détail. Comment les premiers disciples auraient-ils eu l’idée de noter méthodiquement et de classer dans un ordre rigoureux les multiples incidents de ces glorieuses journées ? Les heures ne comptaient plus. Ils avaient passé si brusquement de la plus profonde douleur à la joie la plus intense qu’ils en avaient perdu en quelque mesure la notion du temps. Voilà pourquoi les récits sacrés, loin de nous offrir un procès-verbal minutieux et par là même suspect, ont encore toute la fraîcheur, l’exubérance et aussi jusqu’à un certain point l’incohérence des impressions premières.
« Béni soit Dieu, écrira plus tard saint Pierre en songeant à ces semaines inoubliables, béni soit Dieu qui nous a fait renaître par la résurrection de Jésus-Christ d’entre les morts. » (1 Pierre 1.3)
Le témoignage de saint Paul, 1 Corinthiens 15, n’est pas moins remarquable. Certains membres de l’Eglise de Corinthe, trop fidèles à l’esprit grec, étaient obstinément réfractaires à la doctrine juive et chrétienne de la résurrection des corps. Comment l’apôtre s’y prend-il pour les ramener à des vues plus saines ? Il leur remet en mémoire ce qu’il leur a prêché naguère, l’Evangile qu’ils ont accepté avec foi, et il n’a pas de peine à montrer leur inconséquence :
S’il n’y a point de résurrection des morts, Christ non plus n’est pas ressuscité. Et si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est donc vaine, et votre foi aussi est vaine. Il se trouve même que nous sommes de faux témoins à l’égard de Dieu, puisque nous avons témoigné contre Dieu qu’il a ressuscité Christ, tandis qu’il ne l’aurait pas ressuscité si les morts ne ressuscitent point. (1 Corinthiens 15.13-15)
Toute son argumentation repose donc sur ce fait, hors de doute à ses yeux, que Jésus est sorti vivant du tombeau le troisième jour. Aussi a-t-il soin tout d’abord d’établir solidement cette base par une véritable accumulation de preuves : « Je vous ai enseigné, dit-il, ce que j’avais reçu moi-même. » Nous savons, en effet, par l’épître aux Galates (Galates 1.18-19) que, trois ans après sa conversion, environ dix ans après la mort du Christ, Saul de Tarse s’était rendu à Jérusalem pour faire la connaissance des apôtres et s’instruire plus à fond des circonstances de la vie de Jésus. Hôte de Simon Pierre (Céphas) pendant « quinze jours, » il avait eu des entretiens prolongés et intimes avec lui, ainsi qu’avec « Jacques, le frère du Seigneur ; » et il avait recueilli de leur bouche des renseignements précis qu’il résume en ces termes :
« Je vous ai enseigné avant tout, comme je l’avais aussi reçu, que Christ est mort pour nos péchés, selon les Ecritures ; qu’il a été enseveli et qu’il est ressuscité le troisième jour, selon les Ecritures ; et qu’il est apparu à Céphas, puis aux douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois, dont la plupart sont encore vivants et dont quelques-uns sont morts. Ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. Après eux tous, il m’est aussi apparu à moi, comme à l’avorton ; car je suis le moindre des apôtres, je ne suis pas digne d’être appelé apôtre, parce que j’ai persécuté l’Eglise de Dieu. » (1 Corinthiens 15.3-9)
Voilà une énumération qui, par son authenticité incontestable et incontestée, sa date si rapprochée des événements, sa netteté épigraphique, vaut bien les inscriptions monumentales au moyen desquelles on restitue aujourd’hui l’histoire ancienne de l’Orient. Plutôt que d’entamer ce roc, la critique négative y usera sa lime.
Que l’incrédulité de notre siècle se soit acharnée contre le miracle du jour de Pâques, on pouvait s’y attendre. Un sûr instinct lui disait qu’aussi longtemps que ce boulevard de notre foi serait debout, la religion chrétienne demeurerait la plus grande puissance du monde, et que, du jour où l’on réussirait à le démanteler, le souhait de Voltaire : « Ecrasons l’infâme ! » serait virtuellement accompli. Aussi a-t-elle concentré sur ce fait ses plus savants efforts et livré les plus formidables assauts à son historicité. Lutte vraiment titanesque, aux péripéties mouvementées, au cours de laquelle l’irréligion a sonné plus d’une fois le glas funèbre du christianisme. On y a vu aux prises les plus illustres Goliaths de l’incroyance, les Strauss, les Baur, les Renan, et les plus vaillants d’entre les fidèles, moins connus, moins aguerris peut-être que leurs rivaux, et forts surtout de l’excellence de leur cause, mais armés de la fronde de David. L’issue générale n’est plus douteuse. Il n’est pas de théologien compétent qui ne soit prêt à reconnaître, en l’an de grâce où nous vivons, que la victoire, en somme, est restée à l’Evangile.
Rien n’est plus instructif que les évolutions auxquelles la critique négative a dû se résoudre pendant ces longs débats. Que de fois elle a été obligée de changer de tactique et d’abandonner ses anciennes positions, démontrées intenables par la science non-croyante elle-même ! Il vaut la peine de mesurer le chemin parcouru et de marquer à grands traits les phases de la bataille.
Ecartons d’abord la vieille opinion du rationalisme vulgaire, expliquant le retour de Jésus à la vie par la cessation d’un simple évanouissement. Sa mort n’aurait été qu’apparente, et le parfum des aromates joint à la fraîcheur du tombeau, l’aurait tiré de sa léthargie. Mais alors, convenez-en, c’était un homme « fini » à tous les points de vue, et l’on ne comprend guère l’enthousiasme des apôtres. Si leur Maître, à demi-mort des suites de la crucifixion, s’était traîné péniblement dans quelque retraite du voisinage pour s’y faire soigner par eux, quelle pitié ils eussent éprouvée ! Nous admirons la crânerie de M. Paul de Régla, qui a osé, en 1891, reprendre à son compte cette explication désespérée, que les mordantes critiques de Strauss avaient déjà réduite à néant. C’est bien d’elle qu’on peut dire : on la croyait morte, elle n’était qu’évanouie, mais elle ne survivra pas à ses blessures !
La science négative a employé tour à tour, ou même simultanément, trois principaux moyens d’attaque : l’hypothèse mythique, celle de la fraude et celle des hallucinations.
On sait avec quelle habileté D. Strauss a développé la première, en partant de l’idée que toutes les religions ont leurs légendes et que le christianisme ne saurait faire exception. Cependant, si l’on compare nos Evangiles avec les traditions fabuleuses de n’importe quel pays, y compris les légendes chrétiennes nées dans les trois premiers siècles de l’Eglise, on est frappé de la différence. On est surpris de trouver les premiers si sobres, si purs, si chastes, si simples, si pleins de dignité et de grandeur, tandis que ces légendes, dont quelques-unes sont aimables et gracieuses, sont pour la plupart puériles, grotesques, pour ne pas dire ridicules ou immorales.
Et puis, qu’est-ce que des mythes ? Ce sont des récits merveilleux dont l’origine se perd dans la nuit des temps, qui se transmettent de génération en génération, s’embellissent et s’amplifient, jusqu’à former bientôt tout un ensemble poétique qu’on appelle une mythologie. Et qui en sont les auteurs ? Tout le monde et personne. Nul n’en est responsable, nul n’en est coupable : ils naissent, pour ainsi dire, spontanément du sein de l’imagination populaire.
Il n’en va pas de même des récits sacrés de la résurrection. Ils se rapportent à des faits qui rentrent de plein droit dans le domaine historique, à des faits qu’on a pu voir, constater, vérifier, et dont la fausseté, si c’était le cas, eût été aisément démontrée par les contemporains. A l’inverse des légendes, qui sont toujours anonymes, ils ont des auteurs bien déterminés, dont nous connaissons les noms, la profession, le caractère, la vie : c’est Pierre, Jacques, Jean, Paul, Luc, Matthieu et leurs collègues, des hommes qui, loin de nous dire qu’ils se bornent à mettre par écrit les contes qu’on leur chantait dans leur enfance pour les endormir, affirment avec solennité qu’ils nous annoncent « ce qu’ils ont vu de leurs yeux, ce qu’ils ont entendu de leurs oreilles, ce qu’ils ont touché de leurs mains, » (1 Jean 1.1), des hommes, par conséquent, qui prennent sur eux-mêmes toute la responsabilité de ces prétendues légendes. Pierre le déclarait au sanhédrin peu de semaines après la Passion :
« Nous ne pouvons pas ne point parler des choses que nous avons vues et entendues. » (Actes 4.20)
On le sent, la question est bien changée. Comme Strauss dut en convenir, pressé par les critiques de Baur, chef de l’école négative de Tubingue, il n’est pas permis de voir dans nos Evangiles des mythes ordinaires. Dites, si vous voulez, que ce sont « des fables astucieusement composées » par les apôtres ; dites que ce sont des romans inventés à plaisir pour séduire le monde, mais ne venez plus nous dire que ce sont de naïves et d’innocentes légendes !
L’incroyance n’a pas reculé devant cette hypothèse de la fraude, déjà mise à la mode au siècle dernier. Fanatisés par l’éloquence de leur Maître, les disciples auraient d’abord résolu de le proclamer roi ; mais, ayant échoué dans ce premier dessein, ils auraient conçu le projet de le faire passer pour un dieu, entreprise dont l’audace fut plus tard couronnée de succès. Au reste, de son vivant, Jésus se serait complaisamment prêté à leur idée, après les avoir subjugués eux-mêmes à l’aide d’artifices dont il avait le secret. Voyez sa transfiguration ! Si vous en croyez M. Paul de Régla, ce fut « une scène d’hallucination suggestive : »
« Jésus s’était décidé à frapper un grand coup sur l’imagination de trois de ses principaux disciples, Pierre, Jacques et Jean, qui subissaient avec le plus de facilité son influence magnétique. »
Et la résurrection de Lazare ? C’était, selon Renan, une scène de mystification arrangée d’avance par la famille de Béthanie, avec la complicité du Seigneur et de ses disciples. Les deux sœurs affligées ne font que réciter un rôle appris par cœur. Et quand Jésus verse des larmes sur la tombe de son ami, et élève les yeux au ciel dans une ardente prière, tout cela n’était qu’une feinte, une habile mise en scène. Il s’agissait de faire un coup d’éclat, qui frappât l’esprit de la foule : le tour était joué ! Que Renan ait pu s’arrêter à cette « pauvre alternative, » dirons-nous avec Strauss lui-même, « il y a vraiment lieu de s’en étonnerc. »
c – Nouvelle vie de Jésus, 1864, tome I, p. 136.
Je demande s’il est possible que les apôtres aient voulu nous tromper ? Ne parlons pas de notre Seigneur lui-même ; ne mêlons pas à cette discussion le nom adorable du Maître ; son caractère est à l’abri de toute atteinte : ce serait déjà lui faire injure que de répondre autrement que par le silence aux indignes soupçons dont il est l’objet. Parlons seulement des disciples, semblables à nous, hélas ! même dans le mal, et qu’il nous est permis de juger sans offenser personne. Encore une fois, est-il possible qu’ils aient voulu nous tromper ? Poser la question, c’est la résoudre. Il n’est pas un homme doué de sens et d’impartialité, qui ne réponde sans hésitation que cela est impossible.
Singuliers trompeurs, en vérité ! Des hommes dont la bonne foi est telle qu’ils se dépeignent à nous sous un jour plutôt défavorable, des hommes qui nous dévoilent naïvement leurs misères, leurs défaillances, et nous racontent combien souvent ils ont attristé leur Maître, combien de fois ils l’ont déshonoré et même renié !… Eux, nous tromper ? Et pourquoi faire ? Quel intérêt avaient-ils à la chose ? Qu’ont-ils gagné à prêcher l’Evangile au monde ? Ils ont soulevé des tempêtes, ils ont irrité les nations, ils se sont attiré des haines et des maux sans nombre, des persécutions et des ignominies ; l’un après l’autre ils ont subi le martyre à cause des faits dont ils rendent témoignage. Et ils auraient affronté tous ces périls, enduré toutes ces douleurs, pour s’être obstinés envers et contre tous à soutenir un odieux mensonge qu’ils auraient créé de toutes pièces le sachant et le voulant ? Et ce mensonge aurait servi de point d’appui à la morale la plus pure, la plus élevée, la plus parfaite que les hommes aient jamais connue ; ce mensonge aurait converti les pécheurs et renouvelé la face du monde ?
Espérons qu’une telle hypothèse, celle-là du moins, a fait son temps, et qu’on n’en parlera plus que comme d’un phénomène, qui montre jusqu’où peuvent aller les aberrations de l’esprit humain.
La tâche de la science est d’expliquer la foi des premiers disciples. Ils ont cru de toute leur âme à la résurrection de leur Maître, et c’est de là qu’il faut partir. Ainsi pensait Baur, et l’on ne pouvait poser mieux la question. Il restait à l’école négative un troisième expédient, sorte de moyen terme entre les deux autres. Strauss, avec sa géniale souplesse, eut le talent de le découvrir et d’en tirer une arme nouvelle : il substitua à son point de vue mythique la fameuse « théorie des visions » qui a fait fortune jusqu’à nos jours.
A l’heure qu’il est, on nous accorde volontiers que les apôtres ont été des gens honnêtes et sincères, qui n’ont jamais eu l’idée de tromper leur monde ; mais on prétend qu’ils nous ont abusés sans le vouloir, parce qu’ils se sont abusés eux-mêmes les premiers. En effet, nous dit-on, dans plusieurs circonstances de leur vie, ils ont été en proie à une espèce de délire ou d’extase : les oreilles leur ont tinté, leurs yeux ont eu des éblouissements. Un soir, réunis dans une chambre haute, ils se lamentaient sur la fin tragique de leur Maître, quand soudain ils se figurèrent qu’il apparaissait lui-même au milieu d’eux et leur disait : « La paix soit avec vous ! » Et comme ils doutaient encore, ils « crurent voir » qu’il leur montrait ses mains et son côté percés, et « crurent entendre » qu’il leur reprochait leur manque de foi.
Des scènes analogues se répétèrent à plusieurs reprises. L’une, entre autres, fut particulièrement remarquable. Ils étaient « cinq cents frères » assemblés en un même lieu, lorsque tous ensemble et à la même minute, obéissant à je ne sais quelle fascination étrange, ils crurent de nouveau voir Jésus présent au milieu d’eux. Enfin, quarante jours après la Passion, se trouvant sur la montagne pour y recevoir (du moins ils le croyaient) ses dernières volontés, ils s’imaginèrent d’un commun accord le voir se soulever de terre, monter vers le ciel et disparaître derrière un nuage…
Et telle serait, d’après la science à la dernière mode (ou plutôt l’avant-dernière comme nous allons voir), l’origine authentique et la vraie base de la religion chrétienne. O bienheureuse hallucination ! Comme le genre humain doit s’en féliciter ! Sans elle où en serait le monde ?… C’est donc grâce à elle que les apôtres, de lâches qu’ils étaient, devinrent des héros, et consacrèrent leur vie à l’établissement du règne de Dieu sur la terre ; grâce à elle qu’une ère nouvelle s’est levée dans l’histoire, grâce à elle que nous ne sommes plus païens à cette heure ! Et voilà deux mille ans bientôt que les destinées de notre globe seraient suspendues à une illusion d’optique dont furent les jouets quelques pêcheurs galiléens !… Eh bien, le bon sens proteste. Il suffit à lui seul (si on daignait l’écouter !) pour faire bonne justice d’une pareille hypothèse, qui remplace le surnaturel chrétien, source de lumière et de vie, par un merveilleux de fantaisie où le dérangement d’esprit a le rôle d’honneur.
Je sais bien que l’exaltation religieuse opère parfois des prodiges et que la « théorie des visions » allègue en sa faveur certaines analogies historiques bien constatées. On a vu des cas d’hallucinations collectives, où même des foules étaient saisies par la contagion, entre autres chez les Camisards ; de sorte que l’apparition du Christ aux « cinq cent frères » peut elle-même, nous dit-on, s’expliquer de façon naturelle. Mais il ne suffit pas que deux phénomènes soient analogues pour qu’on ait le droit de conclure à leur parenté. Une explication vraiment scientifique ne se borne pas à les comparer en gros ; ce qui lui importe, c’est d’établir leur genèse, en étudiant surtout leur commencement et leur fin. Sans cela, le problème n’est pas résolu, mais éludé. Lorsque deux incendies éclatent un jour d’orage, et qu’il est prouvé après coup que l’imprudence humaine a causé l’un d’eux, s’ensuit-il que l’autre n’a pas été allumé par le feu du ciel ?
Admettons que les grandes crises religieuses aient pour trait commun l’enthousiasme mystique accompagné d’apparitions, réelles ou prétendues : ce trait commun se compose de deux éléments, l’un interne, l’autre externe, et la question est précisément de savoir lequel a la priorité, lequel des deux est à l’origine de l’autre. Or, s’il est avéré que, dans la plupart des cas, la surexcitation nerveuse précède et explique les apparitions, il en fut tout autrement au début de l’Eglise chrétienne. Loin d’être exaltés ou enivrés d’espoir après la mort de leur Maître, les apôtres étaient plongés dans un morne abattement, déprimés par une amère déception. Les disciples d’Emmaüs s’en retournaient chez eux pleurant leurs illusions perdues. Thomas, absent lors de la première apparition de Jésus, refusait de croire ses collègues tant qu’il n’aurait pas touché du doigt les marques des clous aux mains du Crucifié. Bref, leur état d’âme était tout juste l’inverse de celui qui crée les extases béatifiques. Voilà un premier fait contre lequel se heurte et se brise la théorie des visions.
Il en est un second. Quand les foules sont transportées par un pieux délire, l’excitation grandit de jour en jour, et même d’année en année, jusqu’au moment de sa plus forte intensité, après quoi elle fait long feu et s’éteint graduellement. Dans l’histoire évangélique, au contraire, une dizaine d’apparitions se succèdent dans l’espace de quelques semaines, puis… plus rien ! elles cessent brusquement dix jours avant Pentecôte. Il faut donc que leur cause ait été supprimée, de façon ou d’autre, à cette date précise, dénouement dont l’Ascension rend compte à merveille, mais qui demeure inconcevable dans l’hypothèse d’hallucinations purement imaginaires, d’autant plus que c’est seulement à Pentecôte que le peuple s’écrie, en voyant les disciples : « Ils sont pleins de vin doux ! » (Actes 2.13) Comment leur enthousiasme expliquerait-il les apparitions, puisqu’il vrai dire il ne se manifeste qu’après qu’elles ont pris fin ?
Aussi bien, l’insuffisance de cette hypothèse est reconnue aujourd’hui par tous les théologiens sérieux, même opposés à la notion du miracle. Ils ont jugé nécessaire d’améliorer la théorie en vogue et de la rendre plus acceptable en faisant de nouvelles concessions à l’orthodoxie. La foi des apôtres, ont-ils dit, n’a pu naître des illusions de leurs sens, et les « visions » qu’ils ont eues correspondaient à quelque chose de réel. Mais quoi ?… Voilà le point difficile, quand on veut éviter à tout prix la seule solution viable, celle de l’Evangile ! Et l’on s’ingénie à trouver un biais quelconque ; on propose ceci, puis cela, en attendant mieux, et c’est à force de tâtonnements et d’essais que, bon gré mal gré, on se rapproche de la vérité.
Les uns ont supposé une action spéciale de la Providence ; d’autres une influence directe, mais toute spirituelle du Christ défunt sur l’âme des disciples ; enfin, plus récemment encore, cette marche ascendante a amené certains critiques… presque à la foi de l’Eglise. Un des chefs les plus autorisés du protestantisme libéral de la Suisse allemande, M. le professeur C. Furrer, de Zurich, a déclaré ceci dans l’une de ses conférences sur L’avenir de la religion :
« La foi des disciples au Christ ressuscité ne saurait s’expliquer par de simples visions ; Jésus-Christ vivant leur est réellement apparu : la résurrection est la manifestation d’un ordre de choses supérieur dont la nature et les lois nous échappent comme à un aveugle les couleurs. »
A part le mot de « résurrection, » qui prête ici à l’équivoque et signifie simplement survivance, il y a parfaite harmonie entre ce credo et celui des premiers chrétiens.
Ainsi donc, au terme de son évolution, la science moderne se voit obligée d’admettre la réalité des apparitions de Jésus après sa mort. Quel chemin parcouru depuis un demi-siècle, alors que nos Evangiles n’étaient qu’un tissu de légendes !
Toutefois, un dernier pas reste à franchir. Plus la critique nous réjouit par ses aveux de fraîche date, plus nous sommes surpris qu’elle hésite encore et recule devant le tombeau vide du Christ. Ce n’est plus pour elle, après tout, qu’une question de degré et c’est le point capital du témoignage apostolique. Ayant fini par accepter une partie du surnaturel chrétien, — les apparitions de Jésus défunt, — elle aurait mauvaise grâce à s’inscrire en faux contre l’autre partie, inséparable de la première : sa résurrection corporelle. Ce point de vue mitoyen, où l’on affirme d’un côté ce qu’on nie de l’autre, nous paraît le plus vague, le plus illogique de tous. On l’appelle « juste milieu » : est-ce peut-être par ironie ? Loin de rendre plus intelligibles les récits sacrés, il les embrouille là même où ils sont le plus clairs. On erre dans un monde semi-fantastique, où le rêve et la réalité s’entremêlent si bien qu’on ne sait plus à quoi se prendre ni à qui se fier, et qu’on sent se dissoudre peu à peu la certitude qu’on croyait avoir. On nous dit que Jésus a expiré sur la croix, l’hypothèse de l’évanouissement étant écartée, et l’on nous assure que, plus tard, il s’est montré en personne à ses disciples… Ne manque-t-il pas un chaînon entre ces deux faits ? N’y a-t-il pas solution de continuité ? Comment ce mort est-il de nouveau vivant ? On nous répond que cette forme qui apparaît, c’est son esprit : Jésus serait alors, non le « Ressuscité, » comme l’ont pensé les apôtres, mais, ainsi que nous l’écrivait un spirite, « l’auguste revenant divin. » Jean Aicard évoque la même idée dans son poème sur Jésus :
Soutiens notre chair faible, ô fantôme céleste !
Et pourtant la critique avoue que la foi des disciples ne peut reposer sur une illusion ! Quoi qu’elle en dise, l’illusion subsisterait encore à la base du christianisme, car jamais les apôtres n’eussent fondé l’Eglise s’ils n’avaient été convaincus de l’identité du corps crucifié de leur Maître et de cette forme qui leur apparaît sous son nom.
Il est vrai qu’au premier moment (Luc 24.37) ils crurent, en effet, voir un « fantôme : » que n’ont-ils persisté dans celle opinion, qui seule serait exacte ! Et ce qu’il y a de plus fort, c’est que ce fantôme fait tout pour leur persuader qu’il n’est pas un fantôme :
« Un esprit, leur dit-il, n’a ni chair ni os. (Luc 24.39) Mets ta main dans mon côté et ne sois plus incrédule, mais crois. (Jean 20.27)
Si donc les apôtres se sont trompés, c’est parce qu’ils ont été détrompés ; en d’autres termes, — il faut bien mettre les points sur les i, — parce que le Seigneur lui-même les aurait trompés !
« Ah ! mais, nous dit-on, ce détail n’est sans doute pas historique. » — On connaît le procédé : « Voilà un récit qui nous gêne… Déclarons-le inauthentique ! » Oui, quand il s’agit d’un texte isolé, cette « manière forte » peut réussir ; mais, quand ils se pressent par douzaines, comme c’est le cas ici, tous concordants malgré les différences de milieux et de dates, leur phalange serrée défie vos attentats… « O gens dépourvus d’intelligence et tardifs à croire ! » dit encore le Seigneur aux disciples d’Ernmaüs. Ce nouveau « détail » est-il historique, oui ou non ? Les premiers chrétiens auraient-ils mis dans la bouche de Jésus un reproche immérité à leur adresse ? immérité, puisqu’il les blâme de n’avoir pas cru immédiatement à sa résurrection corporelle, qui, selon vous, n’a pas eu lieu.
Et si cette parole n’est pas authentique non plus, que devons-nous retenir ? que nous laisserez-vous après le triage ? Vous confessez qu’il leur est apparu en personne, que ce n’était pas l’un de ces « esprits » moqueurs ou perfides qui, d’après le spiritisme, ont la manie de se substituer aux défunts qu’on évoque et de les contrefaire pour abuser les mortels ; vous admettez que c’était bien Jésus lui-même. Or, s’il s’est montré vivant aux siens, il faut pourtant qu’il leur ait dit quelque chose. Il n’est pas resté là, devant eux, comme une image passive et muette ; il y a eu échange de paroles, il s’est entretenu avec eux plus ou moins longuement : veuillez donc, de grâce, nous répéter ce qu’il a vraiment dit et nous donner enfin un Evangile digne de créance !
Il y a autre chose encore qu’il nous importerait beaucoup de savoir : qu’est devenu le cadavre du Christ ? — Oh ! cette question n’a pas d’intérêt pour nous, qui sommes spiritualistes ; c’est matérialiser la piété que de s’attacher à un cadavre ! — Vous n’avez donc pas de respect pour la dépouille de vos bien-aimés ? et il vous est indifférent que le corps de notre divin Maître ait été jeté à la voirie ? Tels n’étaient pas les sentiments de ceux qui l’avaient connu : « Ils ont enlevé mon Seigneur et je ne sais où ils l’ont mis, » pleurait Marie-Madeleine. (Jean 20.13) Votre fin de non-recevoir dissimule votre embarras. Dès l’aube de Pâques, le sépulcre est vide. S’il n’y a pas eu résurrection, le corps a été enlevé. Par qui ? Pas par les chrétiens, assurémentd. Il l’a donc été par leurs ennemis. Qu’en ont-ils fait ? On le devine, hélas ! mais vous répugnez à l’avouer ; il y a comme une pudeur religieuse qui retient vos lèvres, et cette pudeur, qui vous honore, condamne votre théorie.
d – Le supposer serait les accuser de mauvaise foi. Or, je ne puis croire à la « bonne foi » de ceux qui suspectent la leur.
La sensibilité n’a rien à voir en cette affaire, soit ! mais la conscience chrétienne et le sentiment moral protestent contre le soupçon que la dépouille du Christ ait pu subir les derniers outrages et proclament hautement avec la Bible elle-même qu’il était « impossible que le Saint et le Juste sentît la corruption. » (Actes 2.24) Il fallait qu’il se relevât d’entre les morts. Il y avait là une nécessité d’ordre supérieur, plus impérieuse que toutes les lois de la nature, car il y avait là, pour ainsi parler, une divine obligation : Dieu lui devait cela et ne pouvait le lui refuser sans renier sa perfection même. Où est le matérialisme ? Chez ceux qui font à Dieu l’honneur de croire qu’il a été assez puissant et assez équitable — sans parler de son amour — pour accorder au Crucifié une réhabilitation proportionnée aux ignominies qu’il a souffertes ? ou chez ceux qui supposent que les fatalités matérielles ont été plus fortes que Dieu et qu’il n’a pu empêcher le corps meurtri de son Bien-aimé d’être profané, ni sa tombe d’être violée par les méchants ? Le miracle de Pâques, c’était la glorieuse revanche de Gethsémané et du Calvaire, l’éclatante justification du Sauveur et de ses fidèles, mais aussi et avant tout de « notre Père qui est aux cieux. »
Ce que dit le sentiment chrétien est confirmé par les traits les plus indélébiles de la narration évangélique. Relisez la scène où Nicodème, Joseph d’Arimathée et les saintes femmes procèdent avec un soin pieux à la « descente de la croix, » à l’embaumement et à l’ensevelissement de leur Maître « dans un sépulcre neuf, » qu’on eût dit réservé tout exprès pour la circonstance ! La Providence avait déjà disposé hommes et choses, elle avait pourvu à tout, pour que la dépouille de Jésus fût respectée dès l’instant de sa mort et qu’il reçut des funérailles dignes de lui : comment douter que cette sollicitude paternelle se soit exercée jusqu’à la fin et qu’elle ait veillé sur le sépulcre ? Comment admettre que la « pierre » ait été « roulée » autrement que sur le signal de « Celui qui ouvre, et nul ne ferme, qui ferme, et nul n’ouvre ? »
Ajoutons que saint Jean n’a pas eu besoin de revoir Jésus vivant pour croire à sa résurrection, et qu’il est arrivé spontanément à cette certitude, ainsi que l’apôtre Pierre, par l’examen minutieux du tombeau vide. Notez que les « visionnaires » ne font pas de telles expertises.
Il vit les bandes qui étaient à terre (des ravisseurs ne les eussent pas détachées du corps) et le linge qu’on avait mis sur la tête de Jésus, non pas avec les bandes, mais plié dans un lieu à part… et il vit, et il crut. (Jean 20.6-7)
Celle simple constatation prouvait, en effet, que tout s’était passé dans le plus grand ordre et qu’il n’y avait pas eu enlèvement. Ou je me trompe fort, ou ce « linge plié à part » est à lui seul une pièce de conviction suffisante, et il le serait probablement aux yeux de tous s’il s’agissait d’une enquête judiciaire quelconque. La preuve n’est pas d’une évidence mathématique ? Et pourquoi voudrait-on qu’elle le fût ? L’histoire n’en fournit jamais de ce genre, puisqu’elle se fonde sur des témoignages et se meut dans la sphère de la liberté.
Les théologiens qui nient le miracle de Pâques ont sans doute pour cela des raisons qui leur semblent majeures. Ils ne conçoivent pas comment un cadavre peut reprendre vie, ni surtout comment un corps de chair peut être affranchi des lois de l’espace et devenir spirituel. Cette espèce de « transsubstantiation » est à leur avis une impossibilité. Nous répondons qu’une opinion métaphysique ne vaut pas contre l’histoire, qu’ils doivent régler leur théorie sur les faits, et non l’inverse, et que, d’ailleurs, « le mot impossible est à la fois anti-scientifique et anti-chrétien. » Ce qu’est la matière en soi et de quelles transformations elle est susceptible, ils l’ignorent aussi bien que nous ; mais nous savons une chose, c’est que leur négation repose sur des hypothèses purement spéculatives, qui n’ont rien à faire avec la religion ni avec les sciences expérimentales. C’est au nom du dogme philosophique très contestable qu’ils se sont forgé eux-mêmes, qu’ils ont le courage de nier ce que tous les apôtres affirment avoir vu de leurs yeux ce qui s’appelle vu, et d’éliminer de l’Evangile l’événement capital qui en est la clef de voûte.
N’est-il pas singulier de voir des chrétiens donner tort à saint Paul et raison aux Grecs qu’il a combattus ? Singulier de les entendre qualifier d’« inutile excroissance » un article du Symbole qu’il a relevé en ces termes :
Si le Christ n’est pas ressuscité, votre foi est vaine et vous êtes encore dans vos péchés. (1 Corinthiens 15.17)
Qu’ils essaient de conquérir le monde avec leur Evangile « simplifié » et de présenter leur Christ « fantôme » aux âmes qui ont faim et soif de pardon et de vie éternelle ! Le monde pourrait bien leur dire, prenant à sa manière la défense du document sacré : « Un Sauveur qui n’a pas su briser les liens de la mort ?… Je n’y crois pas ! Il aurait eu besoin lui-même d’un Sauveur. Un Rédempteur devenu la proie de la corruption ?… Gardez-le pour vous ! Il n’a jamais racheté personne. »
Pour nous comme pour l’apôtre, « Jésus-Christ a été déclaré Fils de Dieu avec puissance par sa résurrection d’entre les morts. » (Romains 1.4) Et que de nobles esprits, même en dehors des fidèles, ont eu, à leurs moments lucides, l’intuition de la divine grandeur de Jésus ! Rappellerons-nous l’hommage de Rousseau :
« Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu. »
Et lord Byron :
« Si jamais un Dieu fut homme, a dit le grand poète anglais, si jamais homme fut Dieu, oui, Jésus fut l’un et l’autre. »
Et Alfred de Musset :
Que de fois, écrit Mme Ernst, née Lévy, que de fois on a vu Musset, les yeux mouillés de larmes, allant et venant dans sa chambre, un Evangile à la main et s’écriant : « Non ! un homme n’a pu faire ce livre, c’est l’œuvre de Dieu ! »
La céleste origine du Fils de l’homme transparaît ou éclate à toutes les pages de sa carrière. Une telle vie devait aboutir à une telle mort, une telle mort être suivie d’une telle victoire, une telle victoire être le couronnement d’une telle vie. La résurrection de Jésus-Christ est le roc inébranlable sur lequel est fondé le christianisme. On ne peut la nier qu’en partant d’idées préconçues et en faisant violence aux textes les mieux établis. Nul événement de l’histoire ancienne n’est entouré de garanties plus nombreuses et plus certaines. Et si, néanmoins, une prétendue science conteste encore ce grand miracle, émanant « d’un ordre de choses supérieur dont la nature et les lois nous échappent, » nous en conclurons, avec M. Furrer lui-même, qu’elle en parle « comme un aveugle des couleurs. »