On pourrait nous objecter que les données suffisantes nous manquent pour traiter ce sujet en pleine connaissance de cause ; mais l’œuvre interrompue du premier Adam ayant été reprise et achevée par le second, son exemple et son histoire nous fournissent les éléments d’information qui sans cela nous seraient refusés.
Cette période de l’histoire de l’homme s’est étendue depuis le moment de la création de l’homme jusqu’à celui où sa volonté fut mise en présence du premier ordre divin, jusqu’à l’instant de l’épreuve. Nous avons lieu de penser en effet que ce fut jusqu’à l’époque marquée par le chapitre 3 de la Genèse, que dura pour l’homme l’état primitif d’innocence, c’est-à-dire d’ignorance du bien et du mal, d’indifférence à l’égard de la loi, peu distant de l’état immédiat de nature. Jusqu’alors sa volonté n’avait pas encore été mise en demeure de se soumettre à la parole de Dieu, ou de se rebeller contre elle ; l’homme vivait sans péché, mais aussi sans sainteté et sans progrès ; s’il faisait le bien, s’il évitait le mal, c’était par instinct, par nature, par ignorance ; il était ἄνομος.
Cet état pouvait avoir ses avantages et ses charmes, mais, s’il est vrai que la fin de l’homme est ailleurs que dans la jouissance immédiate, cet état d’indifférence morale, normal au début, n’aurait pu se prolonger qu’au prix de la dignité de l’homme et de son avenir. Sous peine de déchéance, l’homme ne devait pas demeurer stationnaire dans cet état de nature ; de l’état primitif d’ignorance et d’innocence, il devait passer à l’état de sainteté, où il accomplirait le bien par délibération et préférence, avec une connaissance claire et de la volonté de Dieu et du contraire de cette volonté.
Cet état ἄνομος s’est trouvé également dans la carrière de Jésus-Christ, durant les premières années de son existence terrestre. Si notre conception de l’incarnation de Christ, telle que nous l’avons exposée dans la Dogmatique, est biblique, nous ne devons pas douter que le développement parfaitement humain de Jésus-Christ n’ait débuté, lui aussi, par l’ignorance, l’inconscience et de lui-même et de la loi et de l’opposition du bien et du mal. Il a commencé comme chacun de nous par l’imperfection, mais chez lui relative et normale.
Bien loin donc que la révélation de la loi à la conscience de l’homme fût déjà le résultat ou le symptôme du désordre, c’était la condition indispensable de ses progrès à venir et de la réalisation finale de sa destinée.
Nous disons que la seconde période de la carrière morale de l’homme a été ouverte par l’épreuve, qui n’est autre que l’apparition ou la révélation immédiate à la conscience individuelle de la norme morale, accompagnée d’une mise en demeure adressée à la volonté de s’y conformer. Dès ce moment, la norme morale, jusqu’ici ignorée, se place au-dessus de l’homme et devant l’homme pour le diriger, l’obliger sans le contraindre et, le cas échéant, le punir ; elle se présente à lui comme un but à atteindre, une fin à réaliser, un idéal à saisir. L’homme est dès maintenant ὑπὸ νόμον. Dès ce moment aussi la notion du devoir et de l’obligation commence à se dégager pour lui du sens immédiat de l’être, et, avec la notion du devoir, toutes celles qui y sont connexes, responsabilité, imputabilité, et, le cas échéant, culpabilité. La distance mentionnée tout à l’heure entre l’état originel de l’homme et sa destination s’annonce pour la première fois. La vocation au progrès, et par là même l’obligation du progrès, est proclamée. Rester stationnaire dans l’état primitif d’innocence, normal jusqu’à cette heure, serait déchoir et se priver à la fois de ce qu’on voulait conserver et de ce qu’on devait acquérir.
Mais cette phase nouvelle que nous désignons par le mot épreuve doit être soigneusement distinguée de la chute. L’épreuve est le point d’interrogation placé après l’état d’innocence ; la chute n’est qu’une des deux alternatives issues de l’épreuve. Cette dernière est, dans l’intention divine, le passage, critique sans doute, mais indispensable, de l’état de nature à l’état moral ; et la chance funeste qui y est renfermée, est la condition qui seule rend possible l’avènement de la chance heureuse. Le but de l’épreuve n’est ni le statu quo, ni la chute, mais le progrès. Le but de la tentation est la chute. Dieu éprouve, le diable tente et la tentation peut être le mode de l’épreuve permis de Dieu.
La preuve évidente qu’il n’est pas dans l’intention du législateur de susciter un conflit gratuit et irréductible entre la loi et la nature, non pas même dans l’état de péché, se tire précisément du caractère progressif et pédagogique dont il revêt son action. Nous la trouvons dans les accommodations déjà signalées dont la loi entoure ses exigences, évitant de manifester prématurément la totalité de ses droits à la nature humaine qui en serait écrasée, et proportionnant chaque obligation actuelle au degré des forces existantes.
Le récit de la Genèse nous offre la première illustration de ce procédé pédagogique de la loi morale. C’est avec une sagesse divine et une connaissance sûre de la nature humaine que le législateur commence par lui dire : « Tu mangeras » et « Tu ne mangeras pas. » Le seul point de contact qui pût exister alors entre la personne humaine et l’ordre moral, et sur lequel une épreuve vraiment décisive pût porter, était le besoin de la nature corporelle de l’homme et, dans cette nature l’instinct ou le sens du goût. Tout autre commandement ou toute autre défense eût dépassé son horizon d’alors. C’était là le point de départ obligé d’une éducation morale, féconde et progressive. L’arbre de la connaissance du bien et du mal était donc, et devait être, par le fait du commandement qui l’avait désigné à l’attention de l’homme, un instrument de progrès moral pour la créature morale, mais par voie d’abstention, tandis que tous les autres arbres devaient le devenir par voie de jouissance ; et c’est ainsi que les deux pôles de la vie morale, l’action et la renonciation, étaient dès le début présentés à l’homme innocent, avec les conséquences qui allaient suivre de l’usage bien ou mal réglé de sa liberté.
Devant l’arbre de la science, Dieu avait, oserons-nous dire, posé à l’homme la question de confiance. Dans cette première question, si mesquine et si infime en apparence, de savoir si l’homme mangerait ou ne mangerait pas d’un fruit, était renfermée la destinée morale de la vie humaine. Une fois cette première épreuve surmontée, nul doute qu’elle n’eût été suivie de nouvelles épreuves toujours plus critiques, plus décisives, s’élevant successivement de l’ordre matériel à l’ordre spirituel, jusqu’à ce que l’homme tout entier se fût trouvé en présence de la loi tout entière, du grand devoir, du commandement suprême de la consécration parfaite de l’esprit, de l’âme et du corps à la gloire de Dieu.
Non seulement l’issue de l’épreuve n’était pas fatale, mais toute victoire remportée à sa suite dans l’état soumis à la loi, augmente et fortifie la capacité de l’homme pour le bien, tout en diminuant d’autant les chances funestes qui lui restent à courir. Dans la voie de la fidélité, il n’y a pas de conflit inévitable entre sa nature et son obligation. La loi s’offre constamment à lui comme une obligation compatible avec ses forces, et ses forces grandiront à leur tour avec l’exercice qu’il en fera. L’obéissance, en devenant plus éclairée, deviendra toujours plus facile, plus libre et plus joyeuse. L’homme avait obéi au début sans comprendre, par fidélité aveugle, à l’ordre supérieur ; il lui sera donné de le faire en pleine connaissance de cause, et la volonté supérieure finira par se confondre avec la sienne propre ; l’obligation supérieure sera devenue la formule de sa propre pensée, de son désir et de sa volonté.
La carrière terrestre de Jésus-Christ nous paraît représenter normalement le degré désigné par l’expression : l’état sous la loi (Galates 4.4, où elle est, d’ailleurs, caractérisée par les deux mots ὑπὸ νόμον). L’évangéliste déjà ajoute au témoignage précoce de sa conscience filiale le trait de sa soumission à ses parents, premiers dépositaires auprès de lui de l’autorité de la loi morale (Luc 2.51) ; et c’est sa mort seulement qui a marqué pour lui le terme de cet état intermédiaire. Dire qu’il se sanctifiait de plus en plus (Jean 17.19), signifiait qu’il s’appropriait de jour en jour plus parfaitement l’idéal moral qu’il apercevait devant lui et qu’il n’a jamais perdu de vue un seul instant. C’est jusqu’à la fin de sa carrière terrestre qu’il a dû apprendre l’obéissance par les choses qu’il a souffertes (Hébreux 5.8-9) ; c’est jusqu’en Gethsémané qu’il lui est arrivé de distinguer entre sa volonté et la volonté de son Père, toutefois pour réunir aussitôt de nouveau la première à la seconde (Matthieu 26.39) ; ce n’est qu’alors aussi, après cette crise suprême, que l’auteur sacré le déclare arrivé à la perfection (τελειωθείς, Hébreux 5.9) ; qu’il est pleinement ἔννομος, en ce que toute la volonté de Dieu, connue, comprise et réalisée en lui, est devenue sienne.
Le passage d’un état à l’autre ne devait donc pas se faire par une crise subite et instantanée. Le progrès moral de l’homme sous la loi devait être à la fois lent et continu. C’était sur la voie de la fidélité que l’homme déjà partiellement ἔννομος et encore ὑπνόμος devait acquérir la faculté de discerner l’obligation morale qui lui incombe, et la capacité morale de la remplir.
C’est donc du premier commandement donné à l’homme innocent jusqu’au moment de l’identification absolue de l’homme avec la loi, que dure l’état ὑπὸ νόμον, c’est la période tout entière durant laquelle la loi se révèle à l’homme et agit sur lui sous forme d’obligations successives, progressives et multiples ; où l’homme accomplit encore le bien en partie par devoir et par obéissance, et en partie seulement par nature et par nécessité.
L’homme, se dégageant de plus en plus de ce rapport de dépendance à l’égard d’une autorité supérieure à lui et planant au-dessus de lui, pour le remplacer par un rapport de parfaite association et de parfaite communion, devient sa propre loi à lui-même, ne voulant plus ce que Dieu veut seulement parce que Dieu le veut, mais parce qu’il le veut avec Dieu, comme Dieu, autant que Dieu, en Dieu.
C’est ainsi qu’en passant à travers les arbres du jardin, s’abstenant de ces fruits, goûtant de ceux-là, exerçant la domination sur les animaux, mis en garde contre l’adversaire mystérieux et de Dieu et de lui, travaillant et jouissant, contemplant Dieu dans ses œuvres, dans sa loi, dans les manifestations de sa volonté, dans ses visites intermittentes, mais toujours plus fréquentes et plus intimes, l’homme s’approchait de son but, qui n’était point un idéal irréalisable et abstrait, mais un terme positif et concret, l’accomplissement parfait de la volonté de Dieu, la réalisation finale de sa tâche en même temps que de sa destinée. Alors, devenu comme Jésus-Christ pleinement ἔννομος dans la jouissance comme dans la souffrance, son développement personnel une fois achevé, l’homme eût pu porter son activité tout entière sur d’autres êtres à servir, à seconder, à aimer, peut-être à sauver.